jeudi 15 novembre 2012

La tentation des combles #4

Pendant plusieurs années, j'ai rempli mon objectif de faire l'amour avec une femme une fois par semaine. Je ne remercierai jamais assez Catherine de me l'avoir permis. Tout a commencé le fameux soir où, à ma grande stupéfaction, elle m'attendait à la sortie de l'usine. J'étais littéralement pétrifié. Mes collègues de travail me bousculaient mais j'étais incapable de m'ôter de leur passage. Les plus égrillards, ayant aperçu Catherine, sifflaient entre leurs dents et montraient le bout de leur langue. Je n'ai rien entendu. Je n'ai rien vu. Si Catherine ne m'avait pas pris la main et entraîné loin de la meute, je serais qui sait resté planté là comme un piquet à deux branches, une pour ma casquette et l'autre pour la poche en plastique où je mettais mon repas de midi.
- Mais comment t'as fait ? Comment t'as fait ?
Catherine était tour à tour hilare et mystérieuse. Elle a allumé deux cigarettes avec le briquet qu'elle m'avait volé sur la plage et on a fumé en attendant un bus pour le centre-ville.
- Vraiment, je comprends pas, ai-je insisté. Tu sais même pas comment je m'appelle !
- Si j'avais su ton nom je serais venue directement chez toi. J'aurais pas perdu tout ce temps à chercher les usines de la région qui fabriquent des boîtes en bois.
Si l'arrivée du bus n'avait pas créé une diversion je crois bien que j'aurais eu la larme à l'oeil. La persévérance de Catherine à me retrouver alors que nous ignorions tout l'un de l'autre m'émouvait. Jamais quelqu'un, et surtout pas une femme, ne s'était à ce point intéressé à moi. Et cependant j'étais aussi un peu inquiet. Je m'en étais voulu d'avoir oublié de donner mes coordonnées à Catherine lorsque je l'avais reconduite chez elle mais je sentais qu'un avenir incertain s'ouvrait sur mon chemin et je n'aimais pas ça.
- T'en fais pas, a dit Catherine quand nous nous sommes assis dans le bus, je suis pas collante.
J'ai rioté bêtement pour me donner une contenance et me suis abîmé dans la contemplation de la zone industrielle. Catherine a fait pareil. Observer le défilé des entrepôts, des garages, des hangars, des petits îlots pavillonnaires avec leurs acacias rachitiques et leurs nains de jardin dépolis constituait un refuge confortable. Le soir commençait à tomber. Quelques lampadaires s'allumaient. Les enseignes tapageuses des marques internationales prenaient déjà leurs couleurs de nuit.
- Ma mère avait un pavillon comme ça, ai-je dit en montrant un cube chétif entouré d'herbe sèche.
Un éclat d'ardoise a fulguré dans les yeux de Catherine. Son cou s'est tendu.
- J'aime pas ma mère. Un jour ou l'autre, toutes les mères sont de mauvaises femmes.
J'ai reculé prudemment sur le terrain glissant des mères. Je n'ai rien dit jusqu'à l'arrivée du bus au centre-ville et Catherine non plus. Le silence me pesait. J'ai essayé d'arrimer mon esprit au ronronnement du moteur pour qu'il cesse de penser aux mots que nous ne parvenions pas à prononcer mais c'est le contraire qui se produisait. Je voyais, j'entendais des mères partout et je les imaginais toutes méchantes. J'avais mal au ventre. Aujourd'hui, bien sûr, je saurais me défaire de ces visions d'horreur. Le docteur Klamm est de bon conseil malgré ses excentricités. Mais à l'époque, plus fragile que l'agneau naissant, nu devant l'adversité comme un homard sans carapace, le moindre danger me faisait détaler. Si Catherine ne m'avait pas embrassé sur les cheveux quand nous sommes descendus du bus, je crois bien, oui, que je me serais enfui. Ma vie en eût été changée. J'aurais peut-être trouvé un emploi stable, épousé une femme stable de laquelle seraient nés des enfants stables et, jamais au grand jamais, je n'aurais cédé au vice de traquer à la jumelle les ébats illicites de mes voisins. Ou alors, célibataire endurci mais fréquentable, ma petite vie aurait trottiné de la maison au travail et du travail à la maison, sans s'apercevoir de rien, jamais, y compris de l'amour qu'on fait tout seul le soir en regardant des images salaces.
Un baiser, un seul, fût-ce dans les cheveux, peut donc métamorphoser l'existence et c'est Catherine qui me l'a donné. Nous avons mangé dans une pizzeria, sous une lampe dont la lumière se voulait intime. Nous avons bu du lambrusco et de l'asti, écouté les roucoulades d'un faux vénitien et nous nous sommes retrouvés chez moi à faire l'amour dans le couloir. Bestialement. J'ignorais que cet acte paré de toutes les joliesses romantiques puisse atteindre pareille animalité. J'en fus sonné comme un boxeur après le gong final. Catherine, au contraire, semblait redoubler de vitalité. Il lui fallait, tout de suite, un deuxième repas. Je fis sauter des oeufs dans une poêle, préparai une pleine casserole de riz et, à défaut de vin, débouchai une bouteille de rhum de cuisine. Puis nous avons parlé toute la nuit. Alanguis sur le canapé du salon.
J'ai un souvenir assez flou de ce que nous avons dit. Catherine ne m'a rien confié d'essentiel. Les mères ne sont pas intervenues dans notre conversation et c'était aussi bien comme ça. De quoi avons-nous donc pu parler ? Qu'avais-je à raconter à l'époque sans entrer dans un territoire trop intime ? Le travail vraisemblablement. Quand on change d'emploi tous les six mois, c'est un filon inépuisable. Avant de fabriquer des boîtes en bois, j'ai été un représentant de commerce très polyvalent. J'ai vendu des accessoires de salle de bain, des trayeuses automatiques, des chapeaux en paille et des chapeaux en feutre, de la porcelaine de Limoges cuite à Taïwan, des farces et des attrapes, et même des chiens. Mais, quelque soit le domaine, je manquais tragiquement de conviction. Mon bagout tombait toujours à côté de la plaque. J'ai donc renoncé au commerce et jeté mon dévolu sur l'industrie. Je n'étais pas alors l'expert que je suis devenu en mécanique auto et réparations en tous genres dans la maison. Je n'avais aucun diplôme professionnel. Cependant, mes doigts n'étaient pas manchots. Plusieurs patrons m'ont sincèrement regretté quand ils ont été obligés de se séparer de moi. L'un d'eux, pour qui j'effectuais des travaux d'électricité, a même pleuré. Mais j'étais décidément trop inconstant. J'étais, me disait-il en se mouchant pour essayer de me cacher son émotion, l'inconstance personnifiée.
Catherine a sursauté quand j'ai employé cette expression. Même les fleurs de sa robe ont eu une espèce de frémissement.
- J'ai souvent entendu ces mots. Mon prof de gym n'arrêtait pas de me reprocher d'être inconstante. Comme il a des prétentions littéraires, il voyait des passerelles entre l'inconstance et l'inconsistance. Rien que des paroles fumeuses qui me faisaient rigoler. Je regrette vraiment pas qu'il m'ait larguée.
Puis Catherine a parlé de ses études de médecine ratées. Elle s'est accrochée à ses cours la première année, a brillamment réussi ses qcm, mais a complètement dévissé dès le début de la deuxième. Elle n'a pas fourni d'explication à cet échec. Elle s'est dérobée à mes questions. Je lui ai demandé à quoi elle occupait ses journées mais ses propos ont viré à la confusion. Comme s'il y avait quelque chose qu'elle ne pouvait pas dire.
- Tiens ! Je parie que tu appartiens à une organisation secrète, ça t'irait bien, tu sais.
Catherine s'est prise au jeu comme une gamine. Je la sentais soulagée d'échapper à ma curiosité.
- Tu as tout compris. Je suis la copine d'un espion américain et mon sac à main est bourré de gadgets électroniques. Les vilains Russes me poursuivent pour me faire la peau et je suis venue me réfugier chez toi. Bien sûr, ils ont déjà repéré où tu habites et ils vont sonner avant d'entrer. Ils s'essuieront même les pieds sur le paillasson.
Nous avons ri. Et nous avons dormi. Quand je me suis réveillé, Catherine avait disparu. J'ai pris une douche pour chasser les effluves du rhum de cuisine et bu un demi-litre de café qui m'a fait vomir. Impossible dans ces conditions de mettre de l'ordre dans mes pensées. Si au moins Catherine avait laissé un mot ! Même laconique ! J'aurais pu esquisser des conjectures, me raconter des histoires sur notre relation future. Inventer pourquoi pas un roman à l'eau de rose. Mais peut-on vivre un roman à l'eau de rose avec une voleuse de briquets qui n'aime pas sa mère et parle si froidement d'un porc qui s'est pendu ?
La sonnerie du téléphone a mis un temps infini à franchir ma conscience. Une voix a hurlé.
- Qu'est-ce que vous foutez ? Vous avez trois heures de retard. Si vous rappliquez pas tout de suite, vous êtes viré.
Je n'ai pas reconnu immédiatement la voix de mon patron. Des excuses auraient pu le calmer mais je n'y ai pas pensé. Sa colère est montée d'un cran, puis deux, puis trois. J'ai posé le combiné à côté de son socle, j'ai mis mes mains sous mon menton et j'ai écouté les hurlements comme si j'assistais à un spectacle qui ne me concernait pas.
Le lendemain, rasé de près, habillé de propre, je m'asseyais en face de la conseillère qui suivait mon dossier à Pôle emploi. Elle a aussitôt grincé des dents, claqué du plat de la langue. J'ai cru qu'elle allait se transformer en tondeuse à gazon. J'y perdrais mes cheveux, mes poils y compris les plus intimes, et la conseillère, dans un élan forcené, tondrait tout ce qui passe à sa portée.

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