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vendredi 2 mai 2014

Mémoires en friche, Arles en rose, par Hélène Verdier







Il y a dans sa mémoire des villes, connues-inconnues, celles où un jour elle eut une adresse,
 celles où elle fut de passage, celles où elle n'est jamais allée et qui lui sont familères. 
Celles dont jamais elle n'entendit le nom et dont elle rêve. Celles où elle revient, sans trop 
savoir pourquoi. En Arles, comme ils aiment à dire, une maison rose sommeille près des 
emprises ferroviaires, tout près du champ des morts, cachée dans un bartas*.
Le rose transparaît sous les épines, on se griffe, on s'approche. Dans le silence et les
 détritus, fenêtres arrachées, toit en trouées de tuiles volées, la maison s'abandonne.
 Il lui reste jusqu'au bout des couleurs de rêve californien, faites de rose, de turquoise qui
 à chaque angle, en triangles pointés au ciel, disent l'amour des couleurs sous le ciel bleu 
Mistral. C'est une maison simple de rectangles imbriqués, au perron soigné naïvement
 surmonté d'un oriel. Une mince ouverture semble signaler des latrines dont le surplomb 
vient abriter l'entrée, comme un souvenir du moyen âge urbain dans un champ de 
garrigue rattrapé par la ville. Rêves envolés, livrée aux dépeceurs, elle vous envahit 
simplement de douceur et de tristesse comme des souvenirs en inextricable mélange.
Elle se souvenait de son premier voyage en train qui s'acheva ici, de la piscine glacée 
sous le vent de juillet de ses jambes maigres et de son maillot rouge, d'une vieille dame
 à la peau transparente derrière les moustiquaires de métal du quartier de la Roquette,
 de la vieille maison de Trinquetaille où vivait un jeune couple en déchirure, des aïolis 
du Tambourin, des Rencontres de juillet, de la voûte de l'hôtel de ville, des grands volets
 de bois jamais attachés qui battent au vent et viennent signer la ville de leurs claquements 
gris. Elle se souvenait des branches d'amandier de Vincent, de ses japonaiseries en 
Provence, de ses disputes avec Gauguin et de leurs lettres. Elle se souvient de 
promenades. Celle où elle reconnut sans l'avoir jamais vu (une photographie restée 
gravée dans sa mémoire), assis sur la margelle d'un puits, un cousin qu'il fut si heureux
 de retrouver ce jour-là. Elle se souvient de la promenade avec celui qui revenait ici après
 quarante années d'absence pour voir ce qu'il était advenu d'une librairie, et au-dessus, de
 l'appartement du libraire où il avait vécu enfant.
Ce jour-là nous marchions Jean et moi. Nous marchions à la recherche de deux enfants
 dont je fus (il garde toujours dans son portefeuille la photo jaunie qu'à chaque rencontre
 il aime à me montrer).  Nous marchions aussi à la recherche d'une tombe que finalement
 nous trouvâmes (il suffit de prendre le temps de parler longuement à la gardienne du
 cimetière, ce que Jean, comme tous les enracinés du sud, savait faire). Nous la trouvâmes
 après plusieurs tentatives infructueuses (dans les grands cimetières surpeuplés comme des
 villes, les tombes aussi peuvent avoir plusieurs locataires et  les plaques recouvrent les
 plaques, laissant parfois deviner des noms superposés qu'aucune parenté ne lie). Nous la
 trouvâmes et j'en fus émue (chaque jour je tourne la grande clef qui grince pour ouvrir
 les portes de l'armoire en noyer tapissée de rose, dite l'armoire d'Arles — c'est ainsi
 que j'en parle aujourd'hui encore — et qui un jour fit un grand voyage vers le Nord).
Nous marchions aussi à la recherche d'une maison dont Jean, seul, pouvait situer
 l'emplacement et qui (allez savoir pourquoi ) avait pris une dimension particulière dans
 l'histoire familiale. La maison, faite de moellons de calcaire, était somme toute beaucoup
 plus modeste que je ne l'imaginais. Sur un jardinet de ville, un escalier droit sous une
 marquise de verre conduisait au premier étage, ne laissant rien deviner de l'intérieur de la
 maison de la tante d'Arles, une jeune paysanne qui, un jour de la fin du siècle avant-dernier,
 franchit un col des Cévennes (le col de l'Exil ?) pour aller se placer, servir, chez une
 commerçant de la plaine du Rhône (laver, accrocher le linge sur les bartas*, le ranger dans
 l'armoire de noyer dont chaque jour elle tournait la clef). Sur le mur gravé dans la pierre
 scellée, il ne reste que son prénom : villa Rose.

* en occitan, des broussailles épineuses sur lesquelles on pouvait faire sécher le linge. 

*Echange avec Hélène Verdier dans le cadre des Vases communicants initiés
 par François Bon. Vous pouvez me lire sur son blog Loin de la route sûre,
 à cette adresse : http://louisevs.blog.lemonde.fr/

vendredi 3 mai 2013

Vacillations

 Le premier vendredi de chaque mois, des auteurs s'invitent réciproquement en accueillant le texte d'un autre sur leur blog. 
Aujourd'hui, j'accueille un texte d'Hélène Verdier, et elle héberge dans le même temps un des miens sur son blog Loin de la route sûre.
 *
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VACILLATIONS


Sur le pont du navire de croisière je trantaille*. Employer les mots des siens : trantailler, comme aurait dit mon père, un bercement des mots qui fait surgir la voix, parce que la voix des disparus, c'est ce qui est le plus difficile à extraire des vacillations de la mémoire. Et son accent, l'accent du sud : mais que faisions nous donc à Nantes lorsque j'étais enfant ? Il pleut toujours sur Nantes.

Le Capitaine est un taiseux qui charge les excursionnistes comme il embarquait des régimes de bananes au temps où il pilotait un cargo de la marine marchande. Tout ce qu'il demande, c'est qu'ils se tiennent tranquilles, montent à Nantes et débarquent à Saint-Nazaire, sans histoires, sans passer par dessus bord ― parce qu'ils ont fatalement des idées bizarres les excursionnistes― alors Pedro, le largueur d'amarres, veille au grain, et le Capitaine se tait, il ne parle jamais le Capitaine, enfin il ne ME parle jamais.

Alors je prends mon micro, et pourtant je voudrais me taire, aussi. Regarder en silence les estacades et les bateaux, les cheminées de la centrale et la tour à plomb, les ruines et les échafaudages, les cygnes et les roseaux. Mais surtout passer en silence devant la tour blanche et rouge, surmontée d'un petit pavillon aux volets verts, un univers français en promontoire, sorti de l'imagination d'un artiste japonais** dont j'ai oublié le nom à force de le répéter aux excursionnistes. Oui, je vacille sur le pont du bateau le micro à la main.

Parce que ce lieu, il m'appartient, et je détesterais montrer ma nostalgie aux passagers muets qui sans doute ne s'en apercevraient pas, même pas. J'y venais autrefois avec LUI lorsque nous étions adolescents, sous les étoiles nous écoutions le fleuve. Je m'appelais Gisèle alors ― un prénom que j'ai toujours détesté, enfin, pas toujours, seulement lorsque j'étais mariée avec un directeur de banque qui m'appelait Chérie, et que j'ai quitté pour un fermier sud-africain d'origine allemande qui m'appelait Gisela, raison pour laquelle je suis finalement revenue ici, parce je détestais ce G, dur. Alors, j'ai décidé de m'appeler Louise. Et je regarde la petite maison sur le phare. J'aurais pu y vivre avec lui, écouter le son de sa voix que je cherche vainement au fond de ma mémoire. Mais peut-être a-t-il perdu les cheveux bouclés qu'il avait très doux et qu'il portait longs ?

Journal de Louise [29 juin 2012]

*trantailler (occitan) = trembler, perdre l'équilibre, vaciller




Les autres vases :
 
Danielle Masson  et Wana Toctouillou
Éric Dubois  et Chris Simon
Chez Jeanne  et Franck Queyraud 
Dominique Hasselmann et François Bonneau