mercredi 20 août 2014

Autopsie des larmes

On dit : " Il (ou elle) a pleuré toutes les larmes de son corps. " Justesse de l'expression. Comprendre toutes les larmes déjà pleurées et qui reviennent, auxquelles se mêlent les houles nouvelles des humeurs mises à mal. Un ressac parti du bas-ventre qui ondoie jusqu'à la gorge : expectorant. Avec ses compressions et ses dilatations d'organes et de vaisseaux. Eau. Sel. Sang. Morve. Glaires.
On dit : " C'est tout qui remonte. " Justesse encore de l'expression. Les spasmes du corps sont aussi les spasmes des souvenirs, des regrets, des désirs, des frustrations, des émotions, des sentiments, des illusions même. 
Un chaos dans le goulet d'étranglement de la poitrine qui se soulève.
Ce n'est pas du chagrin. Ce n'est pas du malheur qui suinte. En un quart d'heure c'est fini.
Reste un regard hébété dans une tête lourde. Même la transparence des choses devient quasi matérielle. Comme si tout l'être s'était épaissi d'une substance plâtreuse qui déséquilibre les mouvements.
On tituberait presque. 
On reste vide un temps. Sec enfin. Quelques douleurs infimes passent. Dans le corps réel et le corps inventé. 
On écrit cela. On l'écrit automatiquement. Cliniquement. On ne pense pas. La pensée aussi a été pleurée. 
On l'autopsiera également, quand on aura la prétention de faire de la littérature.

mardi 12 août 2014

Sylvia ( Trash ) Plath

Sylvia Plath, météore persistant de la poésie anglaise contemporaine, est tour à tour réaliste, surréaliste, parfois bucolique dans ses évocations de la nature, souvent macabre dans ses portraits du corps malade. Il arrive même que, subrepticement, un trait d'humour parvienne à s'immiscer dans la richesse de sa palette. 
On note aussi, dans Arbres d'hiver précédé de La Traversée ( ouvrage présenté par Sylvie Doizelet et traduit par Françoise Morvan et Valérie Rouzeau ), des éléments trash ou grunge, voire gore, bref, pas très nets entre les doigts de pieds qui dégoulinent. Ces poèmes écrits au début des années soixante font de Sylvia Plath un précurseur de l'ultra " modernité ", qui ne maquille rien de toutes les violences, de tous les égarements. L'écriture même épouse les ruptures du chaos. 

Les géraniums rouges, je connais.
Amis, amis. Ils puent la sueur sous les bras
Et les maladies compliquées de l'automne,
Aussi musqués qu'un lit le matin après l'amour.
Les narines me picotent de nostalgie.
*
C'est une statue que roulent les garçons de salle.
Je l'ai amenée à la perfection.
Je reste avec un pied ou une jambe,
Une denture, ou des calculs
A  faire tinter dans un flacon et rapporter à la maison,
Et du tissu en rondelles - un salami pathologique.
Cette nuit ces pièces sont ensevelies dans un glacière.
Demain elles nageront
Dans du vinaigre comme des reliques de saints.
Demain, le patient aura un bras en plastique rose,
impeccable.
*
Le tatou sommeillait dans son bac à sable
Aussi obscène et nu qu'un porc, les souris blanches
Se multipliaient à l'infini comme des anges sur une
tête d'épingle
Par pur ennui. Enchevêtrée dans les draps trempés de
sueur
Je me souviens des oisillons ensanglantés et des lapins
écartelés.
*
Je broie des seins gluants comme des poulpes.
C'est pour nourrir
Les violons des langueurs que j'engloutis de l'oeuf -
De l'oeuf et du poisson, mol régal, 
Mollusque aphrodisiaque.
Ma bouche arque
Sa moue de Christ
Quand ma machine arrive à bout.

dimanche 3 août 2014

Le chasseur immobile, Fabrice Farre

Le chasseur immobile est supérieur à tous les autres chasseurs car il ne rentre jamais bredouille. Les petits riens de l'ordinaire suffisent à sa joie : un caillou roulé sans cesse sous les doigts, les cous allongés de quelques chevaux, un bonbon rond, une lueur sur le montant d'une balançoire dans un " jardin orphelin".
Fabrice Farre, auteur du recueil Le chasseur immobile aux éditions Le Citron Gare, cite en ouverture la Chanson de cavalier de Federico Garcia Lorca. Le poète castillan savait qu'il n'arriverait pas jusqu'à Cordoue car tout autour de lui était invitation à l'ailleurs. Fabrice Farre n'arrivera pas non plus à une quelconque destination car il n'en cherche aucune.

Dans le jardin
où nous ne sommes pas
devant la porte ouverte
et le café qui fume
nous jetons quelque
regard terrestre.
Le muret lézardé puis l'arbre
malingre nous aident à lever nos conditions
nous en sommes réduits
à boire ce qui descend
et nous évalue enfin
sans jamais quitter nos chaises.

La poésie de Fabrice Farre, qui hésite entre vers et proses, saisit ce qu'il y a de plus fugitif dans le réel aperçu. Elle nomme l'invisible du dehors et du dedans mêlés et l'éternelle fragilité animale de l'humain. 

Ce qui resserre rassure
le lit à portée, les insomnies intranquilles
sur les mots ressassés, le travail maigre
peu enclin à nourrir l'affamé
le café qui ronronne
la mécanique de l'ordre des choses
et l'idée nomade de n'être de nulle part.
Je suis vite dehors quand je regarde
dans cet intérieur ouvert, les yeux fermés.

Ce beau recueil de Fabrice Farre est illustré avec bien du talent par Sophie Brassart. La revue Ce qui reste, animée par Vincent Motard-Avargues, accueille depuis peu quelques textes de ce poète dont je conseille de suivre les pas. Immobiles.


dimanche 13 juillet 2014

Cette impuissance de la poésie

La métaphore. Cette impuissance de la poésie.
Enrobée.
*
On ne peut pas dire que l'on sait. On ne l'a jamais pu. Se définir par ce qui manque car quelque chose toujours a manqué. Là où l'écriture advient. Avec ses trous.
*
On retourne devant les livres contre le mur. Qui font face. On regarde cet ensemble menaçant. Dans son silence même. Surtout ne pas savoir ce qu'on vient chercher là, de vain. Mais on se souvient qu'on a une fois jeté tous les livres par la fenêtre, à dix-sept ans.
*
Reviennent encore les paysages de brumes et leurs maisons basses blotties autour du silence. On les peuple de chiens jaunes et d'oiseaux malades. On imagine ce qui pouvait dégorger de la boue des fossés quand les corps se mettaient à saigner. Mais est-ce bien cette enfance-là que l'on a vécue ? De quelle mémoire sourde a-t-on été chargé ? Avant.
*



vendredi 11 juillet 2014

Hélène des Ligneris me répond

Hélène des LIGNERIS
Librairie La Machine à Lire
 8 place du Parlement
33000 BORDEAUX

 Monsieur Dominique Boudou
Bordeaux, le 7 juillet 2014,
Monsieur,

J’ai pris connaissance tout à fait par hasard de l’article que vous avez écrit le 21 avril : « Comment Hélène des Ligneris m’a tuer. »
Je dois avouer que le moyen d’expression et  la violence des mots m’ont profondément choquée. Le ton et la formule me paraissent tout à fait disproportionnés à l’égard de l’événement qui les motive. Même dans la provocation, il n’est pas interdit, me semble-t-il, de faire preuve de discernement et d’un minimum de sens des responsabilités.
Nous recevons beaucoup de livres à la Machine à Lire. J’essaie d’accorder à  chacun d’eux l’attention qu’il mérite, en le confiant au libraire concerné.  Votre livre a échappé à ma vigilance. Il m’a été remis il y a 8 jours seulement, suite à mes recherches. Il est désormais en place, dans le rayon poésie de la Machine à Lire.
Quant au libraire en charge de la poésie, au sujet du quel vous écrivez « dont on m'a dit qu'il s'en fichait pas mal d'un autre bouquin à caser », sachez qu’il est très respectueux des auteurs, comme nous nous efforçons  tous de l’être
Cordialement


                                                                                  Hélène des Ligneris

samedi 28 juin 2014

Où fouiraient les courtilières

Il y aurait, dans le terreau plus suintant de la face nord, un humus où fouiraient des courtilières. Et c'est là, peut-être, qu'on trouverait les mots les mieux accordés aux remugles des corps.
Dans la lumière noire.
*
On ne dit pas qu'on aime la poésie. On ne l'a jamais dit. On sent un attachement dont les liens ne sont pas toujours sûrs. Mais on voudrait les rompre qu'on ne pourrait pas.
*
L'autre, qu'on aime, blessée avant même que de naître, commence à se dépouiller. Le regard s'ouvre davantage au bord d'un vide qu'on mettra du temps à toucher. Les veines ne se détachent pas encore du corps. La peur viendra plus tard.
*
On s'étonne d'atteindre cinquante ans. On écrit des romans mal cousus, avec des fondrières d'où le silence ne monte pas. On les envoie peu aux éditeurs, qui les refusent. On finit par leur donner raison.
On jette.
*
Il faudrait demander à des enfants de dessiner la face nord, sans préciser s'il s'agit ou non d'une montagne. Peut-être alors verrait-on apparaître le caché en soi de tout visage. Comme un passage entre l'ombre et la lumière.
Confondu.
*
Extraits d'un texte sur l'établi en vue d'une publication numérique en décembre.

dimanche 22 juin 2014

Gérard Engelbach, poète trop effacé

La dixième livraison de la collection " poètes trop effacés " aux éditions Le Nouvel Athanor est consacrée à Gérard Engelbach. Jean-Luc Maxence évoque dans le portrait de cet auteur effectivement méconnu, un sillage dans la mouvance d'André du Bouchet. Il ajoute : " Il y a toujours de l'interprétation picturale chez Gérard Engelbach, un goût omniprésent de l'image, une volonté farouche de tout rassembler dans la paume de l'essentiel, un art de répertorier l'insolite... "
Un choix de poèmes depuis la fin des années soixante jusqu'à nos jours offre au lecteur une déambulation dans cette oeuvre lumineuse, parfois mystique.

Vous entrerez dans la maison des champs,
Vous ne parlerez pas.
Encore un été dans la touffeur des cheveux !
Les bêtes du couchant bougeront dans vos yeux,
Vous ne parlerez pas.
Quelque part un peu du temps s'effrite.
*
Des morts chuintaient parmi les vaisseliers,
Nous attendions un signe sur le mur :
Vagues hautes sur la lande, happant, mordant,
Ne laissant rien
Qu'une main pendue au toit.
Plus tard viendraient la longue averse,
Les fruits nus ramassés en courant,
Le rauque cri de guerre,
Le fabuleux désordre.
Si lointains biefs, si lointaines écluses,
Les Flamands jouent aux cartes, c'est l'été,
L'eau décisive, les trains brumeux du soir.
*
L'enfant sur le perron,
Ses lèvres qui remuent
Et la pensée gravit les ondes
Loin des vallons connus,
Des haies, des boulodromes.
Le soir, le soir têtu, le réchauffe.
*



mercredi 18 juin 2014

Marasme, de Béatrice Mauri

La réalité de notre temps [déraisonnable où l'on remettra bientôt les morts à table ], hachée menu, passée au rotor à désosser l'humain, s'exprime dans Marasme par les perceptions au laser de "l'iris".
Béatrice Mauri la découpe en blocs inégaux, impossibles à jointoyer, car " le sens n'a pas encore tiré la chasse". Avec une langue prise dans la tourmente, " à la hurle ", qui brouille toutes les lignes à commencer par celle de l'horizon chaviré.
Une lecture attentive de Marasme, tantôt accélérée tantôt ralentie pour se pénétrer du vacarme des sons déchirés, nous donne à entrevoir une critique singulière de la servitude involontaire du quotidien. " Ici les limaces laissent leurs baves en signe de désespérance ", écrit Béatrice Mauri. On pense à Bacon, le peintre, qui s'émouvait des traces déposées au passage des escargots et qu'il comparait au cheminement pauvre des hommes. On pense aux premiers romans de François Bon dont la langue courait jusqu'à l'inaudible pour rattraper [l'incurable retard des mots ]. On imagine, puisque Béatrice Mauri évoque son appartenance au courant de la poésie sonore, des déchaînements de guitares électriques à la recherche de notes jamais entendues, eux-mêmes dépecés par l'absurde cacophonie d'ustensiles sous Prozac ou Lexomil. Dans l'espoir, qui sait, de "gagner du terrain sur la mascarade".
 "cendre de clopes laissées sur le bord de la station ramassées par le balayage d'une jeune femme pliée sous la poubelle qui s'excuse entre les pas pressés de ceux qui encochent son temps d'entraves lignes invisibles qui crachent des ordures près du balai sans la voir montant dans le tram damnés d'eux-mêmes en dégorge ruminante de sons râleurs qui ruminent l'absence oui ce bout de scotch sous le pied qu'ils ne pensent même pas à décoller pour revoir la nuit des autres autour à l'arrêt "
Salué par Antoine Emaz, Marasme de Béatrice Mauri est une publication des éditions de la Crypte. (voir sur www.editionsdelacrypte.fr)

Dans une veine assez semblable, l'auteur a également publié Mortier aux éditions Tarabuste en 2010 (revue Triages).

lundi 16 juin 2014

Un fils du gouvernement, 12

                                               12


         Quinze jours avant de se rendre à Caen, madame Picot s'était aperçue que sa maison avait besoin de travaux. Les lambris du rez-de-chaussée prenaient depuis des années le teint des vieux malades. La peinture marron faisait des cloques. Une odeur de renfermé planait dans les couloirs et se propageait à l'étage où la situation était à peine meilleure. Les planchers, les plafonds, les tapisseries, il aurait fallu tout refaire.
         Le temps pressait. L'argent manquait. Madame Picot embaucha un estropié qui ne prenait pas cher. La chambre d'enfant fut entièrement lessivée. Les taches les plus résistantes furent grattées au couteau. Quand les vitres de la fenêtre eurent retrouvé un éclat proche du neuf, un peu de lumière entra enfin dans la pièce. Qui révéla le mauvais état de la tapisserie.
         - C'est comme la peau des grands brûlés, dit l'estropié, si vous ôtez la première couche, toutes les autres viennent avec.
         La chambre d'enfant fut donc repeinte en blanc, plusieurs fois, et le résultat était à première vue satisfaisant. Le regard glissait sans rencontrer d'épaisseurs suspectes. Les coups de pinceau s'étaient pour la plupart convenablement superposés. Mais on apercevait dans les coins, comme si l'estropié avait mal retenu ses gestes, des amas de matière qui laissaient des coulures. Le long des plinthes, là où la poussière avait résisté, la peinture mélangée à toutes sortes de résidus, montrait d'assez larges bouffissures.
         Ceci fait, madame Picot avait accroché au mur une gravure champêtre et mis dans un vase quelques herbes sèches. Puis elle avait trouvé chez une voisine un lit d'une place et sa garniture. Le bois des montants, assez clairs, ne jurait pas avec la blancheur du décor.
         Pendant des mois et des mois, à raison d'une quinzaine d'heures par jour en moyenne, mon cerveau a poursuivi ici sa construction lente de la perception du blanc. Mais qu'aura-t-il enregistré d'autre ? Qui me marquerait encore aujourd'hui ? Quels morceaux de paysage ? Quel environnement sonore ?
         Les maisons n'avaient pas à l'époque de double vitrage. Les bruits de la rue de l'Ethe me parvenaient à peine atténués par la fenêtre qui fermait mal. Quand la vie a repris après la fonte des neiges et des glaces, j'ai entendu toutes les rumeurs de Saint-Georges. Mon cerveau les a triées, classées puis rangées dans ses tiroirs. A un an, malgré une conscience encore floue des aigus et des graves, je faisais la différence entre un camion et une voiture. Je commençais à identifier le son plus granuleux des tracteurs. A l'intérieur de la maison, je savais quand madame Picot se levait de sa chaise et montait l'escalier.
         Aucun de ces bruits n'a été l'objet d'un classement particulier dans ma mémoire. D'autres se sont produits, qui auront été rangés au fond d'un tiroir à secrets. Afin de protéger mon corps de leur atteinte sournoise. Des cris peut-être, exprimant la colère, la douleur, l'impuissance. Un drame et ses violences, contre lesquelles je n'ai rien pu. Mes oreilles se seront mises à bourdonner. A siffler. Une forte poussée sur mes tympans les aura percés. Je suis devenu sourd.









samedi 14 juin 2014

Un fils du gouvernement, 11

                                      11


         Je fais un rêve de guerre une fois par mois. Un ennemi sans visage me pourchasse. Le sang ruisselle. La douleur hurle. La chair est dépecée, quand elle ne brûle pas comme du petit bois. Je me cache. Je trouve des replis indéfinissables, des trous peut-être, ou des lézardes, d'invisibles recoins, trop soudainement apparus, dans lesquels aucun corps ne peut tenir vraiment et ce n'est jamais un lieu sûr pour continuer à fuir. A la seconde où je vais être capturé, je me réveille. Surpris que la sueur sur ma peau ne soit pas rouge. Etonné d'avoir encore des bras et des jambes capables d'articuler un mouvement. Une bouche pour dire la peur. Sachant qu'un enfant ne rêve pas avant l'âge de six ans et que j'en ai cinquante-huit, l'opération est facile à compter. J'ai fait six cent vingt-quatre rêves de guerre. Si j'ajoute ceux dont je ne me suis pas souvenu, l'estimation de mille rêves de guerre est une conjecture raisonnable. Mille rêves à la fin desquels je parviens à échapper à l'ennemi en me réveillant. Qui me laissent le souffle haché dans le lit défait.
         Je suis un enfant de la guerre. J'en ai entendu parler pendant toute mon enfance. Par les gens qui m'entouraient et l'avaient vécue. Celle de quatorze, celle de trente-neuf. Celle qu'on prévoyait pour bientôt et qui serait la plus terrible. J'en éprouvais des craintes diffuses car on causait souvent à mots couverts. Mais j'imaginais aussi des héros qui sauraient me protéger. Adolescent, gagné par la fièvre de lire, j'ai dévoré des romans sur toutes sortes de conflits. Des antiques, des médiévaux, des contemporains, des intergalactiques aussi bien. Aujourd'hui, dans le renoncement de la fatigue, je ne dédaigne pas un film de guerre, si mauvais soit-il. Je pressens cependant que ces récits ne sont pas à l'origine de mes rêves. Je pense au trajet du retour à Saint-Georges-des-Groseillers, dans la voiture de madame Picot.
         Elle n'aimait pas conduire. Elle redoutait les virages, les côtes, les carrefours. Et c'était pire par temps de pluie. Avec toutes ces imprudences qu'on voyait sur les routes. L'angoisse du chemin ajoutée à l'angoisse de ma présence, c'en était trop pour des nerfs peu solides.
        - Il faut que je trouve quelque chose à raconter, aura dit madame Picot. Il ne dort peut-être pas. Il sera rassuré.
         Je ne dormais pas. Les voitures ne bercent pas comme les trains. Les voix résonnent d'une autre façon dans un espace plus clos. Mais comment imaginer celle de madame Picot ? Alors que son corps tout entier se crispait sur le volant et les pédales. Que ses yeux inquiets allaient sans cesse du pare-brise à mon berceau posé en bas du siège avant. C'était donc une voix inquiète, que l'émotion assourdissait. Venue selon ce qui était dit du fond de la gorge ou du haut du palais. Une voix d'hésitations, de repentirs, souvent à la limite de la cassure.
        - Je ne connais pas d'histoires à raconter, aura commencé madame Picot. Je n'ai pas l'habitude. Quand on vit seule pendant des années, on finit par perdre les mots. On s'adresse à l'épicier, au boucher mais c'est mécanique. Alors, je ne sais pas. De toute façon, enfin, je veux dire, à trois mois, hein. Je peux aussi bien passer du coq à l'âne. Ou des vaches aux vaches. Les compter. Avec tous les prés qu'il y a jusqu'à Saint-Georges. Oui, je peux. Mais à quoi bon ? Si au moins je savais chanter. La voisine, qui a un garçon de deux ans, chante souvent. Elle fait des gestes en même temps et son garçon rigole. Il faudra peut-être que j'en apprenne, des chansons. Et puis c'est bon pour le moral. Surtout là, en Normandie. Le ciel manque de hauteur. On étouffe dessous, sans s'en apercevoir, et on se met à boire. Si encore il y avait des distractions, à Saint-Georges ! Les jeunes vont à Flers pour s'amuser. Tous les autres s'ennuient. Il ne se passe jamais rien chez nous. Alors on n'a rien à retenir à part le travail. Pour les femmes, le ménage et le jardin. Et pour les veuves, alors là. Après cinquante ans, aucun espoir. Au moins, en quarante-quatre, quand il y a eu les Canadiens, toute cette émotion. Mais, bon. Je ne vais pas raconter ça. La page est tournée. Encore heureux. Les Canadiens n'ont pas eu de chance, c'est tout. Comment on échappe au malheur, hein ? Si on ne le voit pas arriver ? C'est comme en voiture. Une seconde d'inattention et l'accident vous tombe dessus.
         Madame Picot ne parvenait pas à se détendre. Les jointures de ses doigts avaient blanchi. Sa nuque, comme serrée dans un garrot, la faisait souffrir jusque en bas du dos. Et la route était mauvaise. Il n'y avait pas trop de difficultés jusqu'à Fleury-sur-Orne malgré une circulation intense due à la proximité de Caen. La route d'Harcourt, qu'on avait élargie, marquée en son milieu de pointillés jaunes, présentait peu de dangers. La départementale cinq cent soixante-deux, en revanche, constituait une épreuve. Des accidents faisaient souvent la une du journal. Des morts. Des blessés graves. L'alcool du samedi soir tuait autant que le mauvais état du réseau. Le brouillard ou le crachin augmentaient aussi les risques. Madame Picot, comme tout le monde dans la région, lisait ces chroniques. Elle se souvenait des photos qui allaient avec. Des véhicules encastrés les uns dans les autres. D'autres coupés en deux ou quasiment aplatis. Le visage de la mort n'était bien sûr pas montré, seulement imaginé, et l'effroi n'en était que plus grand.
         - C'est comme les images de la guerre, aura continué madame Picot. Sauf que les Canadiens, on les a vus mourir. On les a entendus. Et tous ces blessés. On les a évacués dans des tombereaux. On n'avait rien d'autre. C'était la guerre. Pas d'essence pour mettre dans les camions. Pas de quoi administrer des soins d'urgence. Ceux qui ont été tués sur le coup ont eu de la chance. On les a rassemblés sous un hangar. Certains étaient si défigurés que quelqu'un les a recouverts avec un drap. Enfin. Je n'entre pas dans les détails. Mais c'est rien un corps humain. Voilà ce que je me suis dit. Tellement fragile. Une balle perdue et c'est fini. Même un frelon peut tuer. Même une épine de rose. Alors. Tout ça.