dimanche 9 décembre 2012

La tentation des combles #13

Emménager dans mon réduit a été difficile mais je ne regrette pas d'avoir refusé l'aide du docteur Klamm. Le vieux matelas à une place que je voulais y monter était culotté de transpiration. La table de nuit qui moisissait dans mon garage a mal supporté le choc de la ponceuse et la ponceuse a mal supporté le choc de la table de nuit. Aussi, après une infinité d'atermoiements, ai-je décidé de m'équiper à neuf, en grande surface. J'ai fait découper un rectangle de mousse pour la literie, acheté un meuble bas qui va bien à mon chevet et une étagère multi rangements presque jolie. Dans la foulée, emporté par un étonnant désir de consommation, je me suis laissé séduire par un réchaud électrique à trois feux, une poubelle à pédale et un réveil qui projette l'heure sur les murs la nuit. Je suis donc entièrement autonome dans mon réduit. Je m'y sens bien. Mes pensées ne galopent pas partout comme des chevaux fous. Ma mémoire reste calme dans mon esprit. Quand je reviens de chez Catherine, je m'allonge, les mains sous la tête en guise d'oreiller, et j'écoute le temps passer. Puis je dors pendant une dizaine de minutes. J'ai vraiment besoin de ce sommeil quand je rentre de chez Catherine. Ensuite, je suis en forme pour avaler des kilomètres sur mon vélo d'appartement. J'ai fixé l'oiseau du docteur Klamm sur le guidon et je lui parle. Je lui raconte ce que j'ai fait, ce que j'ai vu ou entendu. Parfois même, je lui chante une chanson. Mais l'oiseau est insensible à tout. Contrairement à ce qu'affirme le docteur Klamm, je ne crois pas qu'il réfléchit. Je lui trouve plutôt un air buté. Ce n'est peut-être pas l'oiseau qu'il me faut. Si je me décide à en offrir un à Catherine je devrai bien le choisir. Mais j'hésite. J'ai peur de me tromper. Je me pose trop de questions qui reviennent me tracasser malgré le stratagème des avions en papier.
Le docteur Klamm m'a indiqué plusieurs boutiques où on vend toutes sortes d'oiseaux, en bois, en plastique, en cuivre, en céramique. Des petits, des grands. Des simples et des compliqués. Je ne pense pas que Catherine apprécierait un oiseau compliqué. J'en ai vu un, bourré de mécanismes, qui bat des ailes et chante toutes les heures des mélodies différentes. Non, décidément, rien ne vaut la simplicité. La vieille dame qui se charge de l'entretien chez Catherine est d'accord avec moi.
- Elle s'en lassera vite. Catherine aime les choses simples. Voulez-vous que je vous aide à choisir ?
La proposition de la vieille dame m'a beaucoup touché. Jamais le docteur Klamm ne me l'aurait faite. Un matin de bonne heure nous nous sommes retrouvés dans un bar et nous avons bu des cafés. La vieille dame s'était mise en toilette, portait une espèce de veste jaune en laine tricotée qui la rajeunissait.
- Je pourrais être votre mère, m'a-t-elle dit en souriant.
- Impossible, ai-je répondu avec aplomb.
- Ah ! Et pourquoi ?
Une franche curiosité pétillait dans le regard de la vieille dame. Alors j'ai parlé de ma mère. J'ai dit le peu que j'en savais et le beaucoup que j'avais inventé. La vieille dame m'a écouté avec attention mais sans gravité excessive. Habituellement, les gens qui entendent le récit d'une enfance abandonnée ont le visage humide de compassion. Comme si les enfances abandonnées n'étaient qu'une vallée d'inextinguibles sanglots.
- Je n'aurais pas forcément été plus heureux si j'avais vécu avec ma mère, ai-je dit. Elle a fait beaucoup d'enfants. J'imagine qu'elle était souvent débordée. J'aurais dû partager ma chambre, mes jouets, mes rêves. Je n'aurais pas su me défendre.
- Vous seriez devenu quelqu'un d'autre, a dit doucement la vieille dame, dans le fond de vous-même. Peut-être que nous ne serions pas là en train de parler.
Puis elle a commandé une eau de prune. Mon étonnement l'a amusée. Elle a bu son viatique à petites gorgées en m'adressant des coups d'oeil malicieux puis nous sommes partis acheter l'oiseau. Aucun des modèles proposés ne nous a convaincus. Ces oiseaux n'avaient ni caractère ni âme. A la moindre observation acrimonieuse de Catherine ils se figeraient dans un silence éternel.
- J'ai une idée, s'est exclamée la vieille dame. Achetez un oiseau véritable et demandez à un sculpteur d'en exécuter une copie. Si l'oiseau a une forte personnalité et le sculpteur du talent, la réplique sera excellente.
Après une pause à la terrasse d'un café où la vieille dame s'est de nouveau laissé tenter par une eau de prune, nous sommes allés dans une animalerie. Chiens et chats occupaient la plus grande partie du magasin mais le rayon oiseaux offrait une gamme assez large de volatiles. La vendeuse, amoureuse des contrées ensoleillées, insistait pour que nous achetions un perroquet dont les jacasseries étaient si assommantes que je me suis bouché les oreilles. J'ai finalement jeté mon dévolu sur un merle, plumage noir et bec jaune. Un oiseau trop coloré comme les bouvreuils ou les chardonnerets n'aurait pas fait l'affaire. J'ai aussi acheté une cage et des graines label plus, spécialement étudiées pour que le merle reste en bonne santé tant au plan moral qu'au plan physique.
Le plus difficile a été de trouver le sculpteur. Plusieurs d'entre eux nous ont claqué la porte au nez en disant que jamais ils n'abaisseraient leur art à l'imitation d'un merle. Un autre, moins hautain, acceptait le travail mais sa technique relevait davantage de la menuiserie industrielle. Autant dire qu'il a fallu attendre plusieurs semaines avant de dénicher la perle rare. Ce délai m'a permis de faire connaissance avec le merle. J'ai posé sa cage à côté de mon vélo d'appartement et j'ai vite remarqué qu'il ne s'intéressait pas du tout à l'oiseau du docteur Klamm. Il aimait en revanche me voir pédaler. Ailes abaissées, queue redressée et bec ouvert, ses yeux noirs fixés sur le mouvement de mes jambes, il pouvait me regarder sans bouger pendant un quart d'heure. Parfois, il émettait une espèce de chuck chuck que je considérais comme un encouragement. Cet oiseau était probablement un amateur de sport. Le professeur de gymnastique de Catherine lui aurait plu. Il aurait fait avec lui du footing dans les parcs, du canyonning dans les fleuves aux gorges profondes et aurait ainsi redécouvert l'exaltation de la vie sauvage.
Un jour, alors que je somnolais dans mon réduit, quelqu'un a sonné à la porte. C'était le sculpteur. La vieille dame s'était débrouillée pour trouver mon adresse et m'envoyait cet individu qui ne correspondait pas du tout à l'image que je me faisais d'un sculpteur. C'était un gringalet aux mains blanches habillé comme un employé de banque. Je l'imaginais mal pétrissant la glaise ou renversant un bloc de marbre pour l'attaquer au burin.
- J'ai besoin d'observer l'oiseau pendant un certain temps, a-t-il dit d'une voix maigre. Pour bien faire, il me faudrait d'abord l'observer chez vous. Pour mieux faire encore, je devrais vous observer aussi. Mon oeuvre traduira la relation qui unit l'homme à l'oiseau, l'oiseau à l'homme.
- Cet oiseau ne m'est pas destiné.
- Ah ! C'est fâcheux.
L'individu était contrarié et je l'étais autant que lui. Il était hors de question que ce quidam voit mon réduit, mon vélo d'appartement et son siège de bébé. Nous sommes restés sur le seuil de ma porte comme deux combattants indécis, puis, de guerre lasse avant même le premier feu, je lui ai dit d'entrer. Aussi sans gêne que le docteur Klamm, le sculpteur a filé au grenier et s'est assis sur mon vélo pour étudier l'oiseau.
- Pink pink pink, a crié le merle en griffant le grillage de sa cage.
Je n'avais jamais entendu l'oiseau s'égosiller. Je craignais qu'il se blesse en se débattant. A pas de loup, en retenant ma respiration, je me suis approché de la cage et le merle s'est calmé. Son chuck chuck joliment flûté m'a rempli de bonheur. Le sculpteur, plus cramoisi qu'une pivoine, outragé dans sa noble fonction d'artiste, est parti en me disant d'une voix de fausset qu'il en savait assez pour faire son travail. J'étais vraiment au comble de la joie. Cet oiseau montrait un caractère hors du vulgaire, une âme de conquérant. Il saurait plaire à Catherine et elle le lui rendrait bien.

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