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mercredi 26 avril 2023

Voleur de feu N°8, Jos Roy et Jérémy Liron

Résultat de recherche d'images pour "jeremy liron"La poésie de Jos Roy, on ne sait pas de quel temps elle vient. Est-elle seulement humaine ? Ou, plutôt, pourrait-elle être autre chose qu'humaine ? Les amateurs de littérature spéculative y verront qui sait de l'heroic fantasy pré ou post civilisationnelle. Sur fond sans fond de space opera.



"des poches des tuyaux des fibres
des empiècements des bras des langues
toute chose informelle & céleste
des cendres bleues
sur le front les signes d'un empire de métal"

Les espaces dansent sont une invitation à la haute solitude des confins sans rivage. Clin d'oeil à Oscar Wilde, aucun abordage donc aucune utopie n'y seront jamais possibles. La ruine et la rouille règnent dans des friches où l'humain lui-même est un déchet. Cette poésie implacablement froide dans l'empêchement du réel emprunte parfois, en des vers heurtés comme des plissements telluriques, au lexique de la mystique : Enfer, Paradis, arche, sphère céleste, divinations, incréé, origine, éternité, déluge, Ange...

La question des traces, de ce qui reste ou ne reste pas, adressée aux " pauvres humains qui après nous vivez" peut faire penser à l'univers poétique de Françoise Hàn. Les commencements et les fins constituent une argile qu'on n'a pas fini de pétrir.

Cet ensemble est accompagné par des œuvres sur papier de Jérémy Liron, magnifiquement reproduites. Elles montrent des fragments, des brisures de paysages intérieurs et extérieurs qu'on aura bien du mal à reconstituer. Elles disent l'indépassable énigme de notre condition d'être vivant, en des réalités qui s'emboîtent de travers et forcément trébuchent.

Cette huitième livraison de la revue Voleur de feu, dirigée par William Mathieu, est disponible à la vente sur le site voleurdefeu.com au prix de 15 €. N'hésitez pas à vous l'offrir. 

image d'une œuvre de Jérémy Liron, La cause des causeuses. 

mercredi 26 août 2020

Laurine Roux, Le Sanctuaire


 Parfois, les livres continuent de chuchoter à l'oreille du lecteur après qu'ils ont été lus. C'est le cas du deuxième roman de Laurine Roux, le Sanctuaire. Il chuchote et s'insinue, mais où ? Plus encore, il fredonne : "Mon amour, mon cabri". Et la ritournelle, comme toutes les ritournelles, cherche un lieu sûr dans l'imaginaire si tant est qu'il puisse s'en trouver un.
Rappelons que par analogie un sanctuaire est un endroit protégé des menaces extérieures où il fait bon se réfugier. Ce n'est pas du tout le cas de celui de Laurine Roux. Et les "Gloria" lancés à la face du ciel n'y changeront rien. La montagne qui accueille en son flanc June, Gemma et leurs parents est dangereuse. Armé de son lance-flammes dont il vérifie régulièrement la capacité opérationnelle, le père organise la défense du refuge comme un chef de commando. L'ennemi, tapi dans le corps des oiseaux, n'a épargné personne sur la planète. Mais il y a des survivants, probablement retournés à l'état de barbarie. Peut-être même à côté, terrés dans les galeries de la mine de sel abandonnée. Le moment venu, il faudra savoir se défendre. Le fusil trouvé par le père dans une maison dont le propriétaire est momifié ne sera pas de trop.
Et Gemma, la très énigmatique Gemma physiquement attirée par la mine n'a pas sa pareille au tir à l'arc. Elle pourrait abattre un aigle au coeur des nuages. Elle pourrait le dépecer encore vivant car "elle est plus forte que la peur". 
Sauf que... "Mon amour, mon cabri"... ou "Hippie Hippo Pop" ! Arghh ! Même entonnées en canon par les deux soeurs, celle qui a connu le monde d'avant et celle qui est née dans celui d'après, les antiennes ne peuvent rien contre l'ennemi des ennemis. Le lecteur, lentement sidéré, comprendra d'où il vient et de quoi il se nourrit. Mais peut-être qu'il sera trop tard. Ou pas. Qu'y a-t-il de l'autre côté de la montagne ? "Mon amour, mon cabri"...

Dans l'actuel contexte de crise sanitaire mondiale, le roman de Laurine Roux suscitera une émotion d'autant plus profonde qu'il est magnifique tout du long même s'il est court. Brève et concise, jouant habilement des vitesses de l'écriture pour faire monter la tension, la prose de cette auteure déjà experte (lire Une immense sensation de calme aux éditions du Sonneur, prix SGDL Révélation et disponible en Folio) n'empêche pas la poésie d'affleurer entre les mots. Ni la dramaturgie, crescendo crescendo, de prendre à la gorge. Le lecteur, cet ingrat jamais repu, trépigne déjà d'impatience. Il ne doute pas que Laurine Roux sera au rendez-vous d'une troisième livraison, aussi haletante et vertigineuse que le Sanctuaire.

Extrait :

Un aigle plane au-dessus de nos têtes, il fend l'air de ses rémiges grises, presque métalliques. La symétrie parfaite de ses ailes, leur étau absorbent mon regard. J'ai peur, terriblement, à en réduire mes os en poudre : la mort danse au-dessus de nos têtes. Plus l'oiseau resserre ses cercles, plus mes yeux s'y aimantent. Papa m'administre un coup sur la nuque. Je manque tomber en avant. Il faut tuer le rapace. Maintenant ! Sonnée, j'arme l'arc, vise.
Armer, viser, tuer : voilà ce pour quoi je suis programmée.

le Sanctuaire de Laurine Roux est publié aux éditions du Sonneur et coûte seize euros.

vendredi 21 août 2020

Sawako Ariyoshi, Les dames de Kimoto

 En 1897, Hana a vingt ans. D'une grande beauté et d'un niveau de culture très élevé pour les femmes de l'époque, elle se plie au mariage arrangé par son père et sa grand-mère. Elle descend le fleuve Ki, cloîtrée dans son palanquin orné de poudre d'or. D'autres embarcations suivent avec les proches, les serviteurs en livrée et la dot, qui fait l'admiration des riverains lors des escales. Hana entre dans la famille des Matani et découvre son mari... Keisaku, propriétaire terrien, nourrit des ambitions politiques et entretient à peine secrètement quelques geishas. C'est l'usage. Hana ne s'en plaint pas. Elle se soumet de bonne grâce aux usages de sa nouvelle maison et tolère comme elle peut le frère de son mari, intellectuel ambigu et souvent acariâtre. Cependant, le devoir de l'enfantement accompli, un fils est né, porteur des plus nobles espoirs, Hana prend peu à peu un ascendant discret sur la carrière de son époux...


En 1903, naît Fumio. Ses pleurs et ses cris, d'une ra

e violence, annoncent une personnalité hors du commun. A l'école secondaire, ses tenues excentriques suscitent la réprobation d'autant qu'elle adopte des attitudes de garçon manqué, allant même jusqu'à faire de la bicyclette. Si au moins elle ne revendiquait pas des opinions politiques sulfureuses ! Elle n'a que le mot démocratie à la bouche. Et ses disputes avec Hana sont très âpres quand elle refuse de jouer du koto qui incarne la tradition honnie. Etudiante à Tokyo, elle participe avec ardeur à une revue littéraire qui milite pour les droits des femmes. Comme, notamment, celui de pouvoir choisir son mari. Fumio épouse Eiji Harumi en 1925. Le couple, fasciné par la modernité occidentale et le cinéma américain, part vivre à l'étranger.

Après avoir donné naissance à deux fils dont un mort en bas âge, Fumio accouche d'Hanako en 1931, par temps de neige. Ayant vécu de nombreuses années à New York, la jeune fille ne connaît rien de la culture traditionnelle de son pays quand elle rentre au Japon. Intellectuellement précoce, elle écoute avec la plus grande attention les récits de sa grand-mère. Puis la guerre arrive. Hanako participe à l'effort de la patrie en cousant à la chaîne des cols sur des uniformes. Le déclin s'annonce. Les propriétaires terriens perdent la plupart de leurs biens fonciers. La nourriture même vient à manquer. La mort emporte des êtres chers. L'avenir sera-t-il moderne ? Ou bien...

Sawako Ariyoshi, (1931-1984), a été qualifiée par la presse française de Simone de Beauvoir du Japon. Son roman, Les dames de Kimoto, autant sociologique que psychologique, avec ses violences feutrées (ou pas), est une oeuvre remarquable.

Disponible en folio

mercredi 15 avril 2020

Christophe Sanchez, La ligne sous l'oeil

Christophe Sanchez (@_chsanchez) | TwitterAvec La ligne sous l'oeil, publié aux éditions Gros Textes, Christophe Sanchez poursuit son chemin de patience et de fragilité. La fatigue d'être soi revient obstinément au détour du poème. Et les mêmes questions y résonnent. Comment faire la part du visible et de l'invisible ? Le réel relève-t-il de la croyance ? Jusqu'où aller pour se dissoudre dans l'absence ?
Ayant chroniqué plusieurs ouvrages de Christophe Sanchez, le commentaire cède la place à des copeaux sombrement fulgurants. A l'aune d'une lecture fragmentaire qui transfigure l'ensemble textuel en interrogeant ce qui apparaît.

L'orgueil abat la langue
entre moi et le monde.
Rien ni personne ne retient
ces petits foudroiements.

Alors je continue à mentir,
une huile rance sous la paupière.

Une parole s'éteint sous la lampe,
plus aucun mot pour dire l'ombre.

J'abolis en marge de la peine
la mort étendue sur nos ventres.

Trop de lumière hache le ciel 
pour comprendre sa langue.

J'entends le ciel monter
sur son échafaudage
la voix serrée d'un enfant
Un linge humide passé
sur mes paupières suffirait
pour retourner le rêve.

Quoi qu'il en soit du monde,
la légèreté de l'oiseau dans l'oeil.

Ressac de l'enfant aimé et traqué,
une part de moi aussi lasse qu'éperdue.

L'oeil grandit sous l'étincelle
mais qui nous voit ainsi écarquiller
connaît le souffrir des lendemains
l'insoluble image au bout de la course.

Je cherche dans le ciel trop bleu
une insouciance à qui sourire.

Je me range dans le revers du silence,
dans ses plis où rien n'assiège le ventre.


La ligne sous l'oeil, accompagné d'un dessin d'Olivier Sada et imprimé sur un beau papier coquille d'oeuf, coûte 8 euros.

vendredi 13 mars 2020

Adeline Baldacchino, De l'étoffe dont sont tissés les nuages

Comme en voix off et à bas bruit, Adeline Baldacchino prévient le lecteur. Les nuages, fibres et textures, [ ne sont peut-être rien d'autre que nous-mêmes lovés dans le berceau des vents ]. 
S'en suivent cinq mouvements, chacun composé de sept poèmes à tisser, détisser, retisser avec ou sans noeuds, à l'aune d'un domaine de la philosophie générale : Métaphysique, Politique, Erotique, Esthétique et Poétique. 

De l'étoffe dont sont tissés les nuages s'adresse corps et âme à la figure de l'aimé. Energie et matière vont l'amble sur les chemins des songes où s'invite la mémoire des paysages arpentés dans les îles grecques. " L'heure des vivants passe plus vite / qu'un troupeau de chèvres / sur une plage grecque / où brûlent des papillons : l'ombre des oliviers nous rattrape toujours : sur la ligne de fuite. "
La question des durées passées au fil des émotions de la naissance jusqu'à la mort maintient le lecteur dans un espace intranquille. Le réel est peut-être un trou sans bords, comme disait Lacan, mais l'humain ne manque pas de ressources en son imaginaire. " On se multiplie par ce qu'on fabule ", écrit Adeline Baldacchino. 
Dans la langue comme dans la chair. Dans l'éternel mouvement du chemin à faire et à défaire. Avec les petites joies des caresses autour d'un brin d'herbe ou d'une coulée de sable. Avec l'étreinte des visages et des paysages. La vie, quoi ! Sans cesse recommencée comme les nuages poussés par les vents, ces berceaux improbables.

L'écriture d'Adeline Baldacchino, humble jusque dans son lyrisme empreint de mythologies ordinaires, interroge notre impuissance à mesurer notre présence au Monde et à l'Etre, à l'Amour et à l'Histoire, à la Beauté. Mais comment apprendre et comment se déprendre, avec ou sans le fil du poème ?

Extraits :

De l'autre côté de la nuit c'est comme
le revers invisible d'une île au petit matin
la mer l'entoure et tu ne vois que la côte
sous le vent que ses flancs dénudés
son âme mise à nu tandis que son corps
défendu se dérobe
et tu descends longtemps parmi les pins
tu dois descendre plus bas pour
atteindre la plage où l'on se délivre
des premières énigmes
et le grand nuage liquide
de la mer y dévoile enfin son secret.

*

J'aime la prodigalité
de la lumière et sentir sur ma nuque
le souffle du vent qui dérive au long cours
l'odeur des choses qui naissent
et le craquement des écorces
et la vague ouverte jusque dans mon
ventre et les rameaux du plaisir
écartelés dans la chair
le bois flotté des usages
de soi dans la douceur
partageuse et le regain
des joies.


De l'étoffe dont sont tissés les nuages d'Adeline Baldacchino est accompagné d'oeuvres fibreuses et filamenteuses de Danielle Péan Le Roux. Il est publié par les toutes nouvelles éditions L'ail des ours. Leur semeur, Michel Fiévet, a joint à l'ouvrage un sachet de six graines d'ail des ours et le prix de l'ensemble est très modique : 6 €. A commander à votre libraire ou à aildesours02@orange.fr

lundi 9 mars 2020

Sammy Sapin, J'essaie de tuer personne

" Je rentre d'un service de chirurgie digestive
Résultat de recherche d'images pour "sammy sapin"où j'ai épongé des anus artificiels
pendant douze heures.
Et je retrouve mon amie
qui chante
un air
enjoué
en s'accompagnant
de sa guitare.
Et je me dis
Ha !
il y en a vraiment
qui ne doutent de rien."

Ce texte de Sammy Sapin dans son recueil J'essaie de tuer personne illustre au mieux le fracas de deux mondes qui se rencontrent sans pouvoir vraiment se rencontrer. Celui de l'hôpital, ses sanies qui saignent, ses suints qui suppurent, et celui de tous les jours, dont les douceurs deviennent presque incongrues. Et pourtant il faut vivre, continuer le chemin avec l'aimée, garder le sens de l'humour, sinon on tient pas le coup, on doute de tout, on se voit déjà sur son propre lit de mort.

M. Claude a beau être mélomane et connaître par coeur son Beethoven, il hurle tellement qu'il finira par devancer l'appel de la faucheuse. Elle ne chôme pas à l'hosto. Parfois, sous les traits de Madame Moretti dont l'esprit ne bat même plus la campagne, elle se déguise en lécheuse de doigts. Quant à Mme Kramer, avec ses ii, ii, elle passera peut-être pas la nuit... Comme Madame Pernigaud, du reste, qui croit que sa mère a trente ans de moins qu'elle.

Et l'infirmier, fourbu, vermoulu, vaincu après trois gardes de nuit, trente-six heures en tout, rentre chez lui sans pouvoir moufter. "Tu ramènes trop de travail à la maison", dit la compagne.

D'où, peut-être, la nécessité d'écrire. Pas pour se plaindre et larmoyer, non, juste pour dire ce qui est. L'hôpital va mal depuis des années. Les maisons de retraite ne se portent guère mieux. Bref, c'est tout un édifice qui craque de partout. Auquel les soignants font semblant de s'habituer. Malgré l'odeur de la merde.

Extrait :

C'est sûr qu'avec toute la Merde que vous touchez, hein...
oui je réponds
toute cette Merde, toute la journée que vous essuyez
oui je réponds
ça doit finir par vous porter bonheur
oui je réponds
ou la chance au jeu je sais plus
oui tournez vous
avec toutes ces fesses souillées que vous touchez ?
oui je réponds
toute cette Merde. J'ai fait beaucoup ?
oui je réponds
toute cette Merde, toute la journée...
oui je réponds
puis je me dis qu'elle semblait
pourtant charmante cette nonagénaire
Madame Picard
cheveux gris
grosses veines superficielles noueuses
boucles d'oreilles en forme de coquillage.

J'essaie de tuer personne de Sammy Sapin n'est pas sans rappeler l'univers frigorifique de Joseph Ponthus dans son roman versifié A la ligne. Lisez-le et soutenez ainsi les jeunes et prometteuses éditions Le clos jouve. Prix : 19 €.

image doganpresse.com

mercredi 6 novembre 2019

Hideo Furukawa, Soundtrack

Résultat de recherche d'images pour "soundtrack furukawa"Comment dire ? Lorsque les mots viennent à manquer pour définir un roman, tant ils sont nombreux, c'est que le chroniqueur se trouve en présence d'un phénomène rare.
Soundtrack, du Japonais Hideo Furukawa, est, à tout le moins, une bande-son particulière. Peut-être faudrait-il, pour en préciser le mouvement, recourir au talent du pornoaste du livre ! Mais ce serait aller vite en besogne. Commençons par la scène inaugurale. D'avant le commencement. Le lecteur pourra s'imaginer dans un récit de Daniel de Foe.
Une île déserte. Un jeune Robinson de six ans, Touta, s'y trouve violemment projeté. Presque dans le même temps, une jeune Robinsonne, quatre ans et demi, Hitsijuko, y accoste aussi. Tiens donc ! Adam et Eve annonceraient-ils leur retour ? 
Nous sommes à la fin du vingtième siècle. Le paradis a du plomb dans l'aile (de corbeau) au Japon comme ailleurs. Le réchauffement climatique transforme la mégalopole de Tokyo, dans ses entrailles comme dans ses altitudes, en un enfer inextricable. La ville inondée est submergée par toutes sortes de migrations humaines et animales. Des milices fascistes s'arment lourdement dans les souterrains désaffectés du métro et sèment la terreur avec la complicité de la police ou des yakusas. Des mères de famille défilent fièrement dans les rues avec leurs nouveau-nés cent pour cent japonais... Mais, cependant que les citadins les plus fortunés cherchent à fuir ou à tirer profit du naufrage, des résistances s'organisent. Un ancien technicien du réseau électrique répare gratuitement des installations endommagées. Des prostituées enfilent des blouses d'infirmière et se mettent au service d'un chirurgien immigré de Bogota. 
L'espoir n'a pas dit son dernier mot. Après moult péripéties, Touta et Hitsijuko, désormais adolescents dans les années deux mille, prennent leur destin en main. Chacun à sa façon toute d'étrangeté. Le long séjour passé sur l'île a imprégné différemment leur corps et leur conscience. Avec d'autres personnages tout aussi singuliers, dont le corvidé Kroy juché sur l'épaule de Léni au sexe indéfini, pourront-ils survivre dans le grand chamboulement ? Le silence de la danse de Hitsijuko et de sa compagnie de girlz sera-t-il aussi efficace que le bazooka de Touta l'exterminateur ? 
Comment savoir puisque le réel est aussi insaisissable que les milliards de moustiques qui infestent la ville ? 
Le lecteur pourra peut-être lever un coin du voile avec la postface de l'auteur et les propos du traducteur Patrick Honnoré. Hideo Furukawa déclare que son roman ne se situe pas dans un futur proche mais dans un passé proche. "Ici a commencé le chant", précise-t-il avant d'exhorter au courage de faire le monde. 
Patrick Honnoré évoque un roman mythologique empreint de chamanisme comme moyen d'agir et cite en référence les deux Murakami, Haruki et Ryû, ainsi que Thomas Pynchon. 
Comment un lecteur de 2050 s'emparera-t-il de cette oeuvre ? Comment saura-t-il se constituer un présent s'il n'est pas capable de soutenir le regard d'un corbeau éploré, s'il n'a jamais pu apprivoiser le silence des images dans sa tête ?
De toute évidence, quelque chose d'autre a déjà commencé. De nouvelles voies maritimes apparaissent avec de nouvelles îles. Les humains n'en ont pas fini de marcher. Les corbeaux n'en ont pas fini de voler.

Soundtrack de Hideo Furukawa est disponible aux éditions Picquier poche et coûte 13 euros.

image babelio.com

mardi 22 octobre 2019

La revue Vol

Les premiers pas des revues littéraires sont toujours émouvants. Le chemin, sur la page et dans les marges, hésite autant qu'il se précise, s'affirme dans son tâtonnement même.

La revue toulousaine Vol, née au début de cette année, "s'annonce  pour l'instant bimestrielle" et "sans thèmes prédéfinis". Abel Kabach et Hervé Gouault, en compagnie de Christine Saint-Geours et Cendres Lavy, convient les auteurs et les illustrateurs "à créer sur plusieurs numéros". C'est le cas de Charles Pennequin, connu notamment pour ses improvisations sonores.
En quatre numéros, (de zéro à trois), des voix de toutes les tessitures, chuintantes comme grinçantes, prennent à bras le corps "l'incurable retard des mots"*.
"Nous ne savons plus lire l'intrigue des choses ni croiser les visages de nos histoires", écrit Abel Kabach, cependant qu'Hervé Gouault s'interroge : "ton monde est-il aussi un château de cartes ?"
Ce pourrait être là comme une profession de foi de la revue : tenter d'élucider ce qui échappe dans un monde de plus en plus incertain.
Au cours des parutions, le lecteur chemine avec Stéphane Bernard et Brigitte Giraud, Fabrice Farre et Murièle Modély, Marc Sastre et Claire Massart... Dans la livraison d'octobre, c'est Jazz, sept ans, qui allume la lumière : "Laisse-moi / croire encore un peu / qu'un jour on pourra / accrocher les météorites / à nos jambes de pierre". La poésie égyptienne y est présente avec Mohsen Elblasy et la performeuse "motsicienne" Râjel nous offre ses "commotions organiques".
Du côté des illustrations, des encres de Sophie Brassart côtoient les sinuosités printanières d'éta-K, (n°1), les noir et blanc très prononcés d'Hélène Bautista s'invitent dans les conversations grises de Cendres Lavy, (n°2), et le corps penché de Sandrine Arakélian, hanté par des pétales carnivores, interroge le corps rayé-tronqué de Valentina Chambrin, (n°3).

Extraits ultra brefs :

De ces années égarées, je me demande souvent ce qu'il en restera. Des frissons, des images avalées, un dialogue persistant avec le plâtre. (Hervé Gouault)
*
Il suffit parfois d'ouvrir la fenêtre,
de tourner mes épaules comme des gonds.  (Christophe Sanchez)
*
il n'y a rien à comprendre mais quand même
vous aimeriez bien pleurer la glace qui bloque votre
for intérieur (Heptanes Fraxion)
*
La tapisserie se décolle et montre la chair pourrie des murs
pour l'instant on peut dire qu'il n'y a pas de problème
la terre est toujours sous mes pieds (Cédric Soubrouillard)
*
Et les oiseaux seront témoins
De la blessure des papillons
Dans le giron des roses. (Hafid Saïdi)
*
La revue Vol, 32 pages, imprimée sur papier recyclé, est accessible au prix modique de 4 €. Vous pouvez la commander à l'adresse suivante volrevuvol@gmail.com en ajoutant une somme laissée à votre discrétion pour les frais de port.

* Citation d'Alain Jouffroy
Image 1 Valentina Chambrin
Image 2 Sandrine Arakélian

dimanche 29 septembre 2019

Jindra Kratochvil, toutes mes pensées ne sont pas des flèches

Aucune description de photo disponible.La seule chose dont Jindra Kratochvil soit vraiment sûr, c'est que "le tout premier jour de l'univers fut un mardi".

Son recueil de proses fragmentaires toutes mes pensées ne sont pas des flèches se présente comme un relevé des incertitudes du réel ordinaire et cosmique. A tel point [qu'il se pourrait que notre époque ne soit pas la nôtre]. D'autant que les mouvements du temps ne sont pas clairement identifiables. 
Comment résister alors à l'effet de serre du désenchantement dans un monde si souvent cul par-dessus tête ? Comment s'accommoder du charabia des séminaires et des télécommandes aux boutons "si désespérément nombreux" ? Comment se retrouver dans la profusion fumeuse des sciences dites alternatives  et les "avertissements indispensables " au consommateur ?

Le parti du rire grinçant, très grinçant, apparaît comme la solution la plus viable. Puisque le "monde se fait chier", autant s'intéresser à "l'appellation officielle de la face striée des steaks hachés" ou à la fonte du fromage dans les paninis, sans perdre de vue qu'il existe une galaxie en forme de brocoli. 
Le réel serait-il comestible en ses traces résiduelles et la grande peur conjurée ?
Jindra Kratochvil avoue son impuissance à répondre à une question pareille. Avec des pensées dont l'étendue est inférieure au millimètre, ses flèches atteignent peu souvent leur cible. La cible mouvante de l'absurde dans tous ses états, qui empêche l'entendement d'aborder à quelque rivage que ce soit.

Au jeu des appariements littéraires, Jindra Kratochvil étant originaire d'un pays qui n'existe plus en tant que tel (la Tchécoslovaquie), on peut penser à l'univers parfois baroque de Bohumil Hrabal dans Une trop bruyante solitude, revisité par le facétieux inventeur de villes invisibles que fut Italo Calvino.

Extrait :

la petite porte

N'oublions pas que la petite porte par laquelle on passe dans un univers parallèle peut se cacher n'importe où : derrière une vieille armoire, sous l'évier de la cuisine, au fond du placard où sont stockés les vêtements d'hiver. Elle n'aime pas trop être dérangée, la petite porte, elle cherche toujours à se faire oublier.
Sans doute pour éviter d'être malencontreusement prise pour une solution miracle.

Ce premier recueil, très réussi, est une suite de gourmandises à lire et à dire avec jubilation et nous attendons d'ores et déjà la suite. Il est édité par les toutes nouvelles éditions le clos jouve à qui nous souhaitons les plus belles aventures. toutes mes pensées ne sont pas des flèches coûte 19 euros.

vendredi 13 septembre 2019

Jérôme Lafargue, Le temps est à l'orage

Résultat de recherche d'images pour "le temps est à l'orage"Un guerrier peut-il devenir troubadour ? Un troubadour parfait ? Peut-être faut-il, même à vingt ans, disposer d'une mémoire très ancienne pour en arriver là.
L'histoire du tireur d'élite Joan Hossepount ne commence pas à la fin des années quatre-vingt dans un bourbier où [les pétales jaunes d'un champ de jasmin se parent de gouttelettes de sang] mais le 2 décembre 1805 dans la neige boueuse d'un plateau près du village d'Austerlitz. Son ancêtre Guilhem Hossepount, seize ans, tue un officier autrichien à deux cents mètres de distance. La précision de son tir éblouit un vieux grenadier de la Garde Impériale et ouvre sa vie à des chemins qu'il n'aurait jamais pu imaginer.
Devenu luthier, sachant désormais lire et écrire, Guilhem construit sa maison dans un hameau landais qui donne sur la forêt et les lacs d'Aurinvia. Un hêtre multiséculaire pousse non loin de là. Aurait-il des pouvoirs comme le frêne scandinave Yggdrasil, cet "arbre divin, mythique source de la vie et maître des destins, lien entre les mondes souterrain, terrestre et céleste" ?
Bien longtemps après, Joan l'étreint régulièrement, lui parle en gascon et en latin, puise des forces pour apprivoiser les tumultes de son existence hantée par trop de morts, dont celles de Will et de sa compagne Anna.
Mais il y a sa fille espiègle qui lui fait "l'effet d'un philosophe en culottes courtes". Mais il y a l'ami Ernest dont il fréquente la librairie pour ses recherches sur son aïeul et le plaisir inquiet de la conversation.
C'est que de graves menaces pèsent sur la forêt et les lacs d'Aurinvia. Des individus s'y livrent à des mises en scène macabres. Lourdement armés, ils ont creusé une tranchée...
Mystérieusement aidé par son chat, Joan retrouve leur trace et l'instinct du guerrier malgré lui qu'il a été, jusqu'à en vomir.
L'orage gronde sur la terre comme au ciel. Un orage peuplé de chimères océanes qui orchestrent une énigmatique partition.
Il faudra beaucoup de temps à Joan pour la déchiffrer et devenir un troubadour parfait au café du Vieux marin où il chante, accompagné de sa guitare, ses compositions de la vie ordinaire. Et beaucoup d'expérience pour comprendre que "le monde n'est ni simple ni complexe, il n'est que ce que l'on décide d'y projeter soi-même".

Jérôme Lafargue signe avec Le temps est à l'orage un roman dont l'écriture manie aussi bien la violence que la tendresse. Sans outrance ni mièvrerie, il offre au lecteur ému de belles pages sur l'amitié. Ses descriptions des tourments géologiques de la terre comme celles de l'atelier de Guilhem sont d'une précision qui élargit dans l'imaginaire la signification du moindre détail. Enfin, sa relation des mythologies rurales liées à l'errance intérieure du personnage rappelle, ici ou là, les travaux de l'historienne et archéologue Fred Vargas.

Extrait :

"Un hêtre géant a alors crû, protégé par l'entrelacs de ruisseaux, d'étangs et de cascades. L'un de ses rejetons, celui-là même situé à proximité de la maison, s'est approché de la mer, comme pour s'acquitter d'une dette ancienne. Au fil des siècles, des inondations et des bouleversements géographiques, deux autres lacs sont venus tenir compagnie à l'étang des Lucioles, s'établissant sur des plateaux dominant la plaine et la côte océane à plus de trois cents mètres de hauteur. Chacun avec son histoire, sa toponymie, sa légende.
Le lac du Loup, mare où venaient s'abreuver des meutes de ces animaux tantôt despotes, tantôt pourchassés et trouvant refuge dans la forêt.
Le lac Malenconia, "mélancolie" en gascon, car s'y rejoignaient les âmes tristes et souffrantes ; plonger son regard dans ses eaux blanches apportait la vision sans équivoque de ce qui vous attendait : peine infinie, rémission provisoire ou rebond définitif."

Le temps est à l'orage de Jérôme Lafargue est publié aux éditions Quidam et coûte 18 euros.

image motspourmots.fr

dimanche 8 septembre 2019

Aymeric Patricot, Les bons profs

Résultat de recherche d'images pour "aymeric patricot les bons profs"Le jour même où son père meurt, Aymeric Patricot décide de devenir professeur de lettres tout en poursuivant son cursus à HEC qu'il n'a pas vraiment choisi... Agrégé, il enseigne en lycée et classes préparatoires depuis assez longtemps pour se retourner sur le chemin parcouru.
Il le fait avec une humilité qui touche le lecteur et mêle adroitement ses souvenirs d'élève brillant à force de travail à ses premiers pas dans la carrière professorale. De même, il aborde profil bas les grandes questions qui traversent le monde de l'éducation, (méthodes et contenus, notations et évaluations, charisme et incarnation, violences personnelles et institutionnelles...)
Tout en prenant parti pour telle ou telle explication, il sait laisser la porte ouverte aux points de vue différents du sien, celui de Bourdieu notamment. Et, surtout, n'étant pas dupe de ses faiblesses, capable d'avouer qu'il ne réussit pas tout même après dix ans de métier, il ne cède jamais aux facilités du jargon spécialement spécialisé des Trissotins de la formation pédagogique.
Autrement dit, Les bons profs d'Aymeric Patricot est tout autant un témoignage, presque romancé parfois, qu'un essai. Les pages consacrées au dénommé Querrat, professeur au "charisme dévoyé" nonobstant sa "moustache fringante" sont un régal. A l'opposé de ce triste sire, l'évocation de l'austère spécialiste de Nietzsche, pour qui "chaque mot comptait comme les pas d'un équilibriste au-dessus du vide", témoigne d'une fascination sans fards ni affiquets pour la connaissance dans toutes ses dimensions.
Aymeric Patricot, qu'on devine par ailleurs plus proche de Condorcet que de Rousseau, aime flâner avec humour dans tous les territoires de la création littéraire et artistique. Commenter Hugo en disant "Bon boulot, Victor !" et Beauvoir par cette remarque : "Elle m'a déçu sur ce coup-là, Simone" montre une proximité affective avec les grands auteurs qui ne triche pas. A l'occasion, une référence inattendue à une série télévisée agrémente malicieusement le propos du prof qui évite cependant de surjouer son rôle d'acteur.
Malgré le professeur sous oxygène qui illustre la couverture du livre, Aymeric Patricot prouve par son expérience et celle de quelques autres que le système éducatif n'est pas toujours un éteignoir ou un étouffoir. L'école, de la maternelle à l'université, est compatible avec la joie. Il y a aussi beaucoup à retenir de ses leçons d'ignorance* quand la modestie est au rendez-vous de l'humain.

Extraits :

"Le silence est un signe aussi. Le discours qui se permet des silences est un discours sûr de lui. Ménageant ses effets, il se donne la liberté de chercher ses mots, parfois ses idées. La vie respire dans ces moments d'arrêt... Les vides sonores révèlent le plein de la pensée, du moins son véritable travail. Ils sont la promesse que ce qui se dira par la suite n'aura pas été récité."

"Ce que j'ai vu à l'IUFM est symptomatique : je n'y ai rien appris, précisément parce que les formateurs ne savaient plus quoi nous dire. Ils évitaient le thème de l'autorité parce que trop de pédagogues en contestaient le principe. Mais ils n'osaient pas non plus aborder le thème des pédagogies nouvelles parce qu'ils avaient peur du ridicule, si bien qu'ils nous lâchaient dans la jungle des classes, au bout d'un an, en ayant presque peur de nous avoir encombré l'esprit. Qu'ils se rassurent ! Nous étions restés vierges."

Les bons profs d'Aymeric Patricot est publié aux éditions Plein jour et coûte 17 euros.

*Georges Perros, quand il enfourchait sa moto pour aller travailler à la faculté de Rennes, aimait dire : "Je vais donner mes leçons d'ignorance."

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