dimanche 1 mai 2016

Miguel Espejo, A l'ombre d'Ephèse

A l'ombre d'Ephèse est le premier livre de poèmes de Miguel Espejo traduit en français par Jean-Marc Undriener et publié aux éditions Centrifuges.
La poésie de cet auteur argentin, ici ramassée en vers brefs, parcourt tous les cheminements de sa quête philosophique et littéraire. Les mythologies et les religions du monde y sont également présentes. Le vers alors devient presque sentence, verset. Des considérations plus ordinaires voire triviales, entre sapience et naïveté, sous forme de copeaux rapportés sur la page (Jean-Marc Undriener parle de concrétions dans sa belle préface) confèrent à l'ensemble l'incarnation nécessaire au penseur. 
Le lecteur ne doit pas se laisser impressionner par les prestigieux voisinages de Socrate et de Hegel, de Virgile et de Baudelaire, du Christ et de Mahomet en passant par Shiva car tous ici ont simplement figure humaine à accueillir, et l'Eternité n'est pas moins fragile que l'instant. Au chevet des énigmes, il faut beaucoup d'humilité pour apprivoiser la lucidité. Miguel Espejo n'en manque pas.

Extraits.

Hölderlin
Nous n'avons pas eu de buts à atteindre.
Ils se sont dessinés
dans un territoire sans frontières
dans l'illimité, là où se trouvait la démence
montrant sans ambages
la condition première et dernière de l'homme.

Un coup de dés
Tu ne peux appartenir tout à fait
à aucun lieu de l'univers
parce que tu es hasard, cabale, destin
interchangeable avec des milliards d'êtres,
Toi, l'Unique.

René Char
Tu as dû t'armer de silence
pour pouvoir parler.

Réclusion
Je ne sais plus écrire
et je voudrais que de lointaines étoiles
et la tenace permanence de l'homme
parlent par ma bouche
apeurée, farouche, indifférente.

Putes
Nous regardons les vagins exposés en vitrine
comme s'il s'agissait d'une vieille paire de
chaussures.

A l'ombre d'Ephèse de Miguel Espejo est disponible en librairie ou sur le site de l'éditeur au prix de 12 €. editions-centrifuges.blogspot.fr
Courez-y vite !

dimanche 24 avril 2016

De Kawabata à Kawakami

Lu Le Grondement de la montagne de Yasunari Kawabata. Relu Manazuru de Hiromi Kawakami. Du Japon des années 1950 aux Japon des années 2000, un sentiment de permanence dans l'attachement aux rêves flottants, poreux. Et cette question récurrente de la disparition, dans un Japon qui aurait pu sombrer sous le feu nucléaire. Dans un Japon où tout un chacun, encore aujourd'hui, se demande si la réalité existe. 
Le Grondement de la montagne évoque un homme vieillissant. Il se perd dans ses gestes et ses souvenirs manquent de contours. Ses pensées sont confuses. Est-il possible qu'il soit amoureux de Kikuko, la jeune femme au cou fragile de son fils ? Où est donc passé le mari de sa fille ? Et la mort plane, prélève à petits pas sa part du corps. Le paysage même en éprouve le vertige. Les érables. Les cerisiers. Les gingkos. Avec oiseaux et sans oiseaux. Cependant qu'un avion américain traverse l'ombre de la montagne...
Manazuru évoque une femme dont l'époux a disparu à la fin de l'été. Elle le cherche dans une station balnéaire où il s'est peut-être rendu. Elle lit et relit le journal qu'il tenait. Notations ordinaires de la vie au travail et à la maison avec leur fille Momo. Elle interroge les bercements de la pluie, les grondements de la mer sans cesse recommencés. Et il y a cette ombre qui s'emboîte à ses pas. Une ombre et une voix de femme. Elle sait quelque chose mais parle par énigmes. Le mari aurait pris un bateau, là, à cet endroit battu par les vents et les hérons blancs... La marque du paysage encore, pour élucider le flou, l'incertain...
La quatrième de couverture du roman de Kawabata dit cela : " Le style de Kawabata s'apparente aux peintures d'Extrême-Orient où la trajectoire d'une ligne courbe arrive à recréer la profondeur d'un paysage."
Cette remarque s'applique aussi bien à l'écriture de Hiromi Kawakami. Une puissance identique dans le trait rapide, presque jeté sur la page, y compris dans les dialogues. Egale profondeur des paysages et des visages, tour à tour disjoints et fondus, pour désigner l'improbable. " Tout n'est qu'apparition, affleurement, illusion, chez cette romancière de l'invisible, attachée à l'énergie ensorcelante des petites choses du quotidien", écrit Marine Landrot du magazine Télérama.
Deux romans à lire en miroir, en se demandant si on existe.

mardi 12 avril 2016

Tous les jours je mène paître mon corps*

Tous les jours
je mène paître mon corps*
Apprendre la patience infinie des troupeaux
Mais le chemin est si long pour le sang de travers
Combien de jours encore
A dissoudre
Quelle langue voudra bien me suivre

 Anise Koltz, Chants du refus II, 1995


L'enfant immobile de nos gestes
attend l'épuisement
de toutes nos paroles*
On cherche en vain les silences
Qui apprivoiseraient sa mémoire
D'avant toute lumière
Quand macéraient en lui les fièvres de la mère
Ils pourraient sauver ce qui le fige encore
Dans une peau qui le tient mal
Ouvrir son visage à d'autres visages
On ne comprend pas encore pourquoi
Nos mots le tuent

Jean-Louis Giovannoni, L'immobile est un geste, 1989


tous les reflets dans ses eaux
mémoire
qui va s'écoulant*
Comment nommer ce qui va vers le fleuve
Dans la fatigue de la marche
Y retrouver quoi de la mémoire dormante
Des ciels bas défilent avec des ombres
Des pierres comme des meules
Ont des rumeurs de lame blanche
C'est de là que tu viens et tu y retournes
Disent les éboulis des berges
Les gendarmes étourdis le long des herbes
De l'autre côté de l'eau des oiseaux font des signes
Il faudra bien les apprêter
Avant de passer

Françoise Hàn, ne pensant à rien, (Rivière souterraine), 2002


Au guet sous chaque ombre
la méfiance aux pieds nus
dévorée de mouches.*
L'image d'un coteau quand la lumière chavire
L'enfant est seul sous l'arbre seul
Avec des mots sans suite
Et soudain monte le bruit des mantes
Comme un frisson d'échine
Aucun secours ne viendra de la fille
Aux tresses bleues en bas du chemin
L'effroi reste sans partage

Daniel Boulanger, Tchadiennes, 1969


Le rire d'un enfant, comme une grappe de groseilles
rouges.*
L'oiseau s'est tu dans les plis du jardin
Une bête blanche rejoint l'ombre d'un caillou
L'enfant rit
Qu'a-t-il entendu du silence sous ses pas
Comment s'en délivrer

Philippe Jaccottet, Ce peu de bruits, (Notes du ravin), 2008


La lampe cueille le silence
Et fait parure au souvenir.*
La fenêtre assombrit
Le plancher de la chambre
Un grain de plâtre va tomber
Sur les ombres allongées près du lit
Je rassemble ici mes enfances
De berges et de margelles
De courtilières courant sous les humus
De corps figés dans la langue
Mais le cercle de la lampe se défait déjà
Le silence ne tient plus mes mémoires
Les mots ont du sang sur mes lèvres

Hélène Cadou, Le bonheur du jour, 1956


Vois le vieil arbre qui entre en fleurs
Comme un grand prêtre entre, aveuglé,
Dans un délire blanc.*
Le regard ne tient plus dans la marche
Des plis de linge blanc traversent la mémoire
Le printemps porte l'aube des souvenirs
Quand sonnaient les beffrois
Et que l'enfance avait rétréci les gestes
L'arbre n'y pouvait rien
Ses promesses étaient trompeuses
Dans le silence des dimanches
Il fallait boire jusqu'au fond du corps
Toute la lie

Jacques Vandenschrick, Avec l'écarté, 1995



mardi 5 avril 2016

La revue REBELLE [S] N° 3

Danny-Marc et Jean-Luc Maxence ont lancé en novembre 2015 la revue REBELLE [S]. La troisième livraison de ce bimestriel qui se déclare hors-sujet figure dans les kiosques depuis le mois de mars. REBELLE [S] se veut tout à la fois idiot et intelligent, mal élevé et raffiné, mystique et païen, faible et fort...
Autant dire qu'on ne trouvera dans ses pages aucune tiédeur, aucune langue de bois, aucun consensus mou. REBELLE [S] s'aventure sur le terrain de l'actualité en poète, en philosophe, et ses semelles, loin des grands blablas à la mode, battent aussi bien la glaise des chemins de traverses que les vents contraires sous l'horizon.
Le lecteur se réjouira de l'important dossier consacré à la connerie dans tous ses états. Connerie de l'uniforme conforme mondialisé, connerie de la révérence aux puissances de l'argent, de la télévision, du sport, d'internet... Connerie du réactionnaire comme du progressiste. Connerie de toutes les béatitudes soumises aux paillettes, aux affiquets.
REBELLE [S] n'adopte pas pour autant la posture du donneur de leçons. "Loin de nous toute pensée amère ou cynique pour une moquerie prétentieuse... on est bien souvent le con de quelqu'un d'autre... à ces moments d'errance ou de perdition au milieu de ce troupeau dont l'on essaie de s'extraire tant bien que mal.", écrit Martine Konorski avant d'en appeler à Audiard, Flaubert, Desproges, Lacan, Perros et même Beckett le facétieux : "Elle est si con la lune. Ca doit être son cul qu'elle nous montre toujours."
A noter également dans ce numéro un article de Michaël Sens  sur la lutte anti-terrorisme qui, malgré quelques ambiguïtés, ouvre une piste nouvelle en s'appuyant sur les travaux du politologue Olivier Roy. " Il n'existe pas de radicalisation de l'Islam mais une islamisation de la radicalité. Comprenez que les jeunes radicalisés dans leurs vies, en rupture, doivent se trouver une famille qui leur permet d'exprimer leur révolte..."
Les amoureux de la littérature foisonnante du réalisme magique se régaleront aussi du "plaidoyer pour l'étrangeté" de Adeline Baldacchino ou, dans un autre genre, de l'hommage rendu à Alain Jouffroy par Jean-Luc Maxence qui le considère comme "le dernier des surréalistes rebelles".
Un peu d'humour et surtout d'histoire enfin avec l'article de Ingrid Dextra, Pourquoi les femmes sont-elles dites bavardes ? Les lavoirs des villages étaient naguère encore "un bon endroit où se décharger le coeur et parler de cul". L'époque des années soixante donc, où la gent masculine accrochée à ses privilèges de bistrot clamait haut et fort : "Une femme qui parle est une jacasse. Un homme, par contre, ne bavarde pas. Il discute."
La revue REBELLE[S] est disponible en kiosque au prix unitaire de cinq euros trente. On peut s'y abonner à l'adresse suivante, 70 avenue d'Ivry Boîte 270   75013 Paris et c'est moins cher (25 euros pour six numéros).

dimanche 3 avril 2016

Infarctus

Le Cardensiel est une petite pastille en forme de coeur, qu'on avale avec un fond d'eau tiède matin et soir. On entend [siel] dans cardensiel, on voit ciel. Ne manquent même pas les nuages aperçus par la fenêtre, poussés au flanc par un vent essoufflé. Un avion y aurait sa place, avec ses lumières sous le ventre quand vient la nuit. Je ne crois pas qu'il existe des médicaments pour le foie en forme de foie. J'imagine mal l'aspect avachi que pourrait prendre une gélule pour l'estomac. Le coeur, quel attachement.
Des fruits sur la table pour malades : pommes, poires, pamplemousses, bananes, raisins, prunes, kiwis. Une offrande des enfants. Et des livres aussi. Duras en pleiade, tome 2, un pavé de Jourde, Echenoz, Quignard, recueil de sudokus de chez Larousse. Passer des lettres aux chiffres et c'est le même chemin qui vous mène, un peu étourdi. Alors que les lettres et les chiffres ne disent pas les choses pareil. Les mêmes choses mais pas pareil.
Une cireuse redonne au taralay des couloirs toute sa brillance. Je ne la vois pas  mais le bruit produit par ses frottements ne laisse aucun doute. Une infirmière confirme ma perception. Je suis content. Je m'étire dans mon lit et je somnole. Je regarde la photo imprimée sur toile au mur vert pâle. Le sommet d'une touffe d'herbe. Les premiers brins sont précis. Tout le reste est flou. Derrière, c'est peut-être du sable. J'aime imaginer que c'est du sable et je marche dessus.
Quand les pompiers ont prononcé le mot infarctus je n'ai pas eu peur. Il y avait tellement d'affairement dans la maison que je regardais sans comprendre. Toutes ces machines électroniques. Tous ces fils, ces capteurs. Et puis toi, que je venais de sortir du lit. Déjà prête, au téléphone pour les premiers appels. Je m'inquiétais du chat, malade aussi, opéré d'un cancer dont la rémission était incertaine. Je demandais que les portes soient fermées. Puis je me suis retrouvé dans la rue, perché sur un brancard aussitôt en fourgonné. Sirènes. Rocade. Hôpital du coeur. Tu nous as suivi avec la voiture.
Il y a aussi le Brilique, tout rond tout jaune. Je me demande comment on nomme les médicaments, quelle part de sens est sacrifiée aux exigences mnémotechniques du business. Brilique. Nombrilique. A peine les pompiers avaient-ils établi leur diagnostic qu'ils me proposaient un protocole de soins autour du Brilique. La molécule, déjà utilisée dans le traitement des infarctus, pourrait s'avérer plus efficace selon le moment où on l'administre : arrivée des secours ou hospitalisation.
Aux soins intensifs où je suis resté quatre jours après la pose de mon stent, les monitorings font de la musique. Etrange mélodie des coeurs au plus profond de la nuit. Elle ressemble parfois au tintinnabulement d'un carillon suisse. Je l'ai dit à une infirmière qui a paru étonnée. Je n'en persiste pas moins dans ma comparaison. J'imagine même une symphonie orchestrée par des monitorings.
Des piqûres brunes sont apparues sur la peau des bananes. La chair du dernier pamplemousse s'est amollie. Je me retourne dans le lit. Je ferme les yeux. A quoi bon regarder toute cette peau, toute cette chair ?
L'externe qui me suit, vingt-quatre ans maximum, a la timidité d'un visage dans un tableau de Renoir. Elle veut se spécialiser dans l'oncologie. Elle me dit que j'ai de la chance d'être un littéraire, je m'ennuie moins. J'abonde. Que ferais-je ici sans mes livres ? J'ai fini 14 de Echenoz. Encore un livre sur la grande guerre mais avec son style à lui, avec ses angles de vue à lui, dans le style lui-même. Incontestablement de la littérature.
Nous pensons déjà à ma sortie. Tu veux que tout soit impeccable à la maison. Je te réponds que le plus important reste ta fatigue. Tu ne peux pas être trop fatiguée si tu veux m'aider longtemps. Ne pressons rien du mouvement d'ici, qui me convient.  Pour l'avoir plié à mes plis : lire, écrire, mots, chiffres.
C'est peut-être parce que le corps est plus fragile qu'on est plus sensible, dans les hôpitaux, à la fragilité des lieux. Le volet roulant de ma chambre, manivelle trop mince pour une envergure trop large, grince avant de craquer. Une prise électrique s'est déboîtée et on voit les fils. Ce sont là des atteintes visibles, qu'un examen à peine approfondi multiplierait par deux ou trois. Combien de vis desserrées ? Où vont se loger les moisissures du cabinet de toilette, malgré les soins ?
Je n'ai pas encore vraiment réfléchi à mon infarctus. On me dit au téléphone qu'il y a un avant et un après. Qu'il faut changer des habitudes alimentaires, faire un peu de sport. Marcher. Nager. Le tabac, évidemment, est strictement interdit. Boire un verre, oui. Fumer, non. Je n'objecte rien à ces recommandations. Je réponds que ça va bien, que je ferai en effet de la marche dans le quartier, que j'irai de temps en temps à la piscine. Je ne suis pas pressé de réfléchir.
Mon sang est devenu si fluide que pour un peu je saignerais en éternuant.
La cheffe de clinique est venue, a fait le point, rigoureux, de tous les points dont je dois impérativement tenir compte. Elle a trente-cinq ans et une jupe assez courte qui dévoile des jambes plutôt jolies. J'écoute assez peu ce qu'elle me dit, déjà entendu tant et tant. Je pense à un carré de chocolat.
Kardégic. Un sachet. Des pointillés indiquent l'endroit où il faut couper, avec des ciseaux bien sûr, eux-mêmes dessinés. Au-dessous, pictogrammes à l'appui, trois étapes injonctives. Mettre la poudre dans le verre. Ajouter de l'eau. Boire. On pense à tout chez sanofi aventis.
La cérémonie du tensiomètre, désormais assistée par électronique, n'a plus le caractère aléatoire de la poire en caoutchouc qui gonflait le brassard. Mais la machine ne fonctionne pas toujours. Ou affiche des résultats impossibles. Le praticien reprend l'initiative. Démontre au patient qu'il garde la main. L'usage du stéthoscope ne sert pas vraiment à autre chose qu'à ça : garder la main sur le malade.
Je regarde les brins d'herbe de la photo imprimée sur toile.  Je finis par les trouver attachants. Leur neutralité sans doute. Ce sont des brins d'herbe de n'importe où. Sans paysage.
Une bande d'oiseaux vient de passer dans le ciel. L'image n'a pas duré une seconde.
Stagnation du sang dans un ventricule. Traitement anticoagulant par avk. Remise du carnet d'information et du suivi du traitement. Longue liste des effets indésirables et des précautions à prendre. Première peur. Envie de boire de l'alcool, de fumer. Juste un verre et une bouffée. En regardant par la fenêtre les souvenirs d'oiseaux, les nuages tout chiffonnés, le sillage peut-être d'un avion.
L'avant et l'après disent-ils. Jeudi 4 octobre 2012, six heures vingt. Je viens de terminer mon petit déjeuner et m'apprête à partir au travail. Je suis reposé, de bonne humeur. J'ai caressé le chat auquel j'ai adressé deux ou trois mots stupides. Je m'assois sur le canapé pour fumer ma cigarette électronique. Premières douleurs respiratoires. Je les connais bien. J'aspire dans le jardin un grand bol d'air. Le remède a fait ses preuves. Mais les douleurs s'installent puis se propagent dans le pourtour thoracique, le long des bras et des mains, et jusqu'aux maxillaires. A six heures trente j'appelle sos médecins.
Mais où les hôpitaux se procurent-ils le café qu'ils servent aux malades ? Pourquoi a-t-il le même goût depuis des décennies ?
Une piqûre ici, une piqûre là. Bras, ventre, cuisse. Les veines se dérobent. Des hématomes virent du violet au jaune en passant par un bleu noir douteux. Parfois l'aiguille s'enfonce bien. L'infirmière est contente quand je lui dis qu'elle s'enfonce bien. Elle sourit. Elle remercie.
Ce sont les prunes qui désormais s'amollissent. Cependant qu'une poire, entièrement verte hier encore, se pare de tons subtils. Je comprends mieux, à la regarder vraiment, la fascination des peintres classiques pour la beauté changeante des fruits. Selon que la lumière s'incline comme ceci ou comme cela. A moins qu'elle ne tombe à pic sur la matière prisonnière et tout est différent. Je regarde le ciel du matin. On dirait un drap tout bouchonné de sueur. Le temps sera maussade pour la journée.
Le téléphone sonne souvent. Je résiste à ma tentation coutumière de laisser sonner car il n'y a pas de répondeur. Je dis que ça va bien, que j'ai de quoi m'occuper. Je rassure.
La télémétrie. Ingéniérie biomédicale. Il s'agit d'un boîtier électronique d'où partent cinq fils reliés à des électrodes scotchées sur le thorax du patient. Il envoie ses informations à un écran de contrôle situé dans le bureau des infirmières. Nuit et jour. Mais j'ignore si ces écrans font de la musique comme ceux des soins intensifs. Il serait logique qu'ils en fassent puisque le même procédé est à l'oeuvre.
L'externe, un carnet à spirales sur les genoux et un Bic à la main, me pose des questions sur les douleurs que j'ai ressenties quand c'est arrivé. Je m'applique à répondre encore. Oui. Oui. Douleur irradiante jusque dans les maxillaires. Mais je n'ai pas eu peur. Je le redis aussi. Ces symptômes me sont connus, familiers même, depuis des décennies. L'externe s'en étonne, veut savoir si j'ai consulté pour ça. Prend des notes. Je la regarde écrire. Sa peau est comme la peau des fruits, tellement changeante au fil des émotions.
Mon ami de quarante ans vient un jour sur deux. Que serais-je sans toi ? Que serais-je sans lui ? Voilà tout.
Mais toi justement. T'ai-je dit que je te trouve particulièrement jolie ces derniers jours ? Il ne faudrait pas que tu ailles trop te fatiguer. Tu es malade aussi, de ne pas manger depuis dix ans. Tu dors mal la nuit et tu vis mal le jour. Tous ces fantômes que tu poursuis. A quoi bon ? Ils s'évanouiront d'eux-mêmes si tu les laisses tranquilles. A peine en restera-t-il une pauvre dépouille sur le bord du chemin, aussitôt emportée par les éléments.

Mon dernier jour là. Le soleil monte par la fenêtre. L'hélicoptère rouge et jaune de la protection civile atterrit repart. Je le regarde comme j'ai toujours regardé les hélicoptères, étonné qu'il puisse voler si près, si lentement presque. On frappe à la porte. Petit déjeuner. Tension. Electro. Dans deux heures tu viens me chercher. Je serai prêt. Je souhaite à l'externe une bonne continuation dans ses études. Elle me souhaite un bon retour. 

mercredi 30 mars 2016

La revue Festival Permanent des Mots N° 9

Les connaisseurs disent FPM. Le chasseur-cueilleur Jean-Claude Goiri accompagne avec enthousiasme cette revue de poésie ouverte à tous les vents, à tous les styles à l'exception de la mayonnaise en tube et ses dégoulinements. Les auteurs n'ayant jamais publié sont les bienvenus s'ils sont capables  d'offrir "une autre vue sur les choses".  FPM tient à sa devise : "Nous topographions nos territoires afin d'en abolir les frontières parce que rencontrer l'autre, c'est se soulever tout à fait."
Cette neuvième livraison, adornée de collages de Joë Fernandez et de Karine Coutet donne la parole à vingt-six voix toutes en échos et ricochets. De grands espaces blancs aménagés au long de la revue participent à la composition du chemin, avec ses haltes et ses rebonds, pour le soulèvement du lecteur dans les rencontres nouvelles. 
Citons, dans "l'ordre de disparition" comme l'écrit facétieusement Jean-Claude Goiri, quelques fragments tombés de ces lèvres fiévreuses ou pas.
Dirk Christiaens : " Il faut en découdre / avec le vent / ce mangeur salace / de l'écorce des nuages / et leurs reflets. / Par l'interstice de la claie / je vois les hommes / faits de bois mort / fait de bois tordu / le bûcher des enfants / innocents de ce monde."
Brigitte Giraud : "Sur l'exact versant opposé du mur / l'ombre devient. / Le corps lâche / des écumes pâles / sur du velours rouge. / Il se découd... / Comment avoir peur alors / d'un miroir / que l'on casse ?"
Roland Dauxois : "Veines futiles, / pauvres essences, / un demi-siècle d'émiettements et de hersages, / là où l'ombre verse son lisier / où le rire d'une ancienne éclaire les rosiers."
Murielle Compère-Demarcy : "un homme effondré contre un mur / un homme effondré comme un mur / frappait frappe frappe / contre un mur contre un mur / frappait frappe comme contre / un mur / cherchant attendant / raison perdant / un signe / de sa fille / un signe / de survie / la colère d'un homme..."
Serge Marcel Roche : C'est le village entre ses lèvres le long d'où circulent tout le jour les autos, les petites japonaises travesties en taxi qu'on s'entasse dedans, les grandes aux vitres endeuillées, celles qui sont à plateau et les camions de bière, la nuit aussi, mais c'est moins nombreux, un tremblement lointain, la peau qui se rétracte aux bords de la plaie, un soubresaut d'essieux, de lames grinçantes dans mon demi-sommeil, un bruit de train, de claquement du rêve, une lueur sonore parce que je dors les yeux ouverts, j'ai des yeux de sorcier la nuit, des yeux d'agonisant, ça défile la mort de la forêt, les fûts cadavérés qu'on enchaîne, les troncs débandés qu'on fera lattes de parquets où marcher sans conscience comme sur des peaux humaines..."
Dans les mois qui viennent, FPM sera aussi une maison d'édition, Tarmac. Fouler les herbes sauvages qui résistent au bitume avant d'envoyer sous la nue le long courrier de l'aventure humaine ! On reconnaît bien là l'esprit de Jean-Claude Goiri. Bonne chance dans la pelletée des nuages.
La revue FPM est en vente au prix doux de sept euros, sur le site ou à la commande chez votre libraire. Courez-y vite, avant qu'elle file !

jeudi 24 mars 2016

Aymeric Patricot, Les petits Blancs

Aymeric Patricot aime prendre des risques. Son essai Les petits Blancs Un voyage dans la France d'en bas, par la seule mention de "petit Blanc", aurait pu lui attirer les foudres de la gauche bien pensante ou plus radicale, et, à l'opposé, séduire la droite dure voire extrême. Le journal Le Monde refusa de chroniquer l'ouvrage sans même l'avoir lu cependant que le polémiste Eric Zemmour s'en emparait avec quelque gourmandise. Dans un pays dont l'intelligentsia germanopratine refuse d'entendre parler de statistiques ethniques, les accusations de racialisme ou carrément de racisme ont vite fait de pleuvoir... Surtout si un histrion alimente à dessein le flou...
Aymeric Patricot précise pourtant sa place et sa posture. " Ma position est sans doute celle du petit-bourgeois en voie de déclassement." Il évoque son père devenu médecin dans le service public, une carrière éprouvante et marquée par un sentiment d'échec au plan des idéaux malgré le confort matériel. Il dit, en toute sincérité, que [son éducation, son niveau de vie, sa santé mentale, ses aspirations] le séparent des petits Blancs mais que la frontière entre eux et lui est parfois poreuse.
Les petits Blancs donc ! Que les Américains appellent white trash ! Qui sont-ils au juste ? De l'employé précaire qui végète dans son quartier sensible au professeur vacataire non rémunéré pendant les vacances scolaires en passant par toute la piétaille jeune ou vieille, active ou retraitée de l'industrie et du commerce, de l'agriculture, la catégorisation sociale est facile. Les caractérisations anthropologiques sont en revanche plus ardues à cerner tant elles sont empreintes de porosités diverses. Aymeric Patricot, en s'appuyant sur la culture populaire, le rap, la télévision... et les nombreux témoignages qu'il a recueillis, en distingue quatre.
1 - Un genre particulier de fêtes (se déchirer la tête comme un zombie à grandes lampées de rhum, de bière, de vodka...)
2 - Le sentiment d'être perdu pour la société ("Non, vous ne valez rien, votre nature est mauvaise et personne n'a même envie de vous sortir de ce marasme.)
3 - Les stigmates physiques et mentaux de la pauvreté (obésité, dos voûté, timidité maladive, négligence vestimentaire, honte de soi.)
4 - Les passages à l'acte violent ou la tentation de la violence ("Des situations où le petit Blanc, ne supportant plus le piège dans lequel il est pris, fantasme d'en sortir par un coup d'éclat.")
Toute catégorisation est d'autant plus difficile à définir que s'institue, selon les discriminations vécues, un jeu complexe dans les rapports de dominé à dominant.  Telle situation ordinaire fera du dominé x le dominant y et inversement dans telle autre, à l'aune du coefficient d'oppression de chacun. " Que penser de l'individu qui subit une forme de discrimination tout en jouissant, face à un autre, d'une forme de privilège ? Victime d'un côté, oppresseur de l'autre ; discriminé le matin, discriminant le soir. Faut-il tenir certaines formes d'oppression pour plus fondamentales que d'autres ?"
Le lecteur, enfin, s'attardera longuement sur les portraits qui émaillent dans la plus grande justesse et le plus grand respect le récit-essai de l'auteur. Entre la haine des autres et la haine de soi, la rancoeur, la soumission, l'abjection... les sueurs froides sont garanties sur cette galère qui pourrait à chaque instant chavirer...
Le livre d'Aymeric Patricot a d'abord été publié aux éditions Plein jour dont le projet est de donner la parole à des écrivains pour exprimer la complexité sociale. Il vient d'être repris par les éditions Points en collection de poche et j'en recommande vivement la lecture.


dimanche 20 mars 2016

Isabelle Lagny & Salah Al Hamdani, Contrejour amoureux

Les dictionnaires définissent le contre-jour comme l'éclairage d'un objet recevant de la lumière en sens inverse de celui du regard. Le Contrejour amoureux écrit à quatre mains par Isabelle Lagny et Salah Al Hamdani est publié aux éditions Le Nouvel Athanor. Tantôt monologué tantôt dialogué, il exprime les multiples coulisses de l'émotion amoureuse en son théâtre d'ombres et de lumières. 
Isabelle Lagny et Salah Al Hamdani s'aiment indéfectiblement. Ils s'aiment dans les mots comme dans les corps, sur les passerelles de la langue devenues passerelles du sentiment. Entre terre d'accueil et terre d'exil, à l'unisson ou en dissonances. " L'orange se fend le long de son plus grand diamètre", écrit Isabelle Lagny. Bien plus loin dans le livre, la voix de Salah Al Hamdani offre cet écho à l'amoureuse : " Je voudrais te parler de la fissure inconsolable d'une ville".
Le drame de la dictature à Bagdad n'a pas fini de se graver au plus profond de la poésie et du corps de Salah. [Un déluge d'absents vient encore troubler son sommeil.] L'amour a parfois des épines quand les aubes sont tendues. "Ici et là, mon amour la lumière a mal", note l'écorché qui cherche à [se décoller de sa vieille peau]. Et Isabelle Lagny lui répond : "Se retourner et sourire même quand la lune sombre dans le lac". Sa voix chargée d'étincelles apaise les tourments de l'amoureux. Sa présence est capable [d'éteindre la pluie].
Dans sa petite préface, Jacques Ancet observe que l'amour s'augmente d'être dit. Et il s'augmente d'autant qu'il est dit sans tricherie ni compromission. Dans la nudité simple des mots. En cette longue traversée amoureuse, écoutons chuchoter la voix douce d'Isabelle : 
Je t'emmènerai sur mes ailes
Amour
Ne pleure plus
Je serai ton éternel rivage

mercredi 16 mars 2016

La revue Voleur de feu

La revue Voleur de feu, à parution trimestrielle, est une création de Double Vue éditeur. Elle propose dans chacun de ses plis une rencontre entre un auteur et un plasticien d'aujourd'hui.

Le premier numéro daté de janvier s'intitule Première étincelle. Il présente deux poèmes et deux proses d'Anna de Sandre. Une forte présence des paysages y souligne l'énigme entrevue de l'essence humaine. " Les troncs bouillonnent // Dans la neige couvre-sol // Un merle se plaint au sorbier // Des oiseleurs". La poésie sandrienne, symboliste jusque dans le choix de vocables oubliés, tisse des liens avec les mythologies des vieilles campagnes. Les "glaneuses de simples" dialoguent ici avec les sylphes au mouvement tellurique du pendule. Les âmes des morts sont emplies de colère comme [les racines plantées bas] sont assoiffées. Ce distique enfin, hésitation tremblante entre Lorca et Machado, qui assemble le chant profond d'Anna de Sandre : "Quand on mordille une bouche rieuse // On amende un désir d'argile". 
Les peintures de William Mathieu, dont Les yeux du chaos et Quatre coulées de lumière, disent les fragilités de l'immensité cosmique, ses hasards improbables dans le creuset du feu cerné d'un noir absolu. La qualité des reproductions en pleine page et en vis-à-vis des textes contribue pleinement au double jeu des regards. Des regards de voyants qui précèdent le geste, qui précèdent le mot ainsi que Rimbaud les imaginait en ses illuminations.

Le deuxième numéro daté du point vernal, (intersection de lignes imaginaires sur le soleil), s'intitule L'apprivoisement. Il présente un long soliloque  de Derek Munn avec en exergue ces mots de Virginia Woolf : " ... we are the words ; we are the music ; we are the thing itself." L'auteur arpente à l'envers le paradigme de la conjugaison, du pluriel au singulier. Ce jeu fort habilement conduit et toujours sensible lui permet d'égrener toutes sortes de moments dans le simple fait d'être. " ... la nuit vous fermez les yeux de votre maison, vous vous sentez isolés, vous ne sortez pas dans votre jardin, la grandeur du noir vous fait peur, vous êtes toujours un enfant, vous imaginez des hordes qui apparaissent à l'horizon, vous leur prêtez une menace, c'est encore une histoire que vous vous racontez, vous ne voyez pas qu'elle est la nôtre..." Le lecteur est séduit par l'absence totale de hiérarchie dans cet égrenage. Manger, se couper les cheveux, sortir une bouteille et deux verres... il n'y a pas de différence avec [l'entretien du silence], [l'éducation à dissoudre] ou "le son écrasé de la cloche". La chose elle-même est bien ce flux de vivre, dans cette langue-là ou dans une autre, lestée ou non d'une pierre, qui portera d'autres idées à la lumière ou à l'obscur.
Les peintures d'Antoine Henry, Service, Fruits, Home... natures mortes et paysages surgis du noir en quelques traits, pourraient s'effacer de nos yeux sans qu'on s'en aperçoive, comme une réalité impossible à fixer, tendue vers l'oubli.

La revue Voleur de feu est disponible à l'achat sur Internet au prix de cinq euros plus deux euros pour le transport ou à l'adresse de l'éditeur : Double Vue Editeur, 19 rue Maurice-Rontin, 47170 Mézin. N'hésitez pas à vous l'offrir et vivement la venue du numéro suivant, en juin avec l'apparition d'un nouveau point à la surface du soleil.

mardi 8 mars 2016

La revue la piscine

Un soir de juillet deux mille quinze à Montpellier, la photographe Louise Imagine réunit quelques amis autour de sa piscine. Les mots tintent joyeusement à l'unisson des verres dans la touffeur amoindrie. Les gouttelettes qui perlent dans l'air et sur les peaux rappellent cette vérité scientifique : le corps humain est composé à soixante pour cent d'eau et à quarante pour cent de vent. Ce vent, nous le savons, trace des ridules humides à la surface des choses, pousse les sources à serpenter dans les vallées avant de rejoindre la mer, creuse des vagues crêtées d'écumes, élève et abat des précipices, dans les paysages comme dans les rêves.
Louise Imagine propose de créer une revue. Une revue graphique et littéraire. Où textes et images entretiendraient toutes sortes de conciliabules. Philippe Castelneau, Alain Mouton et Christophe Sanchez, passionnés par les multiples facettes de l'écriture, s'enthousiasment. Les expressions aquatiques jaillissent comme eau fraîche en fontaine : on se mouille, on se jette à l'eau, on plonge, toutes voiles dehors et que la vigie ouvre bien les yeux...
Six mois plus tard, le numéro zéro de la revue la piscine accueille en son bassin quarante et un textes et dix-sept images. Une face en noir et blanc, l'autre, tête bêche, en couleurs. L'eau évidemment y coule à flots, du ventre maternel au grand large, et c'est toute la vie qui bouillonne, dans l'infinie variation de ses humeurs. 
Le lecteur trouvera au sommaire des auteurs-navigateurs déjà confirmés ( Thomas Vinau, Murièle Modély, Guillaume Siaudeau, Louise Imagine...), quelques rescapés de l'exploration Métèque (Isabelle Bonat-Luciani, Azilys de Nowhere, Marlène Tissot), et de nombreux mariniers d'eau douce comme de haute mer (Melania Avantazo, Olivia Del Proposto, Guillaume Estève, Louis Raoul et Christophe Sanchez...)
Ce beau numéro zéro de la revue la piscine est dédié à l'écrivain de théâtre Emmanuel Darley disparu au mois de janvier.
Il est disponible à la vente (quinze euros) sur le site de la revue et dans quelques librairies à Montpellier et Bordeaux (La librairie Olympique) en attendant d'autres escales partout en nos villes de terre et d'eau.