mercredi 26 décembre 2012

La tentation des combles #20

Ce matin de bonne heure, alors que j'émergeais tout juste d'un sommeil poisseux, un livreur m'a remis un siège de bébé de la part du docteur Klamm. Avec un message à sa façon, écrit directement sur l'emballage : "Mon fondement garde en mémoire sa désincarcération à la scie électrique et a le plaisir de vous remercier."
Plus large que le précédent, capitonné recto verso, ce nouveau siège possède une housse anti-frottements qui diminue de soixante-quinze pour cent l'inconfort de la transpiration. Je l'ai aussitôt installé, surveillé de près par le merle Chuck Chuck qui avait du mal à cacher son impatience. En un seul coup de pédale, mon vélo d'appartement a réagi comme un mustang. Une avalanche de chiffres a déferlé sur le compteur et une tornade magnétique a fait disparaître mon réduit. Les solives des combles transformées en allumettes se sont envolées en parsemant mon chemin de mille et un feux de paille. In extremis, Chuck Chuck a sauté sur le guidon car il ne voulait pas manquer cette prometteuse aventure.
Nous nous sommes retrouvés quasi instantanément sur la Lune, sans éprouver la moindre fatigue. Le siège de bébé du docteur Klamm avait des pouvoirs magiques tels que les tapis volants des légendes faisaient figure de paillasson.
- Qu'est-ce que tu en penses ? ai-je demandé à Chuck Chuck.
L'oiseau, assez renfrogné depuis que Catherine a décrété qu'il était mieux chez moi que chez elle, a eu un haussement d'ailes dédaigneux. Ma question ne l'intéressait pas. J'ai donné un coup de pédale rageur et le vélo s'est posé au bord de la mer des Vapeurs. Allais-je y revoir le robot déglingué que j'avais interrogé sur la solitude ? Comment le consoler s'il venait à se plaindre ? Existe-t-il des mots et des gestes adaptés à une situation pareille ? Les robots sont probablement aussi imprévisibles que les humains dès lors qu'ils expriment leurs émotions. Le métal, comme la chair, a ses réactions propres. Et je serais, encore une fois, bien désemparé.
Les pink pink de Chuck Chuck ayant coupé court à toute comparaison, nous avons exploré les environs. Le paysage manquait tellement d'étrangeté que j'ai commencé à m'inquiéter. La plage de sable faisait des creux et des bosses comme toutes les plages de sable. Les vagues n'émettaient aucun bruit de ventouse lunaire en s'abattant. La chanson du vent était tristement banale. J'ai alors observé le ciel, mesuré la vitesse des nuages, évalué en conséquence la durabilité de leurs formes. Je n'y ai pas découvert le détail insolite qui m'aurait rassuré sur notre destination. J'ai voulu rentrer.
Mais le merle Chuck Chuck m'a opposé un refus catégorique. Il s'est envolé derrière une dune en vociférant des chapelets de pink pink qui déploraient ma mentalité de pantouflard. J'ai marché sur le rivage, indifférent à la rumeur si ordinaire de l'océan, et mon corps a lentement disparu. Ma peau s'est détachée de moi comme on quitte un vêtement trop ample. Mes chairs à nu ne saignaient pas. Mes organes puis mes os se sont défaits sans déchirure. La marche devenait de plus en plus légère sur le sable et j'en distinguais chaque mouvement avec une acuité accrue. Pour voir ainsi mieux, entendre mieux, sentir mieux alors que mon enveloppe charnelle s'était dissoute, il fallait que nous ayons découvert un monde où les lois naturelles connues ne s'appliquaient pas. La perspective de jouir enfin d'une liberté sans frein m'exaltait. Aurais-je encore besoin de mon vélo d'appartement puisque je m'étais affranchi de toute matière ?
L'irruption de Chuck Chuck avec une capsule de boisson gazeuse dans le bec a effacé d'un trait mes rêves d'esprit pur. Mon corps a retrouvé sa gangue de chair armée d'os. J'ai vacillé sous son poids et, incapable de me déplacer, j'ai pleuré. Chuck Chuck a caressé ma joue du bout de l'aile, a lancé quelques trilles qu'il espérait joyeux, s'est mis à sautiller en forçant sur le ridicule.
- Ce n'est pas tout, criaillait-il, et pour un peu il aurait pleuré aussi.
Je n'étais, en effet, pas au bout de mon désenchantement. J'avais compris que la capsule de boisson gazeuse ne provenait pas d'un bistrot galactique mais je n'aurais en aucun cas imaginé que le vélo m'avait transporté sur la plage de M***, à deux kilomètres seulement du blockhaus. J'ai poussé un soupir à émouvoir tous les éléments du ciel et de la terre. J'ai soulevé comme j'ai pu mes jambes de plomb. J'ai traîné le vélo d'appartement par le guidon, sous le regard alarmé de l'oiseau, et je me suis avancé vers le blockhaus qui grossissait comme un reproche. Ses flancs s'étaient creusés au fil des marées. L'arceau de l'entrée menaçait de s'effondrer. Des inscriptions fraîchement bombées prouvaient cependant que l'endroit était toujours visité. Je suis resté les bras ballants sans pouvoir prendre une décision. Tout aussi embarrassé que moi, Chuck Chuck ne savait plus où mettre ses ailes qui ressemblaient à des chiffons ébouriffés. Le vent soufflait plus fort depuis quelques minutes et nous ne nous en étions pas aperçus. Il s'est mis à pleuvoir. Un éclair a zébré le ciel. Une brèche s'est ouverte dans le blockhaus. Une bouche tordue, édentée, dont les lèvres extensibles allaient nous aspirer, dont les chicots nous broieraient ensuite. Et, si nous parvenions à leur échapper, le blockhaus se transformerait en un monstre au jarret puissant pour nous rattraper.
- Quelqu'un a crié. J'en suis sûr.
- Non, a hurlé Chuck Chuck , c'est ta mémoire qui a crié.
J'ai pédalé avec l'énergie d'un possédé dans tous les sens mais le blockhaus nous barrait toujours le passage. C'était la fin du voyage. Le vélo ne me conduirait plus jamais qu'à moi-même. Mais qui étais-je donc, là, tenant un guidon dans une main et de l'autre caressant un oiseau affolé ? Allais-je enfin distinguer le vrai du faux dans l'histoire de ma vie ? Et que deviendrais-je, une fois cette distinction établie ? Pourrais-je vivre comme avant dans mon réduit, à entretenir des rêves éveillés ? Me rendrais-je comme avant à la consultation du docteur Klamm ? Qu'est-ce que je voulais, au juste ? Et voulais-je seulement quelque chose ?
C'est alors que Catherine est apparue sur le rivage, tendue vers le fil de l'horizon de l'autre côté de la mer. La pluie, qui tombait de plus en plus fort, ne semblait pas l'atteindre. Ses cheveux restaient secs. Aucune humidité ne plaquait contre son corps les fleurs de sa robe. J'ai compris que plusieurs pans de la réalité se mélangeaient comme un puzzle impossible. Ils s'inséraient convenablement dans l'unité de l'espace mais pas dans celle du temps. L'image de Catherine provenait d'un autre moment que j'échouais à discerner. Un moment sans pluie et marqué par des cris dans le secteur du blockhaus.
J'ai abandonné le vélo, repoussé l'oiseau de plus en plus effrayé, puis je me suis mis à courir. Le vent peu à peu s'est retiré. Une lézarde s'est ouverte au coeur du ciel. Un trait de blanc sur l'immensité du noir. J'ai appelé Catherine, doucement, j'ai touché sa robe à fleurs, mais elle ne s'est pas retournée. Rien ne pouvait la distraire de ce qu'elle regardait de l'autre côté de la mer. Qu'y avait-il donc à voir que je ne voyais pas ?
- Je peux te prêter mes yeux, a proposé le merle Chuck Chuck, les miens n'ont pas peur.
Sans attendre mon assentiment, il s'est juché sur ma tête, a fixé l'horizon et les premières images ont traversé mon esprit. Des champs de blé, des routes perdues, un bois de peupliers où suintait une terre de marais. Aucun bruit. Aucun mouvement dans les branches. Puis, soudain, le flanc d'un coteau est apparu. Un enfant s'y tenait debout au milieu de hautes herbes. Immobile, le visage blanc, les lèvres fermées.
J'ai senti dans mon corps une force qui le tirait en arrière et j'ai réalisé que j'étais l'enfant du coteau. Je savais quelles images allaient maintenant apparaître. Je me suis débattu. J'ai supplié Chuck Chuck d'interrompre le film. Mais c'était trop tard. Les herbes ont commencé à grossir sous le zoom trop puissant de ma mémoire et une mante religieuse a glissé le long d'une tige. Puis une autre. Et encore une autre. En quelques secondes, le coteau s'est rempli de mantes religieuses dont les yeux globuleux me dévoraient déjà. Leurs pattes, qu'elles frottaient avec appétit, ressemblaient à des ciseaux de cuisine. L'enfant du coteau est tombé, évanoui peut-être, et je suis tombé aussi. Le film était fini. Catherine avait quitté le rivage de la plage de M***. Je n'avais plus rien à contempler. Chuck Chuck m'a donné des coups de bec sur le menton et j'ai apprécié de retrouver mon réduit. J'ai compté une à une les solives des combles. Ces solives qui avaient éclaté comme des allumettes et venaient de se reconstituer. La réalité, peut-être, est ainsi, à se faire et à se défaire, comme la mer, sans arrêt. Mais pourquoi avais-je revu les images les plus terribles de mon enfance ? Quel rapport pouvait bien les lier à Catherine ? Il faudrait en parler au docteur Klamm.
- Ce n'est pas la peine, a dit Chuck Chuck. Je sais ce qui s'est passé.
L'oiseau, aussi ravi que moi d'être de retour à la maison, s'amusait à sautiller sur le vélo dont la roue tournait à vide, penchait insolemment la tête.
- C'est vraiment simple, a-t-il repris en imitant le ton professoral du docteur Klamm. Les mantes religieuses ne sont qu'un écran de fumée. Je suis convaincu qu'elles t'ont fait très peur quand tu étais petit mais ce n'est pas de cette peur-là qu'il s'agit.
Je n'ai pas voulu en savoir davantage. J'ai chassé l'oiseau des combles et je me suis enfermé à clé dans mon réduit. J'ai pensé aux travaux que je pourrais encore effectuer car un chantier est toujours à reprendre. J'ai visité mentalement les travées des magasins de bricolage où je m'approvisionne. Et j'ai fumé toute la matinée. Un nuage bleuté a bercé mon corps qui a fini par s'endormir. Les nuages bleutés sont très efficaces contre la peur.

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