dimanche 11 novembre 2012

La tentation des combles #2

Je serais bien incapable de dire en quelle année j'ai rencontré Catherine tant j'ai l'impression de l'avoir toujours connue. Avais-je déjà, à cette époque, commencé à espionner mes voisins avec des jumelles ? Je n'en sais rien non plus. Je garde en revanche un souvenir précis de l'endroit et des circonstances. J'avais décidé d'aller à M***, une station balnéaire où le tapage demeurait presque supportable, pour me promener au bord de la mer. Je n'étais pas spécialement attiré par les houles océanes, je détestais les baigneurs transformés en sardines à l'huile, les joueurs de frisbee et leurs bonds ridicules, mais j'aimais voir bouger la ligne d'horizon. Ses rapprochements, ses éloignements au hasard de la marche me procuraient une inexplicable sensation de paix intérieure.
Pendant longtemps j'ai roulé derrière une bétaillère qui transportait des cochons. Véhicule poussif. Route sinueuse et bande médiane effacée. Bas côtés trop sablonneux. Il m'était impossible de doubler sans risque. Les animaux semblaient dormir debout. Leurs têtes avaient les tressautements réguliers des jouets mécaniques. La bétaillère exhalait un énorme nuage de fumée et mon pare-brise se recouvrait de particules charbonneuses. Les essuie-glaces de la voiture, même avec le soutien d'un liquide savonneux qui fleurait bon la fraise des bois, peinaient à les balayer. J'aurais dû m'arrêter car mon champ visuel rétrécissait dangereusement. Mais quelque chose en moi souhaitait rester en contact avec ces cochons qui dodelinaient. Comme si la condition humaine et la condition porcine entretenaient depuis des temps immémoriaux une liaison secrète. Je me suis rapproché autant que j'ai pu de la bétaillère. J'ai essayé de fixer les yeux rouges d'un verrat qui venait de se réveiller. J'ai voulu surprendre le regard du chauffeur dans le rétroviseur, deviner en lui un rapport intime avec ses animaux. Quand j'ai abandonné cette question que le docteur Klamm aurait expédiée d'un trait sur un avion en papier, la bétaillère avait disparu .
J'ai continué à rouler en fumant des cigarettes et en écoutant la radio. De vieilles chansons françaises diffusaient leur nostalgie de bastringue. Elles m'étourdissaient. Une sournoise fatigue montait en moi, s'agrippait à mon cou. Je me suis arrêté à une station service pour boire un café et manger un sandwich. Mais il n'y avait ni café ni sandwichs. Seulement de la bière tiède dont la mousse sentait mauvais. J'ai vidé deux canettes et j'ai repris la route encore plus étourdi. Le soleil commençait à cogner dur sur le paysage. Des villages, des silos à grains, des coupes de pins dans des sentiers forestiers ont défilé sans que je m'en aperçoive vraiment. Puis je suis arrivé à M***. J'ai garé la voiture sur le front de mer et j'ai couru vers les flots. Les touristes me regardaient un peu comme un extraterrestre car mes habits n'allaient pas avec la situation. Je portais des souliers jaunes et des chaussettes noires en tire-bouchon sur mes chevilles. Ma chemise était boutonnée de travers et ses pans froissés grimaçaient sur mon pantalon trop large. Qu'importe ! La brise marine secouait ma torpeur. L'horizon dansait au loin et j'aimais ça. J'ai marché jusqu'aux rochers les plus proches, croisé quelques rondouillards à la peau rouge, des joueurs de volley et des joueurs de badminton tout aussi ridicules que les adeptes du frisbee, une chienne qui tirait sa langue toute bleue en rotant et je me suis assis sur la plus haute pierre. J'étais maintenant complètement réveillé. Mon cerveau avait retrouvé toute sa plasticité et j'ai repensé à la bétaillère. Les cochons partaient sans doute à l'abattoir. Ils n'avaient aucune conscience de leur fin prochaine. Et nous, me suis-je demandé ? Où se trouve l'abattoir vers lequel nous nous dirigeons ? Combien d'entre nous ont vraiment conscience de leur fin prochaine, une conscience aiguë qui transfigure leurs perceptions, leurs émotions, leurs actes ? J'ai observé des gens qui mangeaient des oeufs trempés de mayonnaise, assis en rond autour d'une serviette. Ils n'étaient pas laids. Ils se tenaient sans s'avachir et leurs gestes étaient presque délicats quand ils portaient les victuailles à la bouche. Il gardaient le contrôle de la mayonnaise qui gouttait parfois. Ils ne parlaient pas fort et leurs plaisanteries, même un peu lestes, restaient dans la limite de la décence. J'ai cependant pensé qu'ils étaient des porcs. Je les ai imaginés en train de faire l'amour, se grimpant dessus, se suçant dessous, dans une cacophonie de gloussements caoutchouteux. J'ai eu bien du mal à me retenir de rire. Il m'apparaissait que j'étais aussi animal qu'eux et c'est dans cet état inconfortable de la comparaison que j'ai rencontré Catherine.
Je montais les marches d'un escalier où elle était assise. Elle a regardé mes souliers jaunes et moi j'ai regardé sa robe à fleurs. Elle m'a demandé du feu. Elle souriait. Je lui ai tendu mon briquet qu'elle a aussitôt rangé dans son sac à main. Puis elle m'a dévisagé, l'air sérieux tout à coup. Je lui ai rendu son regard scrutateur et nous sommes allés nous installer à la terrasse d'un bar. Nous avons bu un pichet de vin rosé où nageait un glaçon bleu en forme de dauphin . Nous avons regardé les sardines à l'huile qui doraient sur le sable. Ecouté un peu le vent.
- Vous savez pourquoi je vous ai volé votre briquet ?
J'ai haussé les épaules. Cette question ne m'intéressait pas vraiment.
- C'est un détail qui a son importance, a-t-elle insisté. Je ne suis pas une voleuse de briquets, d'habitude.
- Je ne sais pas, ai-je bafouillé. Vous vouliez vous faire remarquer ?
Catherine a semblé déçue par mon hypothèse. Son sourire n'était plus tout à fait en équilibre sur ses lèvres. Elle a bu un autre verre de vin et moi aussi. Je m'apprêtais à essayer de me justifier quand l'alarme d'une voiture a sonné à quelques mètres de nous. Le propriétaire ne savait pas comment se débrouiller avec ses clés. Sa femme s'énervait. Ses gosses chahutaient. Une scène ordinaire dans la vie d'une famille. La tension montait en même temps que le bruit. Si un quidam compatissant n'était pas intervenu pour régler le problème, le propriétaire de la voiture aurait fini par gifler ses gosses.
- Me faire remarquer ? Mais vous m'aviez déjà remarquée.
- Vous êtes bien catégorique.
- Je suis habituée à ce qu'on me remarque. Je sais que je plais mais j'aime aussi déplaire. Je vous ai volé votre briquet pour vous déplaire alors que vous me plaisez.
Je n'ai pas répondu à ces propos énigmatiques. Je me suis dit que Catherine s'amusait à faire l'originale et j'ai parlé d'autre chose. J'ai forcé le trait de la banalité comme elle avait forcé le trait de l'originalité. J'ai dit que j'habitais une grande maison avec jardin et que je travaillais dans une usine qui fabriquait des boîtes en bois. J'ai dit aussi que je changeais assez souvent d'emploi car je m'ennuyais. Puis, pour faire le malin, j'ai ajouté que je cherchais à coucher avec une femme une fois par semaine.
Et le visage de Catherine a pris une drôle d'expression que j'ai toujours en mémoire. Son sourire s'est mis à sauter sur ses lèvres comme une image saute sur un écran mal réglé. J'ai regretté ma plaisanterie. J'ai presque eu peur. Catherine l'a vu et m'a offert une cigarette.
- Moi, je ne travaille pas, a-t-elle dit. J'ai fait deux ans de médecine et j'ai laissé tomber. Et quand je ne laisse pas tomber, ce sont les autres qui me laissent tomber. Jusqu'à la semaine dernière, j'étais en couple avec un prof de gym qui écrit de la poésie. Tu t'y connais, en poésie ?
Après tous ces verres de vin que nous avions bus, il était normal de passer du vous au tu mais cependant je me suis senti tout bête.
- Ooof ! ai-je dit. Victor Hugo. Je me souviens d'un poème où il parle d'un jeune homme endormi sous la lune.
Et un long silence nous a enveloppés. Il y avait le bruit des vagues qui se cassaient sur le sable, la rumeur de la baignade, les voix pressées des serveuses du bar mais notre silence résistait à tout. Nous étions bien. Je ne pensais à rien de précis. Catherine non plus. Je le devinais sans même la regarder. Quand le soleil a disparu derrière des nuages, nous sommes partis. Catherine a voulu entrer dans un magasin de bijoux fantaisie et je l'ai suivie. Et elle aussi m'a suivi, jusqu'à ma voiture. Elle avait l'air naturel.
- J'habite pas loin de chez vous, a-t-elle dit, près de la piscine municipale. Merci de me ramener.
J'ai allumé le moteur et la radio. Nous avons roulé en écoutant une émission qui parlait de la crise. Il y avait un sociologue et un historien qui employaient des mots savants. C'était une drôle de crise comme il y avait eu autrefois une drôle de guerre. Tout le monde pressentait que ça allait péter mais impossible de prévoir ni quand ni comment. Des auditeurs posaient des questions par téléphone et ils nous faisaient rire. Ils voulaient faire croire qu'eux aussi ils y connaissaient quelque chose, employaient eux aussi des mots de spécialistes. Visiblement, ça ne collait pas. Le journaliste qui menait les débats était embarrassé.
- C'est rien que des cons, a dit Catherine, passe-moi une clope.
Et j'ai revu la bétaillère devant nous. Aucun signe distinctif ne me permettait de dire que c'était la même qu'à l'aller mais je tenais à cette idée, que ce soit la même. Il n'y avait plus de cochons dedans. On les avait probablement entassés dans un enclos en attendant l'abattage. Des baraqués sanglés dans des sarraus impeccablement blancs viendraient bientôt les chercher et les estourbiraient à coups de gourdin avant de leur crever la panse. Il y aurait du rouge partout sur le blanc. Il y aurait l'odeur du sang et le hurlement des bêtes. Je n'ai pas confié cette vision de cauchemar à Catherine. J'ai senti que ce serait très maladroit de ma part. Non pas parce que les femmes s'effraient facilement mais parce que c'était elle, Catherine, et que je devinais en elle, déjà, une fragilité très particulière. Je lui ai en revanche parlé de mes élucubrations sur la condition porcine et la condition humaine. Elle m'a demandé encore une cigarette, puis une autre, s'est mise à pomper nerveusement sur le filtre.
- J'ai connu un vrai porc, a-t-elle dit au bout d'un moment. Il a fini par se pendre.
Puis elle a cherché de la musique sur la radio. Elle a monté le volume, fermé les yeux. J'ai compris qu'il ne fallait pas poser de questions. Je l'ai regardée, un peu inquiet. Son sourire avait pâli sur ses lèvres serrées. Les fleurs de sa robe ne chatoyaient plus. J'ai conduit sans un mot jusqu'à la piscine municipale et Catherine m'a dit de m'arrêter. On s'est embrassés sur les joues comme de vieux copains. On n'a pas échangé nos numéros de téléphone.
Une semaine plus tard, Catherine m'attendait à la sortie de l'usine où je fabriquais ces boîtes en bois qui m'ennuyaient tant.

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