jeudi 12 juin 2014

Un fils du gouvernement, 10

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         Encore sept heures à tenir. J'ai un peu mal à la poitrine mais moins qu'avant. Je suis sur la voie de la guérison. J'ai confiance. A trente ans, on n'est pas fini. Un nouveau départ est possible. Voilà ce que je dirai à ma soeur. Je ne suis pas finie.  Elle comprendra. Elle a aussi connu des moments difficiles. Elle n'a pas mangé tous les jours à sa faim. Maintenant, elle a une situation convenable. Une secrétaire gagne plus qu'une ouvrière. Elle va au cinéma deux fois dans le mois. Elle s'achète du vrai parfum. Elle fait même des économies. Elle me l'a dit. Elle me prêtera un peu. En cachette. Et je lui rendrai l'argent de la même façon. En cachette. Son mari ne m'aime pas. Il tire au grand comme disait la grand-mère. Il se donne des airs. Fait des discours avec des mots qu'on comprend mal. Quand je pense à. Non. Pas penser. Mais c'est plus fort que moi. Ma soeur dirait encore que je n'ai pas beaucoup de volonté. Elle a sûrement raison. J'ai plus d'imagination que de volonté. Et je me laisse entraîner dans des histoires. Qui ne tournent pas bien. Auxquelles je crois au-delà du raisonnable. Encore un reproche qu'on me fait. Tu n'es pas raisonnable. Ouvre les yeux. Réfléchis cinq minutes. Mais je ne fais que ça, réfléchir. Je ne me suis pas lancée dans cette aventure sans réfléchir. Je ne suis pas une Marie-couche-toi-là. Je lui ai dit. Dès le premier jour. Je lui ai dit aussi que j'avais déjà deux enfants. Pas du même père. Une grande de dix ans. Et un petit de trois. Il m'a répondu qu'il comprenait ça. Il a même ajouté que personne n'avait le droit de me juger. On était en train de se promener au jardin du Luxembourg quand il m'a dit ça. On regardait des canards dans un bassin. C'est banal, évidemment. Sauf qu'au moment où on les regardait, il m'a dit ça. Pas le droit de me juger. Comme il faisait froid, on s'est serrés l'un contre l'autre et on a marché pendant une heure. Il a un peu parlé de lui. Mais je savais déjà pas mal de choses puisqu'on s'écrivait. Tout le temps qu'il a passé là-bas, on s'est écrit. Une lettre par semaine. J'essayais de faire des jolies phrases comme j'avais appris à en faire à l'école. Quand j'ai commencé à me sentir en confiance, je lui ai même envoyé des vers, avec des rimes. Ses lettres à lui étaient beaucoup plus simples. Les phrases faisaient rarement plus d'une ligne. Très peu d'adjectifs. Quasiment jamais d'adverbes. Et pourtant, quand je les lisais à haute voix, je les trouvais belles. Il ne racontait pas des choses extraordinaires mais elles me semblaient justes. Voilà, c'est ça. Elles étaient belles parce qu'elles étaient justes. Ce n'est pas donné à tout le monde d'écrire comme il écrit. Je lui ai fait le compliment. Il a ri. Et il m'a répondu que ce n'est pas donné à tout le monde de lire comme je lis. Bon. Si je continue, je vais pleurer. Je devrais peut-être dormir encore. Il ne faut pas que je sois trop fatiguée quand je verrai ma soeur, surtout si son mari est là. Cet imbécile. Et coureur avec ça. Et vantard. Tous les défauts. Il dit qu'il a des amis au camp américain. Alors qu'il ne sait même pas dire good bye sans écorcher les mots. S'il cherche à me faire du mal, je saurai quoi dire. J'ai de la mémoire. Il y a dix ans de ça, il n'a pas toujours été très propre. Ma soeur est convaincue qu'il était du bon côté mais la vérité n'est pas aussi nette. Je le soupçonne d'avoir dénoncé quelqu'un. Qui travaillait avec lui à l'imprimerie, chez Hébert. Un jeune homme comme il faut. Les machines tournaient au ralenti à cette époque. Le papier manquait. Et il se débrouillait pour en trouver. Je ne sais pas comment. On a raconté beaucoup de choses après sa disparition. Des mauvaises langues ont dit qu'il l'avait bien cherché. Cherché quoi ? Aujourd'hui encore, on ne sait pas trop. Et on n'en parle pas. La loi du silence. La plus dure des lois. Je la connais bien. Elle a fait du mal dans notre famille. Quand la grand-mère est morte par exemple. Le médecin a signé le papier pour qu'elle soit enterrée mais il savait. Il ne pouvait pas ne pas savoir. Si la police et la justice avaient enquêté, le soupçon ne se serait pas répandu. C'était tellement évident qu'on l'avait empoisonnée. Le coupable aurait été démasqué en trois jours. Au lieu de ça, après toutes ces années, on est encore à se demander qui. Et pourquoi ? La vie de la grand-mère était exemplaire, transparente. Elle ne cachait pas d'argent entre les draps. Ah ! A quoi bon remuer tout ça ! Mieux vaut penser à ce qu'il y a de bon. Et il y en a. Je ne me plains pas. Mon enfance a été heureuse. Sans fantaisie, on n'avait pas les moyens, mais heureuse. Le temps passait et on ne s'en apercevait pas. J'adorais les promenades qu'on faisait en automne avec les parents. Il y avait une forêt à cinq cents mètres de chez nous. Des chênes, des châtaigniers, des champignons et des chiens. Ch ch ch, disait mon père qui rigolait. Mais on n'avait pas de chien. Ma mère était allergique aux poils de chien. Elle toussait. Devenait toute rouge. J'avais dix ans. Comme ma grande. Elle dort, à l'heure qu'il est. A quoi rêve-t-elle ? Est-ce que je lui manque ? Est-ce qu'elle me manque ? En principe, voilà des questions qui ne se posent pas. Les enfants manquent à leurs parents et les parents manquent à leurs enfants. On lit ça dans les romans à l'eau de rose. J'en ai beaucoup lus. Trop. J'ai cru aux princes charmants. Belle maison, belle voiture et des promesses d'amour grandes comme ça. La bergère quitte ses sabots et chausse des escarpins. Laisse son tablier et passe une robe longue. Mon ainée n'est pas si sotte. Elle ne croit pas à ces bêtises. Dans son internat, il doit y avoir des délurées qui lui ouvrent les yeux. Pourvu qu'elle n'en souffre pas. C'est mauvais d'ouvrir les yeux trop tôt. Trop tard aussi, du reste. La vie est mal faite, finalement. On n'est jamais à l'heure. Jamais à la bonne place. Un drôle de manège, tiens !

         Le car s'arrête sur le bas-côté, en pleine campagne. Le chauffeur descend, ouvre son capot. Il pointe une lampe de poche sur le moteur. Fait des grimaces et rouspète. En pleine nuit. Tomber en panne. La malchance. Puis il enlève un tuyau, le remue dans tous les sens, souffle dedans. Un bouchon. L'essence n'arrivait plus au carburateur. Ouf ! Le paysage défile de nouveau. La route est là presque droite. Aucun fantôme embusqué derrière les arbres. Et pourtant, tout à coup, la peur vous prend.



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