dimanche 16 décembre 2012

La tentation des combles #16

La gendarmerie de M*** venait de lancer un nouvel appel à témoins à la télévision car elle pensait détenir de nouvelles pistes. La famille de la victime, cuisinée à petits feux par les journalistes, s'égarait dans une douleur démonstrative qu'on repasserait en boucle toute la journée. Le père et la mère notamment, mains jointes comme à l'église, disaient qu'ils ne feraient jamais le deuil de leur fille puisque l'assassin courait toujours.
Catherine est venue me chercher à mon travail et m'a poussé dans une voiture de location dont elle a pris le volant sans un mot. Je n'ai pas posé de questions. Tout en regardant les panneaux sur l'autoroute, je me suis fabriqué un film. Mon patron, qui tenait à moi autant qu'à la prunelle de ses yeux tellement j'excellais à distribuer des colis, téléphonait à la police car une femme habillée d'une robe à fleurs venait de m'enlever. Des motards, toutes sirènes hurlantes, nous prenaient déjà en chasse. Ma ravisseuse conduisait à cent cinquante à l'heure sur la bande d'arrêt d'urgence et me tenait en joue avec un pistolet à eau. Des tics nerveux déformaient son visage. Ses cheveux avaient d'étranges soubresauts, comme si chaque mèche était mue par un ressort. Le paysage, malmené par la vitesse, menaçait de dérailler à tout instant. Mon esprit perdait les pédales. A quoi bon kidnapper un livreur de colis ? Il y avait sans doute erreur sur la personne. Jamais je ne pourrais payer la rançon qu'on exigerait pour ma libération.
- Il y a erreur sur la personne, ai-je dit.
- Hein ? Qu'est-ce que tu racontes ?
J'ai mis de longues minutes à revenir dans le réel. J'ai regardé Catherine, qui en effet conduisait beaucoup trop vite, comme si elle était en fuite, et nous avons éclaté de rire. Un rire franc qui nous a rappelé le jour de notre rencontre quand nous écoutions des bêtises à la radio, après que Catherine m'eut volé mon briquet sur la plage de M***.
Puis je me suis rembruni. J'ai demandé à Catherine de rouler plus lentement et elle a poussé un long soupir.
- Je suis sûre qu'on peut faire quelque chose mais tu traînes toujours des pieds, a-t-elle dit d'un ton très déterminé.
Une heure plus tard, nous nous garions devant la gendarmerie de M***. Les portières de la voiture ont émis un bruit métallique et j'ai eu peur. Un nouveau film commençait, un film pour de vrai celui-là, sans pistolet à eau ni éclats de rire. Catherine, malgré son obstination à vouloir témoigner, n'en menait pas plus large que moi.
- Pourquoi avoir attendu si longtemps ? a demandé l'officier qui nous a reçus dans son bureau.
J'ai regardé Catherine qui m'a regardé. Nos lèvres ont bougé mais aucun son n'en est sorti. L'officier a eu un petit sourire en coin et nous a offert une cigarette.
- On n'est sûrs de rien, ai-je fini par dire en avalant ma salive.
- C'est plutôt bon signe, a répondu l'officier. Les témoignages péremptoires, on s'en méfie.
Et Catherine, encouragée par un nouveau sourire, s'est lancée dans un récit confus. Elle revivait avec une telle intensité le cri qu'elle avait entendu dans le blockhaus que le gendarme ne l'a pas interrompue. Il fronçait parfois les sourcils, prenait son stylo, le reposait, et j'ai compris qu'il n'accordait aucun crédit à ce que racontait Catherine. De fait, il ne m'a pas demandé si je souhaitais ajouter quelque chose. Il a sorti un classeur qui contenait les photos d'une vingtaine de suspects et nous l'avons feuilleté plusieurs fois. Les visages de papier glacé nous ont paru beaucoup plus nombreux à force de défiler mais, à la fin, ils n'en formaient qu'un seul. Tous ces yeux, si différents qu'ils soient, tous ces fronts, ces nez, dissemblables pourtant, se fondaient en un seul regard, une seule attitude. Nous avions devant nous une figure emblématique du genre humain qui n'exprimait aucun sentiment de l'existence. Comment, dans ces conditions, discerner la culpabilité de l'innocence ?
Nous nous sommes trémoussés sur nos chaises. Catherine a ouvert son sac pour attraper son paquet de cigarette puis a renoncé à fumer.
- Il y en a un qui ressemble à un de mes voisins, ai-je fini par dire, mais ça ne peut pas être lui le coupable. C'est un vieux bonhomme qui vit avec son chien. Un solitaire.
L'officier de gendarmerie n'a pas insisté. Il a noté nos coordonnées au cas où un détail nous reviendrait à l'esprit et nous a souhaité un bon retour.
- Je savais bien que c'était inutile, ai-je bougonné en montant dans la voiture.
Catherine a démarré en douceur mais je présumais qu'elle ne tarderait pas à manifester son mécontentement. J'ai allumé la radio. J'ai regardé les rues de M*** qui se vidaient presque mécaniquement, comme si toute conscience humaine disparaissait des habitants avec les premières ombres du soir. Le ronron du moteur, les bavardages de la radio m'ont peu à peu plongé dans un état semi comateux. Je devenais moi aussi une mécanique aveugle. Livrée à un chemin que je ne maîtriserais jamais. Et je me suis souvenu des cochons dans la bétaillère, de leur tête qui hochait, de leur regard injecté de sang. J'ai imaginé l'arrivée de la bétaillère à l'abattoir. Elle se gare le long d'un quai de déchargement. Des employés aux gestes précis déverrouillent les hayons latéraux. Un haut-parleur diffuse une musique douce qui apaise les bêtes. Elles se dirigent sans qu'on les pousse vers un couloir dont la lumière est rassurante. Une truie cherche à folâtrer. Une autre renifle une odeur suspecte dans les rainures du carrelage, amorce un demi-tour mais le troupeau l'emporte. Il n'y a pas de désordre. Le trafic de la mort est fluide, quasi silencieux. Le couloir débouche sur une salle immense où d'autres employés tout aussi méthodiques tuent les cochons d'une décharge électrique en plein crâne. Le premier coup est toujours le bon. Les cris sont rares. Un système de colliers suspendus à une rampe coulissante permet l'évacuation des corps dont on brûle la peau à température idoine. Ensuite, des jets d'eau très concentrés et des brosses procèdent au nettoyage. Les cochons sont alors livrés à l'inspection sanitaire. Les vétérinaires portent des combinaisons stériles comme dans les blocs opératoires. Ils ne sont jamais en contact direct avec les bêtes. L'examen, réalisé par des machines portatives bourrées de gadgets technologiques, dure vingt secondes. Un tampon violet indique s'il est réussi. S'il ne l'est pas, les machines émettent un bip d'alerte et les vétérinaires appuient sur un bouton qui détourne les cochons recalés de la rampe coulissante. Il s'agit là d'une procédure très exceptionnelle car les élevages porcins subissent des contrôles rigoureux.
Un violent coup de frein a arrêté mes songes macabres. La voiture s'est mise à tanguer comme une savonnette, a mordu en un feulement tragique le bas côté et le volant, plus affolé qu'une toupie, branlait dangereusement sur son axe. Catherine a cependant rétabli l'équilibre et je me demande encore aujourd'hui comment cela a pu être possible.
- Qu'est-ce qui s'est passé ? ai-je crié.
- Rien, a répondu froidement Catherine, il s'est rien passé. Pourquoi voudrais-tu qu'il se passe quelque chose ?
- On aurait pu avoir un accident.
- Je voulais vérifier l'état des freins. Voilà.
Je n'ai pas insisté. Catherine risquait d'exploser au moindre dérapage verbal et la voiture, cette fois-ci, se fracasserait contre un arbre sans espoir de rémission. D'un autre côté, le silence dans lequel nous nous étions barricadés ne pouvait pas reprendre. Je devais de toute urgence trouver un sujet de conversation qui ne ferait pas d'histoires, dont les mots rouleraient tranquillement jusqu'à notre retour.
Une piscine municipale encore ouverte malgré l'heure tardive m'a dispensé de chercher plus longtemps. Le visage de Catherine s'est éclairé et sa robe à fleurs a frémi de plaisir. Je savais que nous allions nous baigner en slip car nous n'avions pas nos maillots de bain mais je m'en fichais. Le maître-nageur sur son perchoir nous a à peine remarqués. Catherine s'est fougueusement jetée à l'eau cependant que, plus timoré, je descendais un à un les degrés de l'échelle du grand bassin. Après m'être aspergé le dos et le cou, je me suis lancé dans une brasse laborieuse pas trop loin du bord puis j'ai fait la planche. L'eau chuintait à mes oreilles, détendait mes muscles. Ma journée de livreur avait été rude et mon enrôlement dans l'expédition à la gendarmerie de M*** encore davantage. Pour un peu, je me serais endormi. Mes pensées flottaient comme des coquilles vides à la surface de ma conscience. Les néons du plafond les accompagnaient de leur lumière poudreuse. J'ai dérivé sans m'en apercevoir jusqu'au milieu de la piscine et je me suis raconté que mon corps se transformait en île. J'envisageais déjà les papillons qui viendraient butiner mes fleurs, les parades amoureuses des oiseaux dans mes branches, et j'ai rigolé tout seul. Catherine m'a rejoint après avoir fait plusieurs longueurs de bassin. Ses cuisses ont pris mon torse en étau mais je n'ai pas sombré. Je lui ai dit que je me prenais pour une île et elle a ri aussi. Penser à des sottises nous faisait du bien. Une annonce au micro y a hélas mis un terme. La piscine fermait. Comme nous n'avions pas non plus de serviette pour nous essuyer, nous nous sommes séchés les cheveux en utilisant la soufflerie de la voiture et nous avons continué à rigoler. Catherine disait qu'elle avait bien de la chance de posséder une île de mon gabarit. Elle avait hâte que nous soyons rentrés pour me le prouver. Puis elle a parlé de son prof de gym. De ses coups de cafard. De ses pannes sexuelles. De leur séparation qu'elle ne regrettait pas.
- Peut-être qu'il est en train de t'écrire des poèmes d'amour ? Il a acheté du papier parfumé à la violette et, toutes les nuits, fiévreusement, comme s'il avait quinze ans...
Catherine n'a pas apprécié mon humour. Ses yeux ont torpillé les miens avec une telle violence que j'ai bafouillé des excuses. Nous avons fait semblant d'écouter la musique à la radio. Nous avons fumé, trop vite, des cigarettes au goût de plomb et Catherine m'a quasiment poussé de la voiture quand elle s'est garée devant chez moi. Le lendemain, alors que je sortais mon scooter pour aller livrer mes colis, elle est arrivée la mine défaite et les cheveux en vrac. Elle n'avait pas dormi de la nuit. Elle avait bu une bouteille de vin en becquetant cinq cents grammes de cacahuètes. J'ai préparé en quatrième vitesse un café corsé, ouvert avec les dents un paquet de madeleines périmées puis, pendant deux heures, j'ai écouté Catherine sans oser l'interrompre.
- J'ai toujours soupçonné ma mère d'être au courant pour mon oncle, a-t-elle commencé. Un jour, j'en ai eu la preuve. Mon oncle avait pris l'habitude de m'envoyer des petits mots avec des petits dessins qu'il griffonnait dans les marges. J'étais contente quand ma mère m'annonçait que j'avais reçu du courrier. Je m'en vantais auprès de mes copines au collège qui, elles, n'en recevaient pas. Ces lettres faisaient de moi une grande avant l'heure, enrobée de mystère. Au début, elles étaient si innocentes que je les montrais volontiers à mes parents. Puis j'ai arrêté. Les mots et les dessins de mon oncle devenaient de plus en plus suggestifs. Un mois avant son suicide, ils étaient carrément pornographiques. De fait, ils correspondaient à ce que nous vivions. Mon oncle avait perdu toute retenue. En un an j'étais devenue une vraie jeune fille. Je savais prendre du plaisir et en donner. Mais je supportais d'autant plus mal d'en avoir conscience. J'ai voulu me confier à mon père. J'ai envisagé de m'adresser à l'infirmière du collège. J'ai même cherché les coordonnées d'une gynécologue en me disant qu'une personne que je ne connaissais pas saurait mieux m'aider. Les forces m'ont manqué au dernier moment. Comment dévoiler à treize ans un secret qui vous coupe en deux ? Oui, c'était exactement ça. Coupée en deux. Entre la jouissance et la honte il n'y avait que le vide et j'étais dans ce vide. D'une certaine façon il m'a permis de ne pas mourir. Puis j'ai reçu la dernière lettre de mon oncle. Ma mère me l'a donnée bien après le passage du facteur. J'ai observé le dos de l'enveloppe avec une loupe. J'ai constaté que les pliures du papier avaient été dérangées. Mon oncle avait dû décacheter sa lettre pour y ajouter ou enlever quelque chose. Mais ce n'était pas la première fois que ma mère me remettait mon courrier en retard. Il suffisait de comparer cette enveloppe avec d'autres, de vérifier comment les lettres se dépliaient et se repliaient. Peu à peu, l'épouvantable vérité m'est apparue. Ma mère était complice du crime que subissait sa fille. Il fallait qu'elle meure.

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