vendredi 28 décembre 2012

La tentation des combles #21

J'avais demandé à mon patron de m'accorder une semaine de congé supplémentaire car je voulais veiller au mieux sur Catherine dont la santé continuait à décliner. Mes prétentions lui ont paru d'autant plus excessives que je devenais de moins en moins performant dans mon travail. Quelques clients mécontents avaient déjà téléphoné. L'un d'eux avait rapporté que je m'étais introduit de force dans son salon pour prendre des photos. Alors que je n'avais pas d'appareil sur moi, seulement mes jumelles. Je n'ai pas cherché à me défendre. J'ai dit à mon patron tout le mal qui m'est passé par la tête et il m'a octroyé un congé définitif.
Le lendemain, sur le coup de midi et par temps clair, la R5 prenait le chemin de la montagne. La perspective de rouler pendant deux cent cinquante kilomètres enchantait Catherine.
- Mes parents n'étaient pas des voyageurs, a-t-elle dit en guise d'explication.
J'ai pensé que moi non plus je n'avais pas beaucoup voyagé quand j'étais enfant mais je ne souhaitais pas m'aventurer sur le terrain des pères et des mères. Catherine avait vraiment besoin de repos et je comptais sur l'effet revigorant de l'air montagnard pour dissiper les souvenirs empoisonnés.
Nous avons loué pendant quinze jours un petit chalet au bord d'un lac situé à mille mètres d'altitude sans que jamais le moindre nuage vienne assombrir notre joie. Nous étions, enfin, un vrai couple d'amoureux, et cela nous faisait rire. Le matin, quand la brume s'était retirée, nous nous promenions au bord du lac. Nous regardions les ajoncs, les roseaux, les araignées qui traçaient des cercles à la surface de l'eau. Nous ramassions parfois des cailloux dont la forme avait retenu notre attention et Catherine envisageait de les peindre pour les exposer dans une vitrine. Elle en a trouvé un qui ressemblait à un pied dans un soulier verni. Des plis tout autour de la cheville évoquaient une chaussette usée. Nous nous sommes raconté que ce pied avait dû beaucoup marcher et que, en ayant marre, il s'était détaché du corps qui lui infligeait ce supplice. Catherine a dit qu'un pied ne se promène jamais seul et qu'il fallait chercher l'autre. Si nous le trouvions, il n'était pas impossible de découvrir les jambes, le tronc, les bras, la tête qui reconstitueraient le corps d'un errant pétrifié. Notre quête a bien sûr échoué mais nous n'en avons pas pris ombrage. La joie devait absolument rester à nos côtés.
L'après-midi, nous nous installions dans des fauteuils à bascule et nous observions la vie des autres chalets. Il n'y avait là aucune agitation inutile, aucun bruit de trop qui aurait meurtri nos oreilles. Les voitures des résidents étaient reléguées sur des parkings de terre à chaque bout du village. Les gens respectaient l'interdiction de la musique forte et savaient parler sans crier. Les enfants modéraient d'eux-mêmes les excès de leurs jeux. Tant de calme finissait par nous endormir mais, au réveil, nos forces régénérées aiguisaient nos sens. Nous prenions plaisir à les satisfaire et la lenteur du paysage déteignait sur nos gestes. Les mots mêmes de l'amour, parfois râpeux sinon brutaux, avaient ici les parfums fleur bleue de l'adolescence. Lorsque nous étions rassasiés de nos corps, nous dévorions à belles dents des sandwichs jambon-beurre et nous visitions les environs en voiture. Catherine, dont le teint reprenait peu à peu des couleurs, avait les yeux partout, s'extasiait des grandeurs du paysage comme des petits rien aperçus çà et là. Un simple rideau à une fenêtre pouvait l'émouvoir. Une cheminée coiffée d'un chapeau de zinc lui faisait regretter de n'avoir pas emporté d'appareil-photo.
Invariablement, ces promenades nous donnaient soif. Nous jetions notre dévolu sur les bistrots les plus rustiques et nous y buvions un vin si consistant qu'il nous tenait une fois sur deux lieu de repas. Catherine, alors, rêvait tout haut.
- Je suis bien ici. Je pourrais y vivre jusqu'à la fin de mes jours sans jamais m'ennuyer. L'hiver, je regarderais la neige tomber, recouvrir les choses une à une. Et toi ?
- Quoi, moi ?
- Tu aimerais regarder la neige tomber ? Tu aimerais la regarder avec moi ?
L'enthousiasme de Catherine me semblait si extraordinaire que je ne voulais en aucun cas le tempérer par des propos trop raisonnables. Je lui répondais que je n'avais pas tellement de souvenirs de neige et que ce serait l'occasion d'en constituer.
- Des souvenirs qui ne seraient qu'à nous, m'empressais-je d'ajouter.
Et Catherine, plus sensible au vin bu à deux mille mètres d'altitude qu'à celui dégusté en plaine, me sommait d'en inventer car, disait-elle, elle voulait rire jusqu'à plus soif. De sottise en sottise, nous arrivions ainsi au bord de la nuit, fatigués certes mais ravis. Nous retrouvions nos fauteuils devant notre chalet et je n'étais pas loin de partager le sentiment de Catherine. Vivre ici jusqu'à mon souffle ultime, dans un espace qui mettrait le temps entre parenthèses. Plus de passé lourd à porter, plus de futur épuisant à imaginer, et le présent lui-même ne serait plus un poids mort sur ma conscience. Pendant que Catherine se laissait couler dans le sommeil, je m'amusais à compter les étoiles. J'étais content quand je dépassais le nombre vingt car j'imaginais des étendues qui me délivraient de mes piétinements philosophiques sur la durée du temps. Bref, je rêvais. Tant et si bien qu'il m'arrivait de compter à haute voix. Au point de réveiller Catherine.
- Tu comptes les moutons ?
- Non, les étoiles.
- Les moutons sont plus nombreux que les étoiles.
- Tu as vérifié ?
Catherine a haussé les épaules et s'est enfermée dans un silence boudeur. J'ai deviné qu'il ne fallait pas la déranger. J'ai continué à compter les étoiles dans ma tête mais le coeur n'y était plus. A quoi bon se mesurer à l'innombrable ? Il ne me viendrait pas à l'idée de compter des confettis ou des gouttes d'eau. J'ai soupiré. J'ai regardé Catherine. Son corps avait l'immobilité d'une chose et je me suis dit qu'elle pourrait disparaître d'un coup, absorbée par les bras de son fauteuil. Qu'allions-nous devenir ? Comment soigner une obsession qui me semblait de plus en plus incurable ? D'autant que les nouvelles pistes de la gendarmerie à M*** ne donnaient rien. Tôt ou tard, l'enquête serait abandonnée et Catherine ne saurait pas guérir. Son oncle, même après sa mort, continuerait à la détruire. J'ai pris sa main dans la mienne et je l'ai posée sur mon genou. Son corps a retrouvé un peu de chaleur. Ses yeux gris se sont teintés d'un peu de bleu.
- J'aime pas les étoiles, a murmuré Catherine, je te l'ai déjà dit.
- Ni le chocolat.
- Tu te souviens que j'aime pas le chocolat mais pour les étoiles tu as oublié.
Le ton de Catherine était si catégorique que je n'ai pas voulu mentir. J'ai attendu comme attendent parfois les médecins des âmes, le regard perdu dans le vague et l'air inspiré. Des mots qui n'avaient jamais été prononcés allaient sortir enfin, j'en étais persuadé, des mots qui sentiraient peut-être aussi mauvais que des dents nécrosées de l'intérieur, mais sur lesquels je fondais mes derniers espoirs.
- J'aime pas les étoiles parce que c'est comme ça, a dit Catherine un peu trop vite. Aucun rapport avec mon oncle. Désolée de te détromper. Les gens qui n'aiment pas les étoiles sont plus nombreux que tu le crois. Le problème, c'est que j'aime pas ne pas aimer. C'est pareil pour le chocolat d'ailleurs.
- Il suffit d'apprendre, ça ne doit pas être tellement compliqué.
Catherine n'a pas répondu. Ses yeux se sont fermés dans un tremblement de paupières qui m'a donné froid partout. La nuit me semblait soudain hostile. Les palpitations des roseaux le long des berges du lac annonçaient de sourdes menaces. Mais de quelles profondeurs surgiraient-elles ? J'ai fumé, à grandes bouffées, plusieurs cigarettes à la suite. J'ai regardé le bout rouge au contact du tabac, fait des ronds avec, décrit des huit, tracé des courbes. Leurs lueurs s'effaçaient aussitôt qu'elles apparaissaient et je me suis dit que la vie était comme ça. Quoi qu'on fasse pour essayer de la retenir. Puis j'ai pensé à notre départ dans deux jours. Je devrais retourner à l'ANPE. Courber l'échine sous les commentaires acrimonieux de la conseillère. M'adapter aux exigences d'un nouveau patron et d'un nouvel emploi. Empêcher Catherine de sombrer définitivement dans un monde où personne ne pourrait jamais la rejoindre. Et si elle mourait ? Là, dans son fauteuil. Les yeux fermés. Peut-on mourir rien qu'en fermant les yeux ? En les fermant avec une obstination telle que la mort est obligée de venir ?
Je suis resté près d'une heure à imaginer la mort de Catherine. L'instant du passage. Accompagné peut-être par un remuement plus grand des roseaux sur les berges. Une mort sans visage qui sort de l'eau. La nuit gomme les traits du paysage. Le silence n'a jamais été aussi dur. La mort avance d'un pas décidé jusqu'au fauteuil de Catherine. Regarde pendant quelques minutes le corps qu'elle va prendre. Je la regarde aussi. Et si, à la dernière seconde, elle choisissait de m'emporter moi ? J'essaie de crier pour la faire fuir mais aucun son ne jaillit de ma bouche. J'allume mon briquet. J'agite la flamme dans tous les sens. Vainement. La mort n'a pas peur du feu.
Le grincement d'un volet dans le chalet voisin m'emporte tout à coup loin de Catherine. La mort ne sort plus d'un lac mais d'une rivière aux flots épais. Elle traverse un pré d'herbes couchées où grouillent toutes sortes d'insectes à pinces. Elle franchit un fossé gorgé d'eau croupie et pousse la grille d'une maison. Elle n'hésite pas. Elle connaît le chemin. Elle est déjà venue plusieurs fois. Pour des vieux décidément trop usés, des enfants atteints de mauvaises fièvres. Elle monte l'escalier qui mène aux chambres, ouvre une porte. Le lit est juste en face, avec un énorme édredon rouge. C'est le corps de droite qui est au plus mal. Quinze ans d'âge mais il en paraît cent. Une maladie dont personne n'a jamais entendu parler. Qui n'est peut-être pas de ce monde. Le médecin le répète à qui veut l'entendre. Elle n'est pas de ce monde. La mort sourit.
- Arrête avec ton briquet. Tu fais une drôle de tête.
Je n'ai pas reconnu tout de suite la voix de Catherine. J'ai regardé le lac et les roseaux, le chalet et le ciel. J'ai mis du temps à réaliser qu'il n'y avait pas d'accroc dans le paysage. Catherine a rapproché son fauteuil du mien et a caressé ma joue. Les fleurs de sa robe ont scintillé sous la lune. J'ai cherché quelque chose d'amusant à dore mais je n'ai rien trouvé. J'ai rangé mon briquet dans ma poche.
- Ne t'inquiète pas, a dit Catherine, je vais apprendre à les aimer, les étoiles. Mais tu fais vraiment une drôle de tête. On dirait que tu as vu un monstre. Il y en a dans les sous-bois. Quand ils ont trop faim, ils se jettent sur un chalet et hop, c'est fini.
Je n'ai pas répondu. Il nous restait un jour pour que Catherine aime les étoiles. Peut-être que tout alors serait différent. Oui. Peut-être.

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