mercredi 3 août 2016

Christophe Sanchez, Rats taupiers

Dans Humain, trop humain Nietzsche note cela : "Si l'on n'a pas un bon père, on doit s'en donner un."
Avec Rats taupiers, son premier livre publié, Christophe Sanchez se donne un père. Et une enfance, une adolescence. Sans trier le bon ni le mauvais, prenant tout pour mieux inventer le réel.
Ce père était un taiseux qui refusait de parler sa langue d'origine, l'espagnol. Un taiseux doublé d'un déraciné qui ne pouvait vraiment communier qu'avec la terre sèche des vignes et les gorgeons vidés sur le zinc en "fumaillant vite et tout".
Entre le père et le fils, ça ne gaze pas toujours. Parfois même, ça barde carrément. Le vieux a des principes de pauvre. On n'est pas sur Terre pour se la couler douce mais pour travailler dur. Et quand on a connu les privations de la guerre, on supporte mal que son gosse veuille s'empiffrer de chocolat au lait...
Rats taupiers est constitué de récits d'une à trois pages, chevillés par des fragments plus ramassés. Ces éclats de mémoire intitulés Attraper le fil soulignent, par-delà la maladie et la mort même, la ténuité des émotions ordinaires, des désirs manqués, des souvenirs qui collent mal avec le souvenir.
La pelote n'en finit jamais de dévider son fil embrouillé. Comment en défaire les noeuds par l'écriture et saisir ce qui échappe d'une vie qu'on aurait voulu mieux partager ? C'est là le pari, réussi, de Christophe Sanchez, avec obstination et humilité. La littérature demande la même patience que la vigne. Les mots comme les sarments ont des yeux qu'il faut apprivoiser.Résultat de recherche d'images pour "christophe sanchez rats taupiers"

Extraits :

"Quand s'abat le crépuscule, il compte depuis quelle heure il est là, à fouler les terres mortes de l'hiver, à sarcler la vigne ou à lui tailler les crêtes. Depuis sept heures du matin, au moins. Un temps trop long qu'il sait dévolu à d'ingrates tâches - une croix qu'il porte sur son pauvre dos. La seule pensée de ces longues heures rajoute de la fatigue à la fatigue, l'étreint et lui ordonne d'arrêter maintenant. Dans ses yeux, la nuit qui s'avance se porte fière. Elle s'offre en sauveur de l'ascète. Demain il fera jour. Il dira ça, demain il fera jour, les deux poings vissés au bassin, comme pour invoquer le dieu du temps de lui en donner encore et encore. Du temps pour se casser les reins."

"L'odeur de mon père est un fil qui s'est cassé un été. Il n'y a plus jamais eu de figure, plus que des ronds stupides que je fais avec ma bouche en cul de poule. Dans son sourire, je ne vois plus les fils baveux de son tabac."

" Les rats taupiers sont sortis du seau. Par l'anse, ils ont roulé dans ta bouche, craché le fil du petit jaune bien frais, un venin. Petites bêtes malignes, plus jolies qu'un crabe. J'aurais voulu te tendre la main, que le fil ne casse jamais."

Rats taupiers de Christophe Sanchez sont publiés par les éditions des Vanneaux (15€)  avec des illustrations de Didier Cros.

vendredi 29 juillet 2016

Hommage aux revues de poésie

On ne rend pas assez hommage aux gens qui créent et animent des revues de poésie. Le même désir de partager avec le plus grand nombre les vers des autres plutôt que les leurs les rassemble. Ils trébuchent souvent sous le poids de la tâche et jamais sous celui de l'argent. Le découragement les guette. Ils se ressaisissent. Serrent les dents jusqu'au prochain numéro. Projettent déjà les suivants. A la moindre embellie, l'ardeur revient comme aux premiers jours de l'aventure. On vide un godet ou deux avec les rares personnes qui la partagent de l'intérieur. Un compagnon. Une compagne. Un ami. Quelques lecteurs, parfois, remercient. Des auteurs aussi, cela se trouve, expriment un peu de reconnaissance. La solitude est moins seule. La joie pointe le bout de son museau et on s'accorde un troisième godet. Le temps d'un rêve encore plus vaste. D'un chantier encore plus démesuré. Et si on devenait maison d'édition ? Oscar Wilde pensait que "l'utopie est le rivage où l'humanité sans cesse aborde". Les créateurs de revues sont des marins au long cours. Qui bravent tous les tumultes du réel pour embrasser des terres connues et inconnues où l'espoir ne s'éteint pas. Sachons les accueillir. Ils ont soif aussi de notre curiosité.
Dans le désordre, je cite les revues que nous suivons ma compagne Brigitte Giraud et moi :

- Festival Permanent des Mots (FPM). La revue est animée par le chasseur-cueilleur Jean-Claude Goiri. Elle s'enrichit d'une maison d'édition en septembre, Tarmac.Résultat de recherche d'images pour "festival permanent des mots"

- La Piscine. La revue est animée par la photographe Louise Imagine et ses limiers. Le numéro de cet automne évoquera l'âme des lieux sans âme.Résultat de recherche d'images pour "revue lapiscine"

- Mange Monde. La revue est animée par le surréaliste et "ésotériste" Paul Sanda. Elle fait écho aux éditions cousues main Rafael de Surtis et accueille notamment Julien Boutonnier.
Résultat de recherche d'images pour "revue mange monde"
- Métèque. Animée par le loup solitaire Jean-François Dalle, la revue se transforme en collection Métèque. Le numéro de cet automne évoquera l'univers de Toshihiro Okada.Résultat de recherche d'images pour "collection métèque Okada"

- Traction-Brabant. La revue est animée par Pascal Maltaverne, créateur des éditions Citron gare qui ont accueilli, notamment, Fabrice Farre et Marlène Tissot.Résultat de recherche d'images pour "revue traction brabant"

- Voleur de feu. La revue est animée par le plasticien William Mathieu et la poète Marianne Desroziers. Elle propose à chaque livraison un miroir à facettes entre un auteur et un plasticien.Résultat de recherche d'images pour "revue voleur de feu"

- Créatures. La revue est animée par Alexandre Blin. Elle s'ouvre également aux écritures théâtrales et vient de publier le dernier recueil de Benjamin Hopin.Résultat de recherche d'images pour "benjamin hopin"

- Les Cahiers du Sens. Cette revue thématique à parution annuelle est un fort volume nourri par les passionnés Jean-Luc Maxence et Danny Marc.Résultat de recherche d'images pour "les cahiers du sens 2015"

Bien sûr, n'oublions pas les revues-sites numériques, dont Recours au poème, Terre à ciel, Ce qui reste ou encore Poezibao... Leur existence est absolument vitale pour que la poésie, d'ici et d'ailleurs, continue ses chemins.

lundi 25 juillet 2016

Velibor Čolić, Manuel d'exil


Il y a des livres décidément trop courts. Le Manuel d'exil de Velibor Čolić, sous-titré Comment réussir son exil en trente-cinq leçons, est de ceux-là. Tant le plaisir et l'émotion sont grands à sa lecture. Et après. Dans le silence joyeux ou assourdissant des mots.
Originaire de Bosnie, Velibor Čolić raconte son arrivée en France en 1992, alors que la guerre dévaste sa terre natale. Soldat, il tirait en l'air plutôt que sur l'ennemi. Un traître. Un déserteur. Avec ses souvenirs d'épouvante. Comme cette petite tzigane dont il aimait les espiègleries. Soudain, elle tombe. Le soldat se précipite, croit à un nouveau jeu. Mais c'est un sniper. Un Serbe.
Dans son foyer d'accueil, Velibor Čolić apprend le français comme un forcené et découvre les stratagèmes du système D. Comment s'assurer que tel magasin est le moins cher que l'on puisse trouver ? Comment s'entraîner pour sauter les portiques dans le métro ? Comment cogner le premier dans une bagarre ?
Après le CADA de Rennes, Paris et ses tentacules. Des chambres plus petites que des mouchoirs de poche, des raviolis mangés directement dans la boite, du froid et de l'humidité, de la crasse, du raide pour accompagner la solitude (cocktail de limonade et d'alcool à 90).
Et, surtout, de la littérature.
Velibor Čolić a déjà publié dans son pays. Il lit Borges, Miller, Carver, Camus, Gombrowicz, tant d'autres. Il écrit, fiévreusement, s'exalte au point d'y croire, puis n'y croit plus. La crasse gagne du terrain. Il a une mine de déterré avec ses fringues signées Abbé&Pierre. Pas facile dans ces conditions d'emballer une fille, surtout avec des blagues à trois balles. La solitude toujours. Le ventre creux.
Puis, enfin, un livre publié. L'éditeur se frotte les mains. La guerre en Yougoslavie est à la mode. "Pour le prochain livre, il faut ajouter encore plus de massacres de civils...ça marche toujours très fort..."
De nouvelles aventures commencent, de Strasbourg à Budapest, Milan, Prague... Des rencontres avec des philosophes puants, des gitans truculents, des femmes aussi, oies blanches ou expertes au jeu de la bête à deux dos. Et la littérature, toujours. Alors que commence un poignant compte à rebours avant le basculement dans l'an 2000.
Au début du roman, Velibor Čolić inscrit sur la fiche de renseignements du foyer, à la rubrique votre projet en France : GONCOURT. Fanfaronnade grinçante du désespéré qui refuse de se laisser terrasser par la lucidité. La vénérable académie serait bien avisée de lui donner ce prix. Même si, aujourd'hui, d'autres guerres sont à la mode du côté de Saint-Germain-des-Prés...Résultat de recherche d'images pour "velibor colic"

Extrait :
"Peut-on écrire après Sarajevo ?
Pour décrire cette destruction qui relève de l'irréel, pour évoquer le caractère lumineux et sacré du sacrifice des victimes ?
Comme on le sait, comme on l'a répété depuis longtemps, le poète est inéluctablement parmi les hommes, afin de parler de l'amour et de la politique, de la solitude et du sang qui coule, de l'angoisse et de la mort, de la mer et des vents.
Pour écrire après une guerre, il faut croire en la littérature.
Croire que l'écriture peut remettre en branle des mécanismes qu'on a mis au rebut lors du recours aux armes.
Qu'elle peut ramener l'horreur, incompréhensible et inexplicable, à la mesure humaine."

Manuel d'exil de Velibor Čolić est publié par les éditions Gallimard (17€) et a reçu le soutien du Centre National du Livre.
Image de Ouest-France.fr