dimanche 20 mars 2016

Isabelle Lagny & Salah Al Hamdani, Contrejour amoureux

Les dictionnaires définissent le contre-jour comme l'éclairage d'un objet recevant de la lumière en sens inverse de celui du regard. Le Contrejour amoureux écrit à quatre mains par Isabelle Lagny et Salah Al Hamdani est publié aux éditions Le Nouvel Athanor. Tantôt monologué tantôt dialogué, il exprime les multiples coulisses de l'émotion amoureuse en son théâtre d'ombres et de lumières. 
Isabelle Lagny et Salah Al Hamdani s'aiment indéfectiblement. Ils s'aiment dans les mots comme dans les corps, sur les passerelles de la langue devenues passerelles du sentiment. Entre terre d'accueil et terre d'exil, à l'unisson ou en dissonances. " L'orange se fend le long de son plus grand diamètre", écrit Isabelle Lagny. Bien plus loin dans le livre, la voix de Salah Al Hamdani offre cet écho à l'amoureuse : " Je voudrais te parler de la fissure inconsolable d'une ville".
Le drame de la dictature à Bagdad n'a pas fini de se graver au plus profond de la poésie et du corps de Salah. [Un déluge d'absents vient encore troubler son sommeil.] L'amour a parfois des épines quand les aubes sont tendues. "Ici et là, mon amour la lumière a mal", note l'écorché qui cherche à [se décoller de sa vieille peau]. Et Isabelle Lagny lui répond : "Se retourner et sourire même quand la lune sombre dans le lac". Sa voix chargée d'étincelles apaise les tourments de l'amoureux. Sa présence est capable [d'éteindre la pluie].
Dans sa petite préface, Jacques Ancet observe que l'amour s'augmente d'être dit. Et il s'augmente d'autant qu'il est dit sans tricherie ni compromission. Dans la nudité simple des mots. En cette longue traversée amoureuse, écoutons chuchoter la voix douce d'Isabelle : 
Je t'emmènerai sur mes ailes
Amour
Ne pleure plus
Je serai ton éternel rivage

mercredi 16 mars 2016

La revue Voleur de feu

La revue Voleur de feu, à parution trimestrielle, est une création de Double Vue éditeur. Elle propose dans chacun de ses plis une rencontre entre un auteur et un plasticien d'aujourd'hui.

Le premier numéro daté de janvier s'intitule Première étincelle. Il présente deux poèmes et deux proses d'Anna de Sandre. Une forte présence des paysages y souligne l'énigme entrevue de l'essence humaine. " Les troncs bouillonnent // Dans la neige couvre-sol // Un merle se plaint au sorbier // Des oiseleurs". La poésie sandrienne, symboliste jusque dans le choix de vocables oubliés, tisse des liens avec les mythologies des vieilles campagnes. Les "glaneuses de simples" dialoguent ici avec les sylphes au mouvement tellurique du pendule. Les âmes des morts sont emplies de colère comme [les racines plantées bas] sont assoiffées. Ce distique enfin, hésitation tremblante entre Lorca et Machado, qui assemble le chant profond d'Anna de Sandre : "Quand on mordille une bouche rieuse // On amende un désir d'argile". 
Les peintures de William Mathieu, dont Les yeux du chaos et Quatre coulées de lumière, disent les fragilités de l'immensité cosmique, ses hasards improbables dans le creuset du feu cerné d'un noir absolu. La qualité des reproductions en pleine page et en vis-à-vis des textes contribue pleinement au double jeu des regards. Des regards de voyants qui précèdent le geste, qui précèdent le mot ainsi que Rimbaud les imaginait en ses illuminations.

Le deuxième numéro daté du point vernal, (intersection de lignes imaginaires sur le soleil), s'intitule L'apprivoisement. Il présente un long soliloque  de Derek Munn avec en exergue ces mots de Virginia Woolf : " ... we are the words ; we are the music ; we are the thing itself." L'auteur arpente à l'envers le paradigme de la conjugaison, du pluriel au singulier. Ce jeu fort habilement conduit et toujours sensible lui permet d'égrener toutes sortes de moments dans le simple fait d'être. " ... la nuit vous fermez les yeux de votre maison, vous vous sentez isolés, vous ne sortez pas dans votre jardin, la grandeur du noir vous fait peur, vous êtes toujours un enfant, vous imaginez des hordes qui apparaissent à l'horizon, vous leur prêtez une menace, c'est encore une histoire que vous vous racontez, vous ne voyez pas qu'elle est la nôtre..." Le lecteur est séduit par l'absence totale de hiérarchie dans cet égrenage. Manger, se couper les cheveux, sortir une bouteille et deux verres... il n'y a pas de différence avec [l'entretien du silence], [l'éducation à dissoudre] ou "le son écrasé de la cloche". La chose elle-même est bien ce flux de vivre, dans cette langue-là ou dans une autre, lestée ou non d'une pierre, qui portera d'autres idées à la lumière ou à l'obscur.
Les peintures d'Antoine Henry, Service, Fruits, Home... natures mortes et paysages surgis du noir en quelques traits, pourraient s'effacer de nos yeux sans qu'on s'en aperçoive, comme une réalité impossible à fixer, tendue vers l'oubli.

La revue Voleur de feu est disponible à l'achat sur Internet au prix de cinq euros plus deux euros pour le transport ou à l'adresse de l'éditeur : Double Vue Editeur, 19 rue Maurice-Rontin, 47170 Mézin. N'hésitez pas à vous l'offrir et vivement la venue du numéro suivant, en juin avec l'apparition d'un nouveau point à la surface du soleil.

mardi 8 mars 2016

La revue la piscine

Un soir de juillet deux mille quinze à Montpellier, la photographe Louise Imagine réunit quelques amis autour de sa piscine. Les mots tintent joyeusement à l'unisson des verres dans la touffeur amoindrie. Les gouttelettes qui perlent dans l'air et sur les peaux rappellent cette vérité scientifique : le corps humain est composé à soixante pour cent d'eau et à quarante pour cent de vent. Ce vent, nous le savons, trace des ridules humides à la surface des choses, pousse les sources à serpenter dans les vallées avant de rejoindre la mer, creuse des vagues crêtées d'écumes, élève et abat des précipices, dans les paysages comme dans les rêves.
Louise Imagine propose de créer une revue. Une revue graphique et littéraire. Où textes et images entretiendraient toutes sortes de conciliabules. Philippe Castelneau, Alain Mouton et Christophe Sanchez, passionnés par les multiples facettes de l'écriture, s'enthousiasment. Les expressions aquatiques jaillissent comme eau fraîche en fontaine : on se mouille, on se jette à l'eau, on plonge, toutes voiles dehors et que la vigie ouvre bien les yeux...
Six mois plus tard, le numéro zéro de la revue la piscine accueille en son bassin quarante et un textes et dix-sept images. Une face en noir et blanc, l'autre, tête bêche, en couleurs. L'eau évidemment y coule à flots, du ventre maternel au grand large, et c'est toute la vie qui bouillonne, dans l'infinie variation de ses humeurs. 
Le lecteur trouvera au sommaire des auteurs-navigateurs déjà confirmés ( Thomas Vinau, Murièle Modély, Guillaume Siaudeau, Louise Imagine...), quelques rescapés de l'exploration Métèque (Isabelle Bonat-Luciani, Azilys de Nowhere, Marlène Tissot), et de nombreux mariniers d'eau douce comme de haute mer (Melania Avantazo, Olivia Del Proposto, Guillaume Estève, Louis Raoul et Christophe Sanchez...)
Ce beau numéro zéro de la revue la piscine est dédié à l'écrivain de théâtre Emmanuel Darley disparu au mois de janvier.
Il est disponible à la vente (quinze euros) sur le site de la revue et dans quelques librairies à Montpellier et Bordeaux (La librairie Olympique) en attendant d'autres escales partout en nos villes de terre et d'eau.

lundi 7 mars 2016

Béatrice Mauri, iench

Béatrice Mauri signe avec iench un récit qui emporte le lecteur dans les fanges les plus nauséeuses de la désespérance humaine, tissée de solitudes et de ruminations rances, de suints corporels par tous les orifices, de sordide à tous les étages de l'âme. Le Bundle, bègue qui a [perdu tous ses mots de dehors] après une tentative de noyade, est un narrateur dont la langue est tout entière retournée vers l'intérieur, rebroussée même, à la façon d'un glossolale pris au piège de son vertige. Il raconte le naufrage de La mère, dite aussi, parmi une multitude de sobriquets qui auraient fait le miel de Frédéric Dard, La Grognasse, La Vipère, La Belle au gras dormant, L'escaladeuse de braguette et La fierce... Avec ses "épaules de fenêtrière" et ses "bas résines", ses "lèvres au pinceau lignes appliquées lames coupantes qui font d'un bisou une écharde". Elle se fait visiter les conduits par toutes sortes de ramoneurs qui n'ont jamais vu la suie et ne connaît de tendresse que le col froid des bouteilles de "whisk". [Amuse-gueule à proxo], cette mère n'amuse pas du tout Le Bundle, le iench, le chien. Lui qui se définit comme une "emmerde suintée", se verrait bien expédier La frénétique au fond du puits. Mais que peut-il faire si son frérot Le munch est toujours à pédaler sur son vélo avec son pied bot ? Comment se faire entendre d'un aîné qui se forge des voyages dans un orient inaccessible, peuplé de "femmes dorées douces de sucre" qui "servent bien le thé paraît que c'est une herbe qu'on boit après diffusion dans l'eau" ? Comment mettre un terme à cet enfer où chacun est le prisonnier de chacun, sous l'ombre disloquée du Paternel ? Pour que le repos enfin vienne ?
Dans sa préface, Edith Azam évoque avec raison la maîtrise avec laquelle Béatrice Mauri tient la bride à ses mots inventés détournés tout en les faisant bouillonner et mentionne l'univers de Faulkner. On peut y ajouter celui d'Elfriede Jelinek dans Enfants des morts. La même violence de l'écriture y dépèce les corps et les désirs les plus opaques, dissèque sans complaisance les tourmentes de l'humain en zone de catastrophe. Quel "putrain" !
iench, de Béatrice Mauri est publié par Les éditions Moires, jeune maison au courage audacieux dans ses choix singuliers.


mercredi 17 février 2016

C'est la route qu'on n'a pas prise

C'est la route qu'on n'a pas prise
qui essaime toujours - l'autre a fini
dans un sac au fond de quelle chambre obscure*
Sur les coteaux et dans les combes des enfances
Les sentes qu'on prenait
Avec des fleurs pareilles à des abeilles
Et des frémissements sous l'herbe sèche
Je ne les tiens plus dans mon pas qui piétine
Je cherche encore les chemins détournés
Qui m'interdisaient leur mystère
A moi seul figé déjà dans un corps mal assemblé
Quand la petite voisine y jetait ses doux ans en pâture
Son rire et sa peau blanche

 Guy Goffette, La vie promise, (Lettre à mon voisin), 1991


Marcher dans la nuit, parler sous la rumeur,
pour que le rayon du jour naissant fuse et réplique à
mon pas*
Mes enfances encore sous les hivers trop bas
Les signes de la nuit que je devais conjurer
Entre l'eau des marais et les creux dans la combe
Le petit peuple des chimères courait sur ma peau
S'engouffrait dans ma gorge sans cri
La lumière tardait sous l'horizon
Haché des hautes herbes
Mes gestes rentraient dans mes gestes
Cloués par le noir sans issue
J'en contemple les restes sous mes mots
Les énigmes tapies
J'ai cinq ans pour toujours

 Jacques Dupin, Le corps clairvoyant, (Moraines), 1969


De toutes petites pensées tournent en rond ici,
ne cherchent rien,
ne désirent rien.*
Elles zèbrent l'eau croupie des bassins
Où vont les feuilles mortes
Se changent en mouche dans les vieux souvenirs
De lampes et de toile cirée
Quand l'ennui crépitait autour de mes yeux
Elle se jettent sans dessein
Sur l'horizon froissé comme un drap
De mauvaise nuit
Elles n'ont pas assez de corps
Pour énoncer le temps qui manque
Le désir qui languit
Mes mots s'essouffleraient à les chasser
La marche seule parfois les dissout

 Pӓr Lagerkvist, Angoisse, 1916


Formée de boues et de sédiments
une très confuse image
monte de l'absence*
Des chimères venues d'avant moi
Dans des souvenirs de fièvres
Au creux d'autres corps
Accompagnent encore mes pas
Les bêtes blanches ont des grimaces de suie
Des remuements de lie des murmures de vieille eau
Le temps ne les remise pas dans ses plis
Ma langue échoue à les combattre
Ma solitude est trop absente

Françoise Hàn, ne pensant à rien, (Absence), 2002

mercredi 3 février 2016

Gabriel Josipovici, Infini l'histoire d'un moment

Le roman de Gabriel Josipovici Infini     l'histoire d'un moment est construit à la façon d'un entretien. L'auteur ne nous montre jamais l'individu qui conduit cet entretien. Il ne montre pas davantage Massimo dans son évocation sans cesse reprise du compositeur Tancredo Pavone. De même, aucun élément de décor n'apparaît. L'ouvrage est uniquement centré sur l'entretien, sur les paroles dites à ce moment-là. C'est, en effet, l'histoire d'un moment. Dans sa nudité qui bredouille les souvenirs. Massimo, employé de maison au service du musicien, en perd souvent l'écheveau, ne sait plus au juste de quoi il se souvient, se tait. Le meneur du jeu, avec lenteur et patience, procède à des relances, par petites touches, quand le silence pourrait menacer l'écoulement des mots.

"Il s'arrêta. J'attendis qu'il continue mais, quand il devint clair qu'il n'allait pas le faire, je lui dis : Continuez.
- Je ne m'en souviens plus, dit-il.
- De quoi ne vous souvenez-vous plus ?
- De rien.
- De rien ?
- De ce qu'il a dit à ce sujet.
- Ca ne fait rien. Parlons d'autre chose.
- Oui, monsieur, dit-il.
J'attendis."

Mais qui est donc Tancredo Pavone ? Comment définir ce compositeur absolu ? Comment cerner la personnalité de l'aristocrate sicilien obsédé par la propreté de ses costumes, de ses chemises, de ses chaussures, hanté par la pureté des origines et des commencements mais sans dédaigner pour autant les plaisirs de la chère et de la chair ? C'est peut-être là que réside une partie de l'infini, dans cette impuissance à dire qui il était vraiment. Oui, Tancredo Pavone incarne peut-être l'infini, dans l'infinité de ses vertiges, de ses mystères. Laissons-le, par la bouche du méticuleux Massimo qui faisait aussi office de chauffeur, s'exprimer sur la musique :

" Un véritable musicien, Massimo, a-t-il dit, devrait être capable de nettoyer les caniveaux, il devrait être capable de se battre dans les tranchées, il devrait être capable de travailler dans un bureau ou dans un hôpital, parce qu'il a créé un espace de solitude en lui-même où la musique pourra être écrite."
" Quand le compositeur comprend que l'éternité et le moment ne sont qu'une seule et même chose il n'est pas loin de devenir un vrai compositeur, a-t-il dit. Sans cette compréhension il n'est rien."

Sauvé de la médiocrité de son siècle par la découverte des musiques profanes et sacrées en Afrique et au Népal, Tancredo Pavone égrène avec jubilation ses nombreuses détestations. Ainsi, le plafond de la Chapelle Sixtine de Michel-Ange relève de "l'homo-érotisme grotesque". Quant aux pianistes et aux chanteurs invités dans des salons, il faudrait les fusiller sans barguigner et les propriétaires desdits salons pareillement. Toute complaisance avec la bassesse est une faute impardonnable car "quand on se penche sur l'histoire du monde, ce que l'on voit est l'histoire du mouton. De fous menant des moutons et de moutons suivant des fous". Seules trois personnes échappent au jeu de massacre du compositeur absolu. Trois personnes qui sont des moments de grâce dans un infini d'abjection. Parmi elles, Henri Michaux. L'ami.

Je recommande vivement, chaleureusement la lecture de ce roman de Gabriel Josipovici traduit de l'anglais par Bernard Hoepffner et publié par Quidam éditeur. Assurément, voilà une langue qui n'est pas pour les moutons...



samedi 30 janvier 2016

Céline Curiol, Un quinze août à Paris

"Pour Fernando Pessoa, elle se nomme l'intranquillité. Pour Donald Winnicott, elle est une réévaluation intérieure de l'être. Pour Marguerite Duras, elle se nomme la maladie de la mort. Pour Charles Baudelaire, elle s'appelle le spleen. Pour Rainer Maria Rilke, elle se nomme l'existence en surnombre. Pour Russel Banks, elle se nomme la volonté agitée. Pour Sylvia Plath, elle se nomme la cloche de verre."
Mais qui est-elle au juste ? Pour être nommée de si diverses manières, elle doit peser lourdement sur les corps et les esprits. Céline Curiol a sous-titré son récit-témoignage-essai : Histoire d'une dépression. Elle, c'est donc la dépression. Mais comment la définir alors que l'auteur (e) concède qu'il existe à peu près autant de genres de dépressions que de modèles de voitures ? Le terme "dépression" remplace au début du vingtième siècle celui de "mélancolie" jugé trop vague. Mais le flou persiste. Il faut recourir à des adjectifs pour cerner les contours de la dépression : clinique, nerveuse, saisonnière, unipolaire, masquée, névrotique...
Céline Curiol nous livre sans fard ni détour son expérience de la dépression dont l'une des phases aiguës a lieu le quinze août deux mille neuf à Paris. La ville est déserte. " Comme souvent l'été, le ciel doit être bleu, les petits matins agréables et les couchers de soleil savoureux, les terrasses des cafés animées et plaisantes." Céline Curiol ne voit ni la ville ni le ciel bleu, n'entend pas les conversations aux terrasses des cafés. Elle cherche désespérément l'hôpital qui voudra bien lui renouveler ses médicaments. Déplace sa détresse d'établissement en établissement, endure dans la douleur les soupçons voire la rudesse de certains soignants. Céline Curiol est seule face au tsunami qui submerge dans le même interminable présent son corps et son esprit, sa langue enrayée qui ne parvient plus à nommer. Des âmes a priori bienveillantes se sont peu à peu détournées d'elle. Situation classique vécue par la plupart des patients. La dépression est-elle une maladie honteuse comme l'ancienne mélancolie condamnée par l'église ? La dépression est-elle une maladie contagieuse comme la peste ou le choléra ? Comment ne pas penser au suicide, la seule question philosophique qui vaille vraiment selon Camus ?
Céline Curiol appelle à son chevet les plus grandes voix de la littérature, de la philosophie, de la psychanalyse et des neurosciences. Pour mettre un peu d'ordre dans le chaos, renouer les fils rompus du récit de son histoire, retrouver l'imagination salvatrice et des habitudes créatrices de soi.
Le lecteur sort forcément ébranlé de ce concert savant. Antonio Damasio évoque les capacités proprioceptives du cerveau sans lesquelles, en cas d'affection grave, l'esprit se focalise au-delà de la raison sur le fonctionnement interne du corps. Roland Jouvent rappelle l'absolue nécessité des structures mentales de l'imaginaire. En état de dépression, elles "deviennent de plus en plus rigides et finissent par s'appauvrir". Le patient, incapable de faire le geste qu'il ne parvient plus à imaginer, est prisonnier de son corps, lequel rabâche un éternel et insupportable présent.William James souligne l'importance de la croyance dans la constitution de l'homme libre et Camus lui fait chorus : "Penser au lendemain, se fixer un but, avoir des préférences, tout cela suppose la croyance à la liberté même si l'on assure parfois ne pas la ressentir".
Mais redonnons la parole à Céline Curiol, bouleversante quand elle aborde la sortie du trou noir : " Aujourd'hui, un certain nombre de souvenirs se sont estompés, mais je conserve l'image de cette femme qui tente, avec une éprouvante lenteur, de réinvestir un elle-même à la manière d'une demeure incessible, de réapprendre à filer son propre monologue en le croyant digne d'évoluer... Ma guérison ne saurait cependant se résumer à quelques épisodes déterminants et significatifs : comme toutes les guérisons, elle se déroulera aussi en secret, au fil de nuits et de rêves auxquels je me suis livrée, au gré du mystérieux rééquilibrage des réactions chimiques qui tiennent un être en vie".
A la fin du livre disponible en Babel poche, Céline Curiol remercie notamment Siri Hustdvet et Paul Auster, lesquels ont aussi vécu une expérience de l'angoisse et de la dépression. Elle a participé à la traduction du dernier ouvrage de Paul, La pipe d'Oppen, et est l'auteur (e) de plusieurs romans parus chez Actes Sud.

lundi 18 janvier 2016

Comment dit-on chemin

comment dit-on chemin
rivière
arbre
là où je n'irai pas*
Mes mots ne sont pas des lieux sûrs
Pour assembler les paysages
Qui échappent au grain de ma langue
Ma mémoire a perdu l'établi de l'enfance
Où je fourbissais les brumes et les berges
La lumière des coteaux et la suffocation des mantes
L'effroi dans le creux de ma gorge
Les gestes muets
Comment se fondre dans le silence
Du chemin qui reste

 Thierry Metz, Le drap déplié, 1995


Mon paysage est une main sans lignes,
Tous les chemins s'y nouent,
Je suis le nœud serré*
Mon regard comme mes mains
S'épuisent à l'ébauche de l'horizon
Les oiseaux vont trop bas
Sous les plis de la lumière
Les herbes couchées abandonnent leurs signes
Dans les remugles de la terre
Je suis un goitre

 Sylvia Plath, Arbres d'hiver (Stérile), 1971


plus grande est la solitude au passage des grands
oiseaux*
Leurs cris mêmes agrandissent le ciel
Rapetissent la sente où le corps s'étire
Et le silence tombe sur mes épaules
Immobile
Je ne peux rien saisir des ombres entre mes pas
Mon sang a pris le goût du fer dans ma bouche
Il est trop tard
Les draps de la nuit claquent déjà

 Jean-Claude Pirotte, Faubourg, 1996


tout est noyé tout s'estompe tout s'amenuise
on dirait un chagrin suppurant de la terre*
Il n'y a plus de tumulte
Les ombres gisent à l'entour des jardins
L'eau a perdu les traces des bêtes blanches
Un volet  battant dans le vide
Eloignerait de mes pas
Les menaces du vent
L'ornière étouffe un sanglot quand je déglutis
Du noir

Lionel Bourg, L'étoffe des corps (Paysages après la pluie) 1994


samedi 16 janvier 2016

D'où je viens ne m'est rien

D'où je viens ne m'est rien.
Je possède si peu
De ce qui sert à vivre.*
Mon corps est né dans l'absence
Ni geste ni langue
N'ont aveuglé en lui le grand secret
Des solitudes
Je marche à sa rencontre nue
Sans le parapet des ombres fausses
A l'entour du regard
Je sais comment me dépouiller
Avec la foudre du silence

 Jacques Vandenschrick, Avec l'écarté, 1995


Il y a une fondrière avec un nid de bêtes blanches*
Les mots comme les pas en retard du corps
Ne tiennent rien debout
Terre et ciel tremblent dans le vertige
Des mémoires qu'on ne sait plus reconnaître
Il y a des chancres écarquillés
Dans les fondrières invisibles sur ma peau
Du suint dans mes humeurs défaites

 Arthur Rimbaud, Illuminations, (Enfance) 1874


Combien de temps pour être fidèle à son manque ?*
On ne s'est pas encore apprivoisé
On cherche l'absence au cœur des vieilles traces
Une lueur sombre sur les lignes passées
Le chemin en moi s'immobilise
Des ombres vont dans ses marges
Comme de pauvres sortilèges
Incapables d'envoûter les silences
Il faudrait sortir de soi
Les larmes et les cris
Les souvenirs dont on n'a pas voulu
Du père et de la mère
Mais comment soulever la peau
Qui pèse sur la peau

Jacques Vandenschrick, En qui n'oublie, 2013


Le corps se sectionne dans le corps*
D'autres regards naissent dans le regard
Abreuvés à d'autres paysages
On croit deviner les hauts murs
Venus des enfances qu'on a rêvées
On invente des signes insaisissables
Pour dire l'oiseau qui soutient l'horizon
La fenêtre borgne d'où monte un soupir
De quand on avait dix ans
On reste comme une ligne coupée
On oublie que nos pas sont nos pas
Dans le mystère qui nous foudroie déjà
On n'ira guère plus loin
Il est temps

Jean-Louis Giovannoni, Garder le mort, 1975

mercredi 13 janvier 2016

Chaque pas visible

Chaque pas visible est un monde perdu*
La marche abolit aussitôt qu'elle a vu
Le chemin n'a plus de franges
Où se tenait la langue avant le franchissement
Mais comment inventer d'autres pas
Qui remettraient le monde au jour
Si la fatigue m'efface
Si l'invisible emporte mes restes


Jacques Dupin, Gravir (Le chemin frugal), 1963


Il y a ce mur blanc, au-dessus duquel le ciel se crée -
Infini, vert, totalement intouchable.*
On n'a plus sous les pas
La sensation de la terre
Les yeux à tâtons dans la marche
Eprouvent l'épuisement de la langue
On échoue à désigner ce qui manque de nom
L'infini résonne si mal par delà le mur
Le ciel s'est perdu depuis nos enfances
Comment savoir si ce n'est pas lui sous nos semelles
Comment retrouver sa mémoire


Sylvia Plath, La Traversée (Appréhensions), 1971


Marcher.
N'avoir de lien qu'avec ce mot.*
La durée a tout effacé des gestes
Qui tenaient mon corps
Les lignes ont brouillé
Les traverses du ciel et de la terre
Je ne vois plus les abords du chemin
Où les toits se sont couchés
Je marche avec le mot marcher qui chuinte
Il n'est d'aucun commencement d'aucune fin
Dans quelle langue m'appartient-il
A jamais étrangère


Thierry Metz, Terre, 1997


Désormais nous ne sommes plus du même
                                      [mouvement que le vent*
On ne se sait jamais au-delà du chemin
La fatigue a pris les derniers restes
Qui pensaient encore en nous
Les mots mêmes n'ont plus d'établi
Où me rassembler
La mue du sable sur ma peau ne tardera pas
Le grand sommeil vient déjà
Avec ses blancheurs nues
Ses murmures d'horizon lent
Son rien immobile

Raphaële George, Eloge de la fatigue, 1985