samedi 24 mai 2014

Un fils du gouvernement, 3

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         Qu'est-ce qu'elle en sait si le pire est passé ? Elle a dit ça pour causer mais c'est maladroit. Les assistantes sociales ne savent pas s'y prendre. Elles connaissent les grands articles du code de la famille, donnent des renseignements utiles pour s'adresser aux administrations, aident parfois à rédiger des lettres si on ne sait pas trop faire, et voilà tout. J'aurais dû lui dire. Pour le pire, vous ne savez pas. La maladie, oui, bien sûr, c'est grave. Surtout quand elle vous tombe dessus alors que vous n'êtes pas chez vous. La fièvre. Les douleurs. On perd ses moyens. On passe un temps fou à trouver un médecin qui consulte sans rendez-vous. On court chez le radiologue indiqué, à l'autre bout de la ville comme par hasard, et sa secrétaire vous dit qu'il n'y a pas de place. Qu'il faut aller à l'hôpital, à la consultation gratuite. On y va et on attend. Deux heures. Trois heures. Mais ça n'est pas fini. Un médecin va vous recevoir. Prenez le couloir à droite, c'est au deuxième étage, la salle d'attente est juste en face de l'escalier. Vous y allez. Il y a déjà cinq ou six personnes, qui toussent, qui se mouchent, qui soupirent. On vous regarde arriver. Un signe de tête. Une onomatopée en guise de bonjour. Il reste une place près du courant d'air de la fenêtre. Vous la prenez. Vous prenez aussi une revue sur la table basse. Vous la feuilletez en vous retenant de tousser. En aucun cas se moucher. Encore moins soupirer. Ce ne sont pas des manières. Vous êtes bien élevée même si vous venez de la campagne. Vous regardez le défilé des images sur le papier glacé. Des voitures. Des machines à laver le linge. Des demoiselles en robe longue et en manteau de fourrure. Des photos-reportages dans la haute société. Telle duchesse en diadème au bras de tel acteur américain en frac. Vous gardez autant que possible le maintien le plus digne sur votre chaise. Il ne faut pas qu'elle grince. Le moindre grincement attirerait l'attention. On en déduirait que vous êtes gênée, ou impatiente, alors que vous arrivez à peine. La petite boulotte à votre droite vous regarderait de travers. Le monsieur d'en face vous sourirait mais ce ne serait pas un sourire franc. Et il aurait l'indélicatesse de fixer vos souliers. Des souliers neufs pourtant, que vous auriez lacés avec le plus grand soin. En pensant à l'homme qui vous les a offerts. En pensant que. Non. Pas penser. Vous prenez une autre revue sur la table. D'autres voitures. D'autres machines à laver. D'autres demoiselles, photographiées cette fois-ci dans un paysage ultra-marin. Des palmiers. Des plages de sable blond, infinies, sous un ciel bleu qui se noie dans la mer bleue. Un voilier glisse sur l'eau. Le barreur a les dents blanches comme un os de seiche. Il porte un blazer orné d'un écusson. Une université américaine, ou anglaise, c'est plus chic. L'image vous amuse. Vous n'imaginez pas qu'on porte un blazer sur un voilier, même à la parade. Les demoiselles sur le rivage sont trop occupées à prendre leurs poses sous les flashes pour remarquer ce paon trop bronzé, aux yeux trop limpides. Vous tournez encore et encore des pages. Vous regrettez l'absence de mots croisés. C'est si pratique, les mots croisés, quand on ne sait plus vraiment ce qu'on attend, à force d'attendre. Vous réprimez un bâillement. Tout ce sommeil qui manque. Des semaines à rattraper. Des mois mêmes. Depuis que. Parce que. Mais non. Pas penser. Se ressaisir. On est dans une salle d'attente ici. Les gens sont aux aguets du moindre signe de faiblesse. Vous n'êtes pas faible. Malade oui. Faible non. Voilà ce que vous auriez dû lui dire, à l'assistante sociale. Etouffer dans l'oeuf ses insinuations. Lui faire comprendre que vous avez déjà une vie derrière vous. Une vie qui en vaut bien d'autres. Le monsieur vous sourit. Il ne regarde pas vos souliers. Ni votre robe un peu trop longue. Ni votre manteau un peu trop court. Vous vous détendez. La petite boulotte et un grand jeune homme sec se lèvent en même temps. Vous n'aviez pas deviné qu'ils étaient ensemble. Vous ne devinez pas lequel des deux vient se faire soigner. La maladie n'est pas toujours visible. Elle peut ronger le ventre pendant des années et quand on s'en aperçoit c'est déjà trop tard.
         - Vous avez de beaux cheveux, mademoiselle.
         Le monsieur sourit encore. Un sourire franc. Qui met en confiance. Mais il y en a d'autres, des sourires francs qui mettent en confiance. Non. Pas penser. Plus tard oui. Quand vous serez rentrée. Quand vous pourrez vous laisser un peu aller. Sans qu'on vous soupçonne. Sans qu'on vous juge.
         - Merci, monsieur.
         Vous cherchez en vain d'autres mots à dire. Vous ne savez plus où mettre votre regard, vos mains. Vos jambes mêmes vous embarrassent.
         - Après moi, ce sera votre tour, dit le monsieur. C'est un très bon médecin. Il explique bien le mal qu'on a et le traitement à suivre.
         Vous vous étonnez que cet homme vous parle. Si simplement. Sans mauvaise intention. Depuis que vous êtes à Paris, c'est la première fois qu'on vous parle comme ça. Mais vous restez désespérément muette. Vous pestez contre votre esprit qui a toujours été trop lent. Vous êtes capable d'avoir de bonnes idées, on vous l'a déjà dit, mais elles mûrissent lentement. Et, quand elles sont enfin à point, prêtes à être partagées, les mots ne sont pas au rendez-vous. Vous bafouillez. Vous rougissez. Et plus vous bafouillez plus vous rougissez. Vous vous taisez. Le nez baissé sur vos chaussures. Et ce sont toujours les autres qui causent. Ils font de grands gestes avec leurs bras. Pour dire souvent des bêtises. Trop souvent.
         - Au revoir, mademoiselle. Excusez-moi si je vous ai ennuyée avec ma remarque sur vos cheveux. C'est que je suis coiffeur. Boulevard Quinet. Si vous avez besoin.

         Vous sursautez. Le car qui va vous ramener chez vous, qui va rouler pendant dix heures, démarre enfin. Le souvenir du rendez-vous avec le docteur se dissout dans les bruits du moteur. Vous repensez à l'assistante sociale, à tous ces papiers que vous avez dû signer. Pour. Mais c'est temporaire. Lorsque vous irez mieux vous reprendrez votre vie en main. Votre tête dodeline sur le dossier de la banquette arrière, tout au fond du car, où vous êtes seule. Vous vous endormez.












                                                        

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