vendredi 29 août 2014

Antoine Compagnon et les ouvriers

Dans un récent entretien, Antoine Compagnon, auteur d'un ouvrage très agréable sur Montaigne, a déclaré ceci : " On est un meilleur ouvrier si on a lu Montaigne et Proust. " 
La formulation, trop lapidaire, maladroite, a été perçue comme l'expression d'un mépris envers la classe ouvrière.

Nous savons que la culture, même la plus élevée, n'a jamais empêché les hommes de sombrer dans la barbarie. Ce constat aura probablement contribué à pousser un Paul Celan ou un Primo Levi au suicide.

Cependant, nous savons aussi qu'on peut vivre mieux avec la culture que sans. Et, en effet, on est meilleur ouvrier dans la construction de soi si on a un peu lu, un peu réfléchi, un peu échangé à propos des savoirs et de leur évolution.

Je connais bien le milieu ouvrier. Dans ma famille. Parmi mes amis. Je connais des ouvriers cultivés et d'autres, hélas, qui le sont moins. Pour monter une cloison de placo ou installer une baignoire, la littérature, la philosophie importent peu. Mais la vision du chantier n'est pas la même selon qu'on a ou non de la culture. 

On pourrait dire : " Bah ! L'essentiel est que la cloison ne s'effondre pas, que la baignoire soit étanche ! "

Certes ! Mais la culture peut transfigurer l'acte de faire, de construire, d'agencer des espaces. J'ai vu récemment un installateur de chaudières qui parlait aussi bien que Brautigan de ses émotions de pêcheur, de la conception du geste de pêcher dans le cerveau qui élabore. C'était là, peut-être, un ouvrier plus heureux qu'un autre dont l'horizon ne dépasserait pas l'écran de la télévision.

Car il était ouvrier de lui-même.

Alors, prenons les paroles d'Antoine Compagnon au sens de l'élitisme pour tous comme l'entendait un autre Antoine, Vitez.



mardi 26 août 2014

Orhan Pamuk, Neige

Pour comprendre comment le fait religieux, de la croyance ordinaire jusqu'à la foi la plus ancrée, s'empare peu à peu d'une identité, la ronge, la transforme, se substitue à elle jusque dans les corps... Au point de prendre les armes...

" Ipek s'assit sur le reborde du lit. Si tu m'aimes vraiment, file là-bas, dit-elle. Elle fixa Ka d'un regard mystérieux et charmant. Mais fais attention aussi. Il n'y a pas plus fort que lui pour entrer immédiatement à l'intérieur des gens comme un djinn, dès qu'il a trouvé en leur âme un point de fragilité et de faiblesse.
- Que va-t-il me faire ?
- Il parlera avec toi et d'un coup te jettera par terre. Il prétendra que ce que tu dis avec des mots ordinaires est d'une immense sagesse et que tu es un homme accompli... Il fait ça de telle façon que tu crois qu'il croit vraiment en ta sagesse et il le croit vraiment de tout son coeur. Il se comporte comme s'il y avait en toi un autre beaucoup plus haut que toi. Après un temps, toi aussi tu commences à voir en toi cette beauté : tu pressens que la beauté qui est en toi, c'est la beauté de Dieu que tu n'as pu discerner jusque-là, et tu deviens heureux. Et le monde est fondamentalement beau quand tu te trouves à ses côtés. Tu aimes cheikh Efendi qui t'a fait découvrir ce bonheur. Mais au cours de ce processus, un autre versant de ta raison te murmure que tout ça n'est qu'un jeu de cheikh Efendi, et qu'en fait tu n'es qu'un misérable et qu'un pauvre idiot. Cependant, autant que je l'ai compris de Muhtar, il ne te reste plus de force pour croire à ce côté négatif et misérable.Tu es tellement pauvre et malheureux que tu penses que seul Dieu te sauvera. Là-dessus, ta raison, qui ne connaît pas les inclinations de l'âme, se rebelle d'abord un peu. Et ainsi tu empruntes la voie que te montre le cheikh, parce que c'est la seule qui te permettra de rester debout dans ce monde. Le plus grand talent de Sa Sainteté cheikh Efendi est de faire sentir au misérable qui est en face de lui qu'il est beaucoup plus noble qu'il ne l'est, parce que la majorité des hommes de cette ville de Kars savent bien qu'en Turquie personne ne peut être plus misérable, plus pauvre et plus perdant qu'eux. De la sorte, à la fin, tu crois en premier lieu au cheikh et en second lieu tu crois à l'islam en quoi il t'a fait croire. Et cela n'est pas une chose aussi mauvaise que cela y paraît d'Allemagne ou que le prétendent les intellectuels laïcs. Tu deviens comme tout le monde, tu ressembles au peuple, et tu es un peu sauvé du malheur. "

Neige, Orhan Pamuk, Gallimard, 2005, page 111

vendredi 22 août 2014

La folie Bacalan

Rééducation cardiaque oblige, je m'efforce à la marche jusqu'aux Bassins à flot. Je compte les grues des chantiers à ciel ouvert. Dix, vingt, parfois davantage. Je longe les palissades. Elles annoncent une surveillance électronique par un logo qui ressemble plus à un revolver qu'à une caméra. Je lis, à l'encre jaune sur fond rouge, que "le pire est à construire". Je souris. Et s'il y avait du vrai dans cette phrase ramassée comme un poing ! Plusieurs centaines d'appartements sont proposés à la vente ou à la location dans le secteur des Bassins. La Cité des civilisations du vin à Bordeaux laisse déjà miroiter son profil dans les eaux de la Garonne. Le musée de la Marine a déjà posé ou posera bientôt sa première pierre du côté de la Base sous-marine. Mutation, mutations. Le béton éradique les friches. Un paysage s'évanouit ? Un autre aussitôt sort de l'ombre. Je me trouve dans une fascination proche de la stupeur. Je pense à l'injonction biblique : " Croissez et multipliez ! ". Je me dis que le pari du développement est risqué. Qui seront ces milliers d'habitants supplémentaires à Bacalan ? Viendront-ils, seulement ? Et s'ils ne venaient pas ? Et si on les attendait longtemps, fiévreusement, en fixant une ligne d'horizon peuplée de mirages ? Dans quelle folie se trouverait le quartier, miné par cette attente ? Comment nous ravirait-elle à nous-mêmes, petits marcheurs que nous sommes, dans les pas incertains des jours ?

mercredi 20 août 2014

Autopsie des larmes

On dit : " Il (ou elle) a pleuré toutes les larmes de son corps. " Justesse de l'expression. Comprendre toutes les larmes déjà pleurées et qui reviennent, auxquelles se mêlent les houles nouvelles des humeurs mises à mal. Un ressac parti du bas-ventre qui ondoie jusqu'à la gorge : expectorant. Avec ses compressions et ses dilatations d'organes et de vaisseaux. Eau. Sel. Sang. Morve. Glaires.
On dit : " C'est tout qui remonte. " Justesse encore de l'expression. Les spasmes du corps sont aussi les spasmes des souvenirs, des regrets, des désirs, des frustrations, des émotions, des sentiments, des illusions même. 
Un chaos dans le goulet d'étranglement de la poitrine qui se soulève.
Ce n'est pas du chagrin. Ce n'est pas du malheur qui suinte. En un quart d'heure c'est fini.
Reste un regard hébété dans une tête lourde. Même la transparence des choses devient quasi matérielle. Comme si tout l'être s'était épaissi d'une substance plâtreuse qui déséquilibre les mouvements.
On tituberait presque. 
On reste vide un temps. Sec enfin. Quelques douleurs infimes passent. Dans le corps réel et le corps inventé. 
On écrit cela. On l'écrit automatiquement. Cliniquement. On ne pense pas. La pensée aussi a été pleurée. 
On l'autopsiera également, quand on aura la prétention de faire de la littérature.

mardi 12 août 2014

Sylvia ( Trash ) Plath

Sylvia Plath, météore persistant de la poésie anglaise contemporaine, est tour à tour réaliste, surréaliste, parfois bucolique dans ses évocations de la nature, souvent macabre dans ses portraits du corps malade. Il arrive même que, subrepticement, un trait d'humour parvienne à s'immiscer dans la richesse de sa palette. 
On note aussi, dans Arbres d'hiver précédé de La Traversée ( ouvrage présenté par Sylvie Doizelet et traduit par Françoise Morvan et Valérie Rouzeau ), des éléments trash ou grunge, voire gore, bref, pas très nets entre les doigts de pieds qui dégoulinent. Ces poèmes écrits au début des années soixante font de Sylvia Plath un précurseur de l'ultra " modernité ", qui ne maquille rien de toutes les violences, de tous les égarements. L'écriture même épouse les ruptures du chaos. 

Les géraniums rouges, je connais.
Amis, amis. Ils puent la sueur sous les bras
Et les maladies compliquées de l'automne,
Aussi musqués qu'un lit le matin après l'amour.
Les narines me picotent de nostalgie.
*
C'est une statue que roulent les garçons de salle.
Je l'ai amenée à la perfection.
Je reste avec un pied ou une jambe,
Une denture, ou des calculs
A  faire tinter dans un flacon et rapporter à la maison,
Et du tissu en rondelles - un salami pathologique.
Cette nuit ces pièces sont ensevelies dans un glacière.
Demain elles nageront
Dans du vinaigre comme des reliques de saints.
Demain, le patient aura un bras en plastique rose,
impeccable.
*
Le tatou sommeillait dans son bac à sable
Aussi obscène et nu qu'un porc, les souris blanches
Se multipliaient à l'infini comme des anges sur une
tête d'épingle
Par pur ennui. Enchevêtrée dans les draps trempés de
sueur
Je me souviens des oisillons ensanglantés et des lapins
écartelés.
*
Je broie des seins gluants comme des poulpes.
C'est pour nourrir
Les violons des langueurs que j'engloutis de l'oeuf -
De l'oeuf et du poisson, mol régal, 
Mollusque aphrodisiaque.
Ma bouche arque
Sa moue de Christ
Quand ma machine arrive à bout.

dimanche 3 août 2014

Le chasseur immobile, Fabrice Farre

Le chasseur immobile est supérieur à tous les autres chasseurs car il ne rentre jamais bredouille. Les petits riens de l'ordinaire suffisent à sa joie : un caillou roulé sans cesse sous les doigts, les cous allongés de quelques chevaux, un bonbon rond, une lueur sur le montant d'une balançoire dans un " jardin orphelin".
Fabrice Farre, auteur du recueil Le chasseur immobile aux éditions Le Citron Gare, cite en ouverture la Chanson de cavalier de Federico Garcia Lorca. Le poète castillan savait qu'il n'arriverait pas jusqu'à Cordoue car tout autour de lui était invitation à l'ailleurs. Fabrice Farre n'arrivera pas non plus à une quelconque destination car il n'en cherche aucune.

Dans le jardin
où nous ne sommes pas
devant la porte ouverte
et le café qui fume
nous jetons quelque
regard terrestre.
Le muret lézardé puis l'arbre
malingre nous aident à lever nos conditions
nous en sommes réduits
à boire ce qui descend
et nous évalue enfin
sans jamais quitter nos chaises.

La poésie de Fabrice Farre, qui hésite entre vers et proses, saisit ce qu'il y a de plus fugitif dans le réel aperçu. Elle nomme l'invisible du dehors et du dedans mêlés et l'éternelle fragilité animale de l'humain. 

Ce qui resserre rassure
le lit à portée, les insomnies intranquilles
sur les mots ressassés, le travail maigre
peu enclin à nourrir l'affamé
le café qui ronronne
la mécanique de l'ordre des choses
et l'idée nomade de n'être de nulle part.
Je suis vite dehors quand je regarde
dans cet intérieur ouvert, les yeux fermés.

Ce beau recueil de Fabrice Farre est illustré avec bien du talent par Sophie Brassart. La revue Ce qui reste, animée par Vincent Motard-Avargues, accueille depuis peu quelques textes de ce poète dont je conseille de suivre les pas. Immobiles.


dimanche 13 juillet 2014

Cette impuissance de la poésie

La métaphore. Cette impuissance de la poésie.
Enrobée.
*
On ne peut pas dire que l'on sait. On ne l'a jamais pu. Se définir par ce qui manque car quelque chose toujours a manqué. Là où l'écriture advient. Avec ses trous.
*
On retourne devant les livres contre le mur. Qui font face. On regarde cet ensemble menaçant. Dans son silence même. Surtout ne pas savoir ce qu'on vient chercher là, de vain. Mais on se souvient qu'on a une fois jeté tous les livres par la fenêtre, à dix-sept ans.
*
Reviennent encore les paysages de brumes et leurs maisons basses blotties autour du silence. On les peuple de chiens jaunes et d'oiseaux malades. On imagine ce qui pouvait dégorger de la boue des fossés quand les corps se mettaient à saigner. Mais est-ce bien cette enfance-là que l'on a vécue ? De quelle mémoire sourde a-t-on été chargé ? Avant.
*



vendredi 11 juillet 2014

Hélène des Ligneris me répond

Hélène des LIGNERIS
Librairie La Machine à Lire
 8 place du Parlement
33000 BORDEAUX

 Monsieur Dominique Boudou
Bordeaux, le 7 juillet 2014,
Monsieur,

J’ai pris connaissance tout à fait par hasard de l’article que vous avez écrit le 21 avril : « Comment Hélène des Ligneris m’a tuer. »
Je dois avouer que le moyen d’expression et  la violence des mots m’ont profondément choquée. Le ton et la formule me paraissent tout à fait disproportionnés à l’égard de l’événement qui les motive. Même dans la provocation, il n’est pas interdit, me semble-t-il, de faire preuve de discernement et d’un minimum de sens des responsabilités.
Nous recevons beaucoup de livres à la Machine à Lire. J’essaie d’accorder à  chacun d’eux l’attention qu’il mérite, en le confiant au libraire concerné.  Votre livre a échappé à ma vigilance. Il m’a été remis il y a 8 jours seulement, suite à mes recherches. Il est désormais en place, dans le rayon poésie de la Machine à Lire.
Quant au libraire en charge de la poésie, au sujet du quel vous écrivez « dont on m'a dit qu'il s'en fichait pas mal d'un autre bouquin à caser », sachez qu’il est très respectueux des auteurs, comme nous nous efforçons  tous de l’être
Cordialement


                                                                                  Hélène des Ligneris

samedi 28 juin 2014

Où fouiraient les courtilières

Il y aurait, dans le terreau plus suintant de la face nord, un humus où fouiraient des courtilières. Et c'est là, peut-être, qu'on trouverait les mots les mieux accordés aux remugles des corps.
Dans la lumière noire.
*
On ne dit pas qu'on aime la poésie. On ne l'a jamais dit. On sent un attachement dont les liens ne sont pas toujours sûrs. Mais on voudrait les rompre qu'on ne pourrait pas.
*
L'autre, qu'on aime, blessée avant même que de naître, commence à se dépouiller. Le regard s'ouvre davantage au bord d'un vide qu'on mettra du temps à toucher. Les veines ne se détachent pas encore du corps. La peur viendra plus tard.
*
On s'étonne d'atteindre cinquante ans. On écrit des romans mal cousus, avec des fondrières d'où le silence ne monte pas. On les envoie peu aux éditeurs, qui les refusent. On finit par leur donner raison.
On jette.
*
Il faudrait demander à des enfants de dessiner la face nord, sans préciser s'il s'agit ou non d'une montagne. Peut-être alors verrait-on apparaître le caché en soi de tout visage. Comme un passage entre l'ombre et la lumière.
Confondu.
*
Extraits d'un texte sur l'établi en vue d'une publication numérique en décembre.

dimanche 22 juin 2014

Gérard Engelbach, poète trop effacé

La dixième livraison de la collection " poètes trop effacés " aux éditions Le Nouvel Athanor est consacrée à Gérard Engelbach. Jean-Luc Maxence évoque dans le portrait de cet auteur effectivement méconnu, un sillage dans la mouvance d'André du Bouchet. Il ajoute : " Il y a toujours de l'interprétation picturale chez Gérard Engelbach, un goût omniprésent de l'image, une volonté farouche de tout rassembler dans la paume de l'essentiel, un art de répertorier l'insolite... "
Un choix de poèmes depuis la fin des années soixante jusqu'à nos jours offre au lecteur une déambulation dans cette oeuvre lumineuse, parfois mystique.

Vous entrerez dans la maison des champs,
Vous ne parlerez pas.
Encore un été dans la touffeur des cheveux !
Les bêtes du couchant bougeront dans vos yeux,
Vous ne parlerez pas.
Quelque part un peu du temps s'effrite.
*
Des morts chuintaient parmi les vaisseliers,
Nous attendions un signe sur le mur :
Vagues hautes sur la lande, happant, mordant,
Ne laissant rien
Qu'une main pendue au toit.
Plus tard viendraient la longue averse,
Les fruits nus ramassés en courant,
Le rauque cri de guerre,
Le fabuleux désordre.
Si lointains biefs, si lointaines écluses,
Les Flamands jouent aux cartes, c'est l'été,
L'eau décisive, les trains brumeux du soir.
*
L'enfant sur le perron,
Ses lèvres qui remuent
Et la pensée gravit les ondes
Loin des vallons connus,
Des haies, des boulodromes.
Le soir, le soir têtu, le réchauffe.
*