mercredi 10 juin 2015

En chantier, 2

  Moi, c'est Milan. Mes parents m'ont donné ce prénom à cause d'un écrivain polonais ou tchèque. Je sais plus trop. La mémoire, c'est pas mon truc. A l'école, j'ai du mal à retenir les verbes. Le cm2, c'est vraiment galère, pour ça. Tous ces passés qu'il faut savoir par cœur. Passé simple. Passé composé. Passé antérieur. Une histoire de fous. D'autant que l'imparfait vient s'en mêler.
  Heureusement, Jacques Louvain est là pour m'aider quand ma tête s'embrouille. On s'installe à la table de la cuisine, je sors mon matériel de classe et on travaille. Les verbes et la grammaire aussi. Mais pas les maths. Jacques Louvain dit qu'il n'y comprend rien. Déjà quand il était lui-même à l'école, il n'y comprenait rien. Evidemment, avec l'âge, il a fini par s'y connaître un peu. Il a apprivoisé les nombres. Apprivoisé comme un animal. Jacques Louvain aime beaucoup le mot apprivoiser. Il peut en parler pendant des heures. J'en suis sûr. Il a tellement d'imagination. Moi, quand on me demande d'imaginer, je me sens un peu perdu. Je crois même que j'ai peur. Peut-être que la peur s'apprivoise aussi, comme un oiseau.
  Mes parents ont fait la connaissance de Jacques Louvain sur le parking d'un supermarché. Je ne sais pas pourquoi ni comment mais j'ai retenu l'endroit. Le supermarché à côté de chez nous. J'étais au cours préparatoire à l'époque. Tout timide. Je regardais plus souvent le bout de mes chaussures que le ciel. Tête baissée quoi. Le bout des chaussures est rassurant. Il nous rappelle qu'on a des pieds et qu'on marche avec. Peut-on marcher dans le ciel ? Je ne vais pas parler à la place de Jacques Louvain mais je suis sûr qu'il pense que oui.
  A part ça, je ne sais pas trop comment dire des choses sur lui. A l'école, le maître nous a demandé d'écrire le portrait de quelqu'un qu'on aime. Il nous a donné une liste de mots pour nous aider. Il a répété plusieurs fois qu'un portrait c'est pas que le physique. C'est aussi le caractère. Malgré les exemples qui étaient au tableau numérique j'ai rendu feuille blanche. Le maître a dit que c'était pas grave, que je ferais mieux la prochaine fois, et que les écrivains eux-mêmes ne réussissaient pas toujours. Il a dit aussi qu'il fallait aller au plus simple. Mais comment aller au plus simple avec Jacques Louvain ? Et si en fait c'était compliqué ? Bref ! Commençons par le physique. Jacques Louvain est de taille moyenne. Il a les yeux marron et les cheveux un peu longs et un peu gris. Il se gratte souvent le nez. Ah ! Je tiens quelque chose, là. Se gratter le nez, c'est le physique, surtout qu'à force, il y a des écorchures qui se voient. Mais c'est aussi le caractère. Est-ce que les rêveurs, par exemple, se grattent plus souvent le nez que les autres ? Est-ce que Jacques Louvain, en marchant dans le ciel, se gratte le nez pour passer le temps ?

  Bon. J'arrête là. Si je reste assis plus d'une heure, mon corps devient tout raide. Et mes pensées sont pareilles. Je vais aller à la piscine avec un copain pour me dégourdir. Je suis un assez bon nageur. Je peux faire cinquante mètres sans m'arrêter, dans le grand bain. Jacques Louvain nage moins bien que moi. Il me l'a dit. Mais c'est normal. A mon âge, il avait terriblement peur de l'eau. Il a appris à nager à trente-quatre ans. Il en est fier. Il dit même que c'est la seule chose dont il est fier. Avoir vaincu sa peur de l'eau. Bon. J'arrête là pour aujourd'hui.

En chantier 1, suite

  Je ne me souviens pas vraiment de cette première rencontre avec une roulotte de bohémiens. Un homme, sans doute, la conduisait. Une femme, sans doute, s'affairait à l'intérieur. Ils avaient probablement des enfants. Des enfants et un chien. Une image classique encore. Les enfants ne sauraient aller sans un chien, au poil jaune et broussailleux, plein de malice. Plus tard, regardant des films d'aventure mettant en scène des gitans patibulaires, je chercherais vainement la mémoire de visages gris, édentés, sournois. Aucune peur à rebours ne me ferait frissonner.
  A la vérité, je n'avais eu d'yeux en cet attelage que pour le cheval. Les chevaux n'avaient pas encore disparu de cette campagne où je vivais. Les terres, enchevêtrées comme des mosaïques, n'étaient pas remembrées. Des haies, dans les combes ou à flanc de coteau, crénelaient les sillons. La plupart des labours, charrue tirée par une bête de somme, obéissaient toujours aux gestes premiers des premiers cultivateurs.
  Le cheval de la roulotte, en comparaison, était une créature aérienne, capable quasiment de voler. Son jarret s'affranchissait d'une poussée des glaises lourdes et se hissait en galopant à la hauteur de l'azur. A six ans, j'ignorais tout des montures des cow-boys dans des plaines sans fin, des destriers fougueux au cœur des batailles, des mythologies animalières de l'antiquité ou de la science-fiction. Ce cheval, auquel je prêtais tous les pouvoirs, incarnait l'ensemble de ces figures.
  Elles m'accompagnent toujours. Je n'en ai pas terminé avec cette première vie qui continue de m'entretenir. De me façonner, même. Evidemment, je ne me déplace plus en imaginant sous mes fesses les courbes nerveuses d'un poulain à débourrer. J'ai cessé de courir bride abattue à d'improbables rendez-vous amoureux dans les profondeurs d'une forêt enchantée. Mais le regard que je porte sur toute chose s'en est trouvé radicalement et définitivement modifié. Comment dire cela ? Comment convaincre qu'une perception du monde, avec ses vrais et faux semblants, ses emboîtements et déboîtements, ses lignes avec ou sans mouvements peut être changée par un cheval ? N'en aurait-il pas été de même si l'apparition avait été un oiseau ? Un oiseau dont la moindre embardée m'aurait d'un coup transporté de l'autre côté de l'océan ?

  Autant ne pas chercher à convaincre. Ma fatigue n'y résisterait pas. A court de souffle, je devrais respirer sous un masque. Et mon sang, qui sait, se mettrait à tourner, comme celui de ma mère avant moi, comme celui de mon père avant moi. Osons plutôt les commodités de la tautologie. Un oiseau est un oiseau. Un cheval est un cheval. Peut-être que dans dix ans, la mort disséminant en moi ses désordres précurseurs, je me prendrai pour un cheval. Ce n'est pas une mauvaise chose. Ce n'est pas forcément folie. Etre cheval permet de ricaner, en regardant passer les hommes.

dimanche 7 juin 2015

En chantier, 1

  Je m'appelle Jacques Louvain et je viens d'avoir soixante ans. Au moment où j'écris ces lignes, je ne sais pas que je mourrai en 2028, fauché par un tram place de la Comédie. Je ne pense pas à l'avenir. Le passé m'intéresse davantage. Le mien et celui de quelques autres. Mais je n'y trouve pas grand-chose à regarder. Mes souvenirs sont des miniatures peintes au jour le jour. Eparpillées dans ma mémoire. Des restes d'enfance, des restes d'adolescence, d'âge mûr aussi, quand le corps s'amollit. Comme des tessons émoussés.
  Pas de quoi raconter une histoire en chapitres joliment dépliés. Elle manquerait de souffle et l'ennui me submergerait. Je n'ai jamais eu beaucoup de souffle. L'ennui m'a trop souvent tenu la jambe. Cela tient sans doute à une longue généalogie d'individus mal nés. Ma mère et la sienne avant elle avaient un mauvais feu au ventre, qui les a rongées. Mon père et le sien avant lui se languissaient de n'être pas assez vifs.
  Aussi me suis-je réfugié très tôt dans des vies inventées. Qui demandaient peu d'énergie physique. Comme tous les enfants, je pouvais à l'occasion courir dans un champ ou pédaler sur un vélo, rire aux éclats en sautant au milieu d'une flaque, tenir des propos sans queue ni tête. Mais parler ne me fatiguait pas moins. Je suis, à vrai dire, né fatigué. J'ai grandi fatigué. Et, alors que je m'apprête à entrer dans le troisième âge, je continue d'apprivoiser cette fatigue-là, qui ne m'a jamais quitté.
  Ma première vie inventée aura commencé quand je me suis aperçu que les gens chez lesquels je vivais n'étaient pas mes parents. Je me disais bien aussi que quelque chose clochait. Ils étaient trop vieux pour m'avoir engendré. Ils n'avaient pas de gestes tendres. Je comprenais leur langue de travers. Si je devais la comparer à un objet, je dirais qu'elle était comme un morceau de bois rempli de nœuds. Comment tailler des planches dans un bois trop noueux, comment construire une cabane pour s'abriter, avec des mots qui ne sonnent pas ?

  Une vie nomade passait par là, je me suis glissé dedans. J'avais six ans. En mille neuf cent soixante et un. A la campagne. On y apercevait encore des roulottes conduites par des familles de bohémiens. Elles auraient pu sortir d'une gravure d'autrefois. Comme si les siècles passés ne voulaient pas céder toute la place aux voitures sur le bitume, au bruit des moteurs qui couvrait celui des oiseaux et des chiens. 

mercredi 27 mai 2015

Le grand divorce des peuples d'avec les politiques

Considérons les peuples au sens large. Toutes les catégories sociales sont touchées par le grand divorce d'avec les politiques même si elles ne réagissent pas à l'identique. Entendons par "politiques" aussi bien les hommes que leurs propositions. Ce phénomène n'est pas nouveau. Il a engendré des révolutions, des guerres partout dans le monde. Mais sa gravité est aujourd'hui sans pareille. Il englobe la totalité des rapports humains dans leur dimension économique, sociétale et culturelle. Divorce s'écrit au pluriel.
Reprenons le fil qui nous a conduits où nous en sommes depuis la fin des années 1960. La montée et l'aggravation du chômage dû aux chocs pétroliers constitue un commencement. La classe politique française dans son ensemble n'a pas su analyser une situation qui lui échappait. Toute l'Europe de l'Ouest fut ainsi prise au dépourvu. Encore attachée au concept d'Etat-Providence, elle hésita à utiliser le hachoir libéral. Jusqu'à l'arrivée au pouvoir de Margaret Thatcher au Royaume-Uni puis de Ronald Reagan aux Etats-Unis. A cette époque, seuls les ouvriers et les employés souffraient des restructurations industrielles. En France, l'avènement de François Mitterrand brouilla davantage les liens qui unissaient encore la population dans son ensemble et les représentants de la classe politique. La Gauche, espérée depuis longtemps, choisit en 1983 la rigueur économique, au détriment de son électorat historique. Malgré un parti communiste demeuré puissant et des syndicats encore épargnés par la désaffection, la France "d'en bas" se mit à douter. Pouvait-on faire confiance aux socialistes et à leurs alliés pour corriger les inégalités ? Alors que la "nouvelle pauvreté" s'installait à la vue de tous dans la rue, les stations de métro... Et l'expression même de la politique ne changeait-elle pas de nature ? Bernard Tapie et Yves Montand sur écran aux heures de grande écoute. Pour exalter les formidables occasions d'entreprendre que générait la crise... La multiplication des chaînes de télévision, la glorification des puissances de l'argent ne fit qu'accroître ce spectacle médiatique, allant filmer, avec leur consentement, hommes et femmes de gouvernement jusque dans leur intimité.
Pendant ce temps, le chômage continuait à grimper, les organisations caritatives à tendre la main aux démunis. Fait nouveau, les cadres moyens puis, dans une moindre mesure, les cadres supérieurs étaient désormais atteints. Sortir d'une école de commerce réputée, par exemple, ne garantissait plus d'avenir radieux. Le Premier ministre Jospin avoua son impuissance. " L'Etat ne peut pas tout faire. " En écho, les partisans d'une économie déréglementée, dopés par l'effondrement du bloc soviétique, tonnaient contre l'assistanat et brandissaient, déjà, le chiffon rouge de la dette nationale. L'Union européenne, cornaquée à courte vue, enfonçait le clou du "laisser faire/laisser passer" cher à Monsieur Guizot. La France "du milieu", déboussolée à son tour, rejoignit la piétaille des sceptiques. Se mit à vilipender la caste de l'énarchie, forcément incapable.
Les pensées réductionnistes, du Front National, proliférèrent. "La France n'est plus la France. Il y a trop d'étrangers. Les Chinois et les émirs vont nous manger." Le 21 avril 2002, les téléspectateurs découvrirent que Jean-Marie Le Pen allait participer au deuxième tour de l'élection présidentielle.
Pendant ce temps, le chômage continuait à monter, les organisations caritatives à panser des plaies de plus en plus graves.
C'est dans ce contexte de sinistrose aiguë que Nicolas Sarkozy arriva aux affaires. Son volontarisme économique se heurta à la crise financière de 2007/2008. Sa réforme des retraites, son exhibitionnisme  télévisuel, ses implications dans des affaires opaques aggrava encore la situation. Le Front National déguisé en agneau au service des faibles accrût sa percée. Le Parti communiste et le syndicalisme perdirent la plupart de leurs bataillons. La gauche de la gauche, désunie, ne parvint pas à profiter des mécontentements. Le grand divorce d'avec les politiques, ressenti par le plus grand nombre, était consommé.
Rien n'a changé avec la présidence molle de François Hollande. Le chômage continue son ascension. Les organisations caritatives ne savent plus où donner de la tête et du coeur. La Commission européenne exerce des pressions de plus en plus lourdes sur les états membres pour qu'ils engagent des réformes structurelles et réduisent leur déficit budgétaire. Des inquiétudes déjà présentes se développent. De nouvelles menaces apparaissent. Dans le domaine de la santé, de l'éducation, de l'agriculture, de l'écologie, de la consommation, de la politique étrangère, du terrorisme.  La France "d'en haut" rejoint les rangs des égarés. Un ingénieur, un directeur commercial ne pèse rien face au rouleau compresseur du Marché.
Ce constat à peine esquissé, que faire ? Comment redonner du sens à l'action politique afin que les citoyens retournent aux urnes ? Comment sortir de l'ère du soupçon généralisé ? L'immédiateté de l'information devenue objet publicitaire, les réactions anonymes sur les réseaux sociaux n'incitent pas à l'optimisme. La mondialisation radieuse d'Alain Minc n'est pas pour demain. Le local comme l'universel se fracassent contre la loi d'airain de [ce qui se compte au mépris de ce qui compte]. Attendre qu'adviennent sur la scène politique des hommes et des femmes providentiels est une illusion tragique. La haute finance a entravé l'action d'un Barack Obama pourtant animé des meilleures intentions. Les hauts dirigeants de l'économie numérique envisagent de se séparer du reste du monde en créant de micro Etats offshore. En Europe, les régions les plus riches ne veulent plus payer pour les plus pauvres, à l'intérieur même de nations unifiées depuis des siècles. Alors qu'une autre crise financière va terrasser les hommes encore debout dans les prochaines années.
Pendant ce temps, la mini reprise de la croissance martelée comme un mantra ne réussit pas à occulter la réalité. Le chômage et l'exclusion progressent toujours. Les organisations caritatives manquent cruellement de moyens pour parer aux urgences. Et Marine Le Pen pourrait bien entrer à l'Elysée en 2022.
Avant la guerre des jeunes contre les vieux. 
Avant la guerre des oubliés contre les petits nantis.
Avant la guerre des petits nantis contre les moyens nantis.
Avant la guerre des religieux contre les athées.
Avant la guerre de tous contre tous.
Et c'est ainsi que Cassandre pleure. Des larmes de sang. Des larmes de cendres.

mercredi 20 mai 2015

Le grand divorce des peuples (introduction)

Je lis souvent, ici et là, des articles sur les problèmes de société dont les auteurs ne parviennent pas à se déprendre de leur corpus (devrait-on dire "logiciel" ?) idéologique. Comment une pensée peut-elle construire un édifice critique lisible dès lors qu'elle demeure lestée par des a priori partisans ? Si les conditions de son affranchissement ne sont pas réunies, comment peut-elle utiliser les outils anthropologiques, sociologiques, économiques, philosophiques même, sans sombrer dans la simplification ou le réductionnisme ? 
Je n'ignore pas qu'il est impossible de s'abstraire complètement des contextes dans lesquels s'organise une réflexion. Tout individu est le produit de son histoire et de l'histoire, de son groupe d'appartenance, de ses représentations culturelles, de ses perceptions et de ses émotions, de ses convictions forgées au fil des expériences. 
Je n'échappe évidemment pas à cette règle. Je souhaite cependant ouvrir avec ces lignes un chantier d'élucidation. Tâche ô combien difficile et prétentieuse ! Ma culture à peu près exclusivement littéraire saura-t-elle me guider sur le chemin de l'indispensable rigueur dans l'analyse ? 
Le désarroi dans lequel se trouvent les sociétés contemporaines m'incite à l'aventure. Le paradigme du grand divorce me semble pertinent dans ses possibles déclinaisons pour circonscrire le réel que nous vivons aujourd'hui. Je vais rédiger une série d'articles qui reprendra chacune de celles que j'aurai repérées. En espérant qu'il se trouvera quelques lecteurs dont la sagacité pourra me servir de fanal.
Voici, donc, et non encore agencées, quelques-unes de ces déclinaisons :
- Le grand divorce des peuples d'avec les politiques
- Le grand divorce des peuples d'avec les élites intellectuelles
- Le grand divorce des peuples d'avec les institutions
- Le grand divorce des peuples d'avec la démocratie
- Le grand divorce des peuples d'avec la mémoire historique
- Le grand divorce des peuples d'avec la solidarité humaine
- Le grand divorce des peuples d'avec la culture
- Le grand divorce des peuples d'avec la langue
- Le grand divorce des peuples d'avec eux-mêmes
...
Cette série d'articles pourrait être ainsi sous-titrée : En quoi avons-nous encore confiance ? 
Et c'est bien de ce ciment-là qu'il s'agit, du ciment de la confiance qui assure la cohésion, la solidité d'un ensemble social. De ses lézardes sans cesse creusées pourrait naître le grand chaos. Souhaitons qu'il ne soit pas trop tard...

vendredi 15 mai 2015

Des abeilles dans le jardin par Guy Deflaux




Dans le cadre de la Ronde initiée par Dominique Autrou, j'accueille ce poème-image de Guy Deflaux. Vous pouvez me lire chez Hélène Verdier où vous trouverez aussi la liste des participants.

samedi 2 mai 2015

Hélène Révay, L'écaille de la nuit

Dans son bref recueil L'écaille de la nuit paru aux éditions Recours au poème, Hélène Révay impose d'emblée une vision chaotique des origines et des fins dernières.
"J'emprunte la route/qui rend fou l'horizon... Je cherche le lieu qui effraie le vide." Des chimères pour un peu surgiraient sous ma plume, de commencement du monde et d'agonie planétaire. Rien n'est sûr en cette quête où les corps comme " les temps sont à refaire". Ces corps boiteux  nés ailleurs que dans un ventre. Ces temps sans destination précise. Lesquels échouent à nommer l'Existence autre. Mais qui est-Elle au juste ? Comment partir à sa découverte ? "Je repense à la terre immense/qu'il m'a fallu piétiner/avant de te découvrir." Ce n'est pas là errance initiatique même si "nous avons été rejetés au monde sans destination précise". C'est à l'instant de l'infirmité en soi, dans [la ville faite de pierres, labourée à même le roc] que l'Inconnaissable peut advenir.
J'ai rarement lu, ces dernières années, un texte aussi puissant, bouleversant que celui d'Hélène Révay. Aussi énigmatique. "Un monde s'ignore au creux d'un autre", écrit encore cet auteur singulier qui [blâme le soleil et adore la pluie]. Mysticisme tellurique, fouissant les arcanes de la bête humaine ? Oui, peut-être. Mais dire cela constitue l'empêchement même de toute élucidation. Le mieux est de lire et de relire cette première oeuvre d'une jeune femme philosophe amoureuse de Samuel Beckett et de Pasolini. Des images de soupe cellulaire l'accompagnent en un grouillement infini de sang et d'étoiles. Et c'est ainsi que notre vertige est total en son branle, jusqu'à la fin et au-delà. 

"Un sentiment est étalé sur le lit,
avec ses ombres et ses lumières.
Comme ce membre, posé là
et qui cartographie la rencontre.
Honteux, déjà,

D'avoir aimé avant l'amour,
D'avoir été l'amant avant l'aimé,
D'être, encore et toujours, le philosophe."

Qu'il me soit permis, enfin, d'adresser une amicale suggestion à l'équipe des éditions Recours au poème. Un jour viendra où cette maison ouverte à tous les souffles de la poésie souhaitera se lancer dans la publication de quelques tirages en papier. Alors, ce jour venu, j'aimerais beaucoup que L'écaille de la nuit d'Hélène Révay soit le premier recueil dont les pages battraient dans la lumière, nommable ou innommable.

L'écaille de la nuit, Hélène Révay, éditions Recours au poème, par abonnement ou à l'unité sur le site de la maison.

mardi 28 avril 2015

La revue Métèque

Jean-François Dalle a fondé la revue Métèque ( sous-titrée Advienne que pourrave) en juin 2013. Son grand format, sa couverture épaisse et l'impression en offset sur du papier de cent trente-cinq grammes annoncent un objet d'art autant qu'un objet littéraire. En couleur ou en noir et blanc, la photographie y fait miroiter les aspects les plus sordides de notre monde en décomposition. Sur le site de la revue, également de belle facture, Jean-François Dalle en appelle à Cioran qui écrivait dès 1952 : " Déjà se forme l'image d'un univers où plus personne n'aura droit de cité. Dans tout citoyen d'aujourd'hui gît un métèque futur." Un individu rejeté donc. Sale entre les doigts de pied. Au verbe qui défrise les basses politesses. Capable de dire merde ou je t'encule. Bref, un pavé dans la mare des consensus mortifères. 
Dans le numéro 1, les auteurs se sont retrouvés autour du thème Amour Sexe & j'en passe. Les fleurs bleues scintillent peu au firmament des amants. Du reste, elles sont mortes si l'on en croit la toile très heurtée de Justin Aerni, Death flowers, qui accompagne le crépusculaire poème d'Al Denton, lequel écrit : " on ne guérira pas/de la tourbe et du miel/pas de la gueuserie/ni du sang mal reçu/on ne guérira pas/des armées primitives/pas du Koweit ni des/bras tendus de la mort."
Lisez aussi dans cette première livraison, la prose trash de Marianne Maury Kaufmann, " Un jour il a perdu une dent et j'ai cherché dans ma chatte." Ou, encore, le poignant Tic-tac-boum de Marlene Tissot avec, en écho, l'oeuvre du plasticien Teddy Harvest : un coeur esquissé à l'enseigne du mobilier urbain. Oh solitude ! quand tu nous prends les tripes !
Le numéro 2 aborde l'éternelle et douloureuse question de Papa Maman. Comme un dimanche d'Isabelle Bonat-Luciani nous emmène en voiture sur une jolie route de campagne et on comprend, pétrifié, que l'accident n'en est pas un... En vis-à-vis d'une photographie de Sophie Lampole qui représente l'image troublée d'un homme assis, Brigitte Giraud évoque la figure de son père dans Un sourire à table. Le ton moins dur mais sans concessions au poids des secrets montre un homme faible auquel les mots ont toujours manqué et qui " voulait la paix, seulement la paix ".
Je ne peux citer tous les participants à cette aventure littéraire. Côté plume, notons encore Nadine Janssens, Geneviève Paclerc, Heptanes Fraxion et Azilys. Côté image, remarquons CW Wells, Anne van der Linden, Roger Guetta et Toshihiro Okada. Autant de voix singulières pour dire notre piètre condition d'humain/déshumain. Le jour se lève, ça vous apprendrave !
Revue Métèque, N°1, juin 2013, 17 €
Revue Métèque, N°2, avril 2015, 12 €
Un numéro zéro est également disponible
Site de la revue : www.revuemeteque.com

lundi 27 avril 2015

La revue Créatures

La revue Créatures est née en 2013 quelque part en Normandie. De présentation sobre et élégante, elle s'ouvre largement à l'écriture théâtrale d'aujourd'hui ainsi qu'à toutes sortes de récits, nouvelles ou fragments. La poésie y tient aussi une bonne place. 
Deux numéros ont déjà paru et la troisième livraison s'annonce pour ce mois de mai. Impossible de détailler les publications de chacun et chacune mais il se dégage de l'ensemble une douce harmonie entre écritures plus classiques et d'autres plus résolument contemporaines, plus heurtées dans la matière textuelle même.
Côté cour et jardin, Tentative d'hypnose de Nicolas Richard et Garçons de chair d'Alexis Fichet, (N°1), disent bien l'âpreté réelle et virtuelle des temps déraisonnables que nous vivons. Dans le deuxième numéro, Alexandre Koutchevsky nous laisse imaginer dans sa pièce Blockhaus les traces qui resteront du débarquement en Normandie sur Internet quand les étudiants achèteront en ligne leur module Guerres mondiales au XXème siècle, puis, plus tard encore, bien plus tard, lorsque le sable aura tout recouvert...
Côté récit, La mer de métal de Daniel Birnbaum, (N°1), reprend à son compte l'allégorie crépusculaire du monde englouti. Marie Pontacq nous offre avec Dernier passage, (N°2), une nouvelle émouvante  sur des fugitifs livrés aux Allemands. Enfin, écrit à quatre mains d'Isabelle Guilloteau et de Christophe Esnault, Lignées plurielles passe en revue les tendresses et les cruautés de la maternité/paternité dans un compte à rebours implacable.
Côté poésie pour terminer, le lecteur se réjouira de retrouver les univers particuliers de Jean-Baptiste Pédini, Terre rouge, Christophe Bregaint, Le corps pourrit,  Morgan Riet, En camion bleu, (N°1) et de Rodrigue Lavallé, Quelqu'un peut-être, Jean-Marc Gougeon, Cri fossé, Fabrice Farre, Joca, (N°2).
Alexandre Blin, lui-même auteur, est la cheville ouvrière de cette aventure littéraire et éditoriale exigeante. Et c'est bien d'ouvrage qu'il s'agit, dans la ténacité du pas à pas, pour que " l'étroit lien que tissent les mots, passeurs de vie et d'émotion" soit un lieu de reconnaissance et de partage. 
Créatures, N°1, avril 2014, 13 €
Créatures, N°2, octobre 2014, 15 €
Egalement disponible en numérique en adhérant à l'association Créatures, 5 €.
Voir le site editionscreatures.wordpress.com

mercredi 8 avril 2015

Mes yeux dans l'air qui tremble

Mes yeux dans l'air qui tremble
Brouillent les lignes des toitures
Ma langue n'a plus de lieu où se tenir
Il faudrait retourner à mes premiers suints
Quand rien encore n'était nommé
Ni visage ni paysage
Changer de commencement
Parmi les gestes et les mots
Tout reprendre de soi depuis l'ébauche
Improbable chantier du vertige
*
Une cheminée fume
Un filet gris aussitôt dissipé
Il n'a aucune beauté qui rayonnerait
Les tuiles sur les toits ne frissonnent pas davantage
L'oiseau ne gagne rien en profondeur
Mais les mots appris dans les enfances
Apportent leurs vieilles embellies
Panache ou ruban nuage ou volute
La fumée devient bleuâtre
Le ciel lui ouvre un corridor
Où montent aussi des escarbilles
Et je m'étonne encore de ces mots retoucheurs
Comme quand j'avais dix ans
*
Mon corps penché à la fenêtre
Moins rassemblé au bord du vide
La trame du paysage se sera détirée
Rien n'a bougé pourtant parmi les tuiles
Les cheminées gardent le collet haut
Un chat pourrait languir contre un mur
Mais il y a quelque chose qui m'éparpille
De nouveaux accrocs dans la lumière
Des glissements invisibles entre les formes
Un flou impossible à composer
Sans lieu