dimanche 12 février 2012

Paysages revus dans Bordeaux #6

rue Vital-Carles, 3
 
Il est sept heures et demie du soir. Je viens de boire un verre place Gambetta, sur une terrasse venteuse. J'ai regardé les gens, leur façon de marcher avec le froid qui tombait. Je me suis demandé comment certains faisaient pour téléphoner en marchant, comment ils entendaient ce qu'on leur disait dans le martèlement des pas, la rumeur automobile et l'absence d'intimité. Maintenant j'attends le tram en face de chez Mollat. La librairie ferme. Les employés baissent des rideaux métalliques, donnent des tours de clé. Une image grand format de Bourdieu me contemple. Elle sourit. Elle est bienveillante. Alors j'ai le sentiment d'être aussi quelqu'un de bienveillant. Un dialogue pourrait se nouer entre l'image et moi mais le tram arrive. J'observe sa montée lente. Je ne vois pas la cathédrale derrière lui. Le froid peut-être, contribue à cette dissociation du paysage.

Je trouve une place près de deux jeunes filles qui parlent de restauration rapide et je ferme les yeux. Mon corps glisse comme le tram sur le cours de l'Intendance mais mon esprit reste rue Vital-Carles. Des gens ont crié ou ri très fort. Je ne sais plus trop. Je m'en suis rapidement détourné car un couple a retenu mon attention. La femme, une Asiatique, allait sur le trottoir comme à la parade militaire, le corps cambré. L'homme, qui la tenait par la taille, ne semblait pas s'en apercevoir. L'habitude, déjà, qui sait. Ou une opération que cette femme aurait subie, à cause de faiblesses chroniques dans la colonne vertébrale. Je reporte mon attention sur la conversation des jeunes filles. Le mot "rotation" revient souvent. Je mets du temps à comprendre qu'il concerne les denrées périssables dans les supermarchés. Exemple à l'appui, l'une des jeunes filles se souvient d'un pâté dont la date était encore bonne mais qu'il était tout moisi. C'est pour ça que la rotation est très importante, l'objet d'une vigilance de chaque instant. Je suis soulagé quand la conversation s'arrête. Je me demande jusqu'à quel point je peux être bienveillant.
 
(off)
 
" T'as déjà couché avec les rats ? " " T'as déjà couché avec les rats ? " " Moi j'ai couché avec les rats. " La voix est à peine plus forte que les autres mais je l'entends comme si elle criait. Certains voyageurs se retournent pour mettre un visage dessus. Un visage d'homme puisque c'est la voix d'un homme, à la peau huileuse comme son timbre est huileux. Je regarde le défilé des hangars par la vitre. J'entrevois dans une échancrure un morceau de Garonne, quelques passants devant, quelques arbres penchés sur l'autre rive. Je me concentre sur ces sous-ensembles du paysage avec le désir d'oublier la voix de l'homme aux rats. J'invente un nom aux arbres, un détail aux silhouettes. J'imagine le glissement d'un bateau. Les sous-ensembles du paysage sont évidemment poreux. Ils finissent par le déborder et je ne vois plus que des taches grises, des taches vertes, des taches marron sans lisière sûre. Bordeaux n'est plus une ville mais un tableau constitué de taches qui bougent. Si le tram roulait à cent à l'heure, elles s'étireraient en un ruban de plus en plus étroit, de couleur uniforme sans savoir laquelle prendrait le pas sur les autres, et, la vitesse grandissant encore, seul un trait serait visible.

Je pense au livre de Nuno Jùdice retrouvé par hasard dans ma bibliothèque. " La mélancolie enseigne que le trait définit tout, depuis l'émotion du visage jusqu'à la montagne au soleil couchant ", écrit-il. Dans quel état d'âme me trouverais-je si le trait lui-même venait à disparaître, abolissant d'un coup visage et paysage ? La sonnerie rageuse du tram, un individu vient de traverser dangereusement la voie, interrompt ma dérive. Je ne me souviens pas d'être passé sur l'écluse des bassins à flot. Mes yeux lourds de fatigue tiennent mal dans leur orbite. Je prépare mes jambes à descendre à l'arrêt suivant. New York. Le pont d'Aquitaine en ligne de mire. Et sa rumeur devinée. Les bruits aussi sont des traits.

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