mercredi 14 mars 2012

Paysages revus dans Bordeaux #8

Un mur sale après la boucle des écluses. Le tram avance au pas. Je lis ces mots tracés au pinceau avec un fond de peinture noire : FUTURE IS A JOKE. Je pense à ce qui reste de l'usine derrière le mur. Métal rouillé. Parpaings lépreux. Gangrène des ronciers drogués aux hydrocarbures. Terrain d'aventures, peut-être, pour adolescents téméraires. Je regarde autour de moi les voyageurs. Que se disent-ils en lisant ces quatre mots ? Que vont s'imaginer les plus âgés d'entre eux, dont la vie désormais loge dans un petit paquet de souvenirs ? Le crépitement d'un coq à l'intérieur d'un téléphone portable, suivi de quelques onomatopées bougonnes, me fait sourire. Le présent aussi est une plaisanterie, là, dans ce mauvais bruit de basse-cour. Un comique de situation plutôt qu'un comique d'état. Pourquoi le futur serait-il en soi une plaisanterie ? Ou alors, pourquoi le serait-il plus que n'importe quelle autre chose ?

Le tram passe maintenant devant le chantier du pont Lucien-Faure. Les travaux avancent de plus en plus vite. Des engins mécaniques partout, des bobines de câbles aussi, des buses de petit diamètre et de grand diamètre, des barrières en tous genres incapables de circonscrire un espace qui empiète sur celui de Cap-Sciences. La façade du Nautilus en deviendrait presque touchante dans sa fragilité. Comment résistera-t-elle à l'avalanche du béton et de l'acier, aux trépanations du sous-sol ? D'autant que l'autre chantier, moins difficile à réaliser, progresse encore plus rapidement. L'immeuble qui abritera le siège social d'une entreprise d'envergure internationale est déjà vitré. De l'agencement intérieur, personne ne verra rien. Personne ne saura rien du passage des gaines électriques, des conduits entre les cloisons, des fibres optiques pour les télécommunications. Comme s'il y avait un secret à sauvegarder.

C'est alors qu'apparaît dans mon champ de vision la flèche de l'église Saint-Michel. Je la regarde en pensant aux mots qui disent que le futur est une plaisanterie. Je souris de nouveau. J'imagine la charpente de l'édifice. Un jour, avec mille précautions, il faudra en remettre à nu le bois, y injecter un répulsif contre termites et capricornes. Stupéfait, un ouvrier lira sur un linteau, en latin : le futur est une plaisanterie. Je ne souris plus. J'ai tout soudain mille ans.
 
rue rodrigues-Pereire, 3
Le paysage est une volonté. Il faut, dans cette rue quelconque, passer et repasser un regard aiguisé. Dresser, pourquoi pas, des inventaires. Morceaux d'objets en bois ou en métal découverts sur la chaussée. Variétés d'ivraies au pied des murs. Petits papiers perdus qui disent à bas bruit la vie des habitants : listes de courses griffonnées sur des post-it, prospectus d'artisans et de prestataires de services à la personne, tickets de caisse. Evidemment, comme toujours, l'imagination emboîte le pas à la volonté. L'un de ces petits papiers pourrait être une carte de visite tombée d'un livre. Un roman à l'eau de rose aussitôt naît. Rencontrer la titulaire de la carte, jolie et intelligente, la séduire, lui faire accepter un rendez-vous autour d'un café, en après-midi pour commencer et... obéir au rappel à la réalité d'un automobiliste qui klaxonne : rêvasser au milieu de la rue comporte bien des dangers.

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