lundi 31 octobre 2016

Jean-Paul Dubois, La succession

C'est l'histoire d'un fils qui vit tranquillement à Miami. Il pourrait exercer la médecine mais a choisi un emploi mal payé de pelotari car la pelote basque est sa passion depuis l'enfance. Il a une voiture qui tombe en morceaux, un bateau guère mieux loti et un ami latino, espèce de bonhomme en sucre que le lecteur a envie d'embrasser sur les deux joues.
Un jour, il apprend le décès de son père à Toulouse. Une mort particulière qui est la marque de la famille... Le fils rentre en France avec son chien, important le chien, pour régler les obsèques et la succession. Retrouve la maison dans laquelle il a grandi. Souvenirs souvenirs. Du grand-père notamment, médecin en URSS du temps de Staline dont il autopsia le corps. Il préleva un lobe du cerveau du dictateur, lequel macère encore dans son bocal de formol, sur une étagère. Souvenirs de la mère aussi. Qui aimait peut-être davantage son frère que son mari et qui mourut dans le garage, par asphyxie volontaire. L'image du père est évidemment très présente malgré des contours flous, énigmatiques. Un médecin encore, plutôt spécial. Pendant son internat à l'hôpital il soignait les patients en slip. Mais il faisait bien d'autres choses... rigoureusement notées dans des carnets noirs.
Le fils va-t-il reprendre le cabinet médical de son paternel adulé par les malades ? Saura-t-il vivre en paix avec le fait même d'être le fils ? Assurera-t-il jusqu'au bout la succession ? Mais de quelles successions s'agit-il vraiment ? Résultat de recherche d'images pour "jean paul dubois"
Le fils ne le sait pas encore. Il retourne à Miami, tombe follement amoureux d'une belle Norvégienne patronne d'un restaurant. Hélas, il y a un problème, un sacré putain de problème. Et le lecteur pleure. Comme il pleurera quand le fils rentre définitivement en France. Pour aller jusqu'au bout de sa quête, de la succession...
Une fois encore, Jean-Paul Dubois sait nous toucher au plus profond, jusque dans son intérêt pour la mécanique auto. A la façon de ces auteurs Américains qui l'accompagnent de livre en livre, de père en père, de grandes étendues en grandes étendues. 
La succession est un roman charnu, gouleyant, tendre, comique et grave, généreux, fragilement humain, terriblement humain...
Du grand Dubois.
Publié aux éditions de l'Olivier.

Image Télérama.fr

samedi 29 octobre 2016

Nathacha Appanah, Tropique de la violence

Marie est infirmière dans un dispensaire à Mayotte. Une pluie torrentielle s'abat depuis des jours et des jours sur les hibiscus, les frangipaniers, les alamandas... et les cases en tôle des clandestins. Les couleurs chavirent. Les parfums tournent au vinaigre. Le petit peuple des passereaux et des colibris se languit de l'embellie.
Un kwassa sanitaire dépose à quai une énième cargaison de misères. Des cancéreuses en phase terminale, des grands brûlés, "des bébés morts depuis plusieurs jours mais toujours dans les bras de leurs mères, des hommes aux jambes sectionnées par des requins", des fous.
Une Comorienne de seize dix-sept ans tend son bébé à Marie. Il est atteint d'hétérochromie. Un oeil noir. L'autre vert. Un signe évident de possession, de malédictions. L'oeil du Diable, du djinn.
La jeune fille a déjà disparu. Marie souffre de ne pas avoir d'enfant au point de souhaiter parfois se coudre le sexe.  A Mayotte, même si c'est la France, on ne s'embarrasse pas de procédures administratives.
Moïse connaît une enfance heureuse, loin de la violence qui déchire l'île. Il mange à sa faim les repas délicats des Blancs, travaille bien à l'école. Il lit et relit L'enfant et la rivière d'Henri Bosco. Il écoute avec sa "mère" L'aigle noir de Barbara. Et rêve de connaître un jour le goût de la neige.
Le lecteur devine déjà le cauchemar qui s'annonce. "Je m'appelle Moïse, j'ai quinze ans et, à l'aube, j'ai tué... Bruce et son coeur de sauvage et son cerveau de malade et sa langue de serpent, Bruce qui me, qui m'avait... Je l'ai tué."
Une descente aux enfers commence. Des milliers de mineurs isolés survivent dans le bidonville surnommé Gaza par ses habitants. Bruce, mineur aussi, en est le roi. Implacable dans ses combats rituels à main nue, à l'occasion jusqu'à la mort pour réaffirmer son pouvoir. La violence est dans la drogue, dans le sexe et le viol, dans la musique, dans la haine ouverte qui saigne la langue.
La haine du Blanc tout-puissant, policier ou juge, animateur socioculturel, politicien véreux. La haine de l'étranger, le muzungu. Et, peut-être, tout au fond du désespoir, la haine de soi. Bruce sait qu'il est mauvais et le dit : "Je sais que je suis mauvais. Même ici dans cet endroit un peu gris, comme si la nuit allait tomber à tout moment, je ressens la colère et le dégoût et toujours ce goût bizarre dans ma bouche, comme si j'avais des dents qui pourrissaient."
En de courts voire très courts chapitres, Nathacha Appanah donne la parole à ses personnages ante mortem et post mortem. C'est du théâtre autant que du roman. La langue est crue, triviale même, ou alors d'une ténébreuse poésie. Sa violence submerge le lecteur qui s'attache à la fragilité de Moïse, à sa solitude d'étranger parmi les siens. Pour un peu, il aiderait l'adolescent à appuyer sur la détente du revolver. Afin que Bruce, violeur et assassin, exploiteur d'enfants mendiants et tueur de chien, dégage du monde des vivants. Mais il oublierait que le monstre est aussi la victime d'autres monstres, en gants blancs et voitures blindées, tapis dans leurs villas transformées en forteresses. Ce n'est pas demain que la pluie cessera de mitrailler les hibiscus et les frangipaniers. Ce n'est pas demain que les kwassas cesseront le charroi de la mort.
Auteur et journaliste mauricienne, Nathacha Appanah interroge une fois encore la condition humaine broyée dès le plus jeune âge par la migration économique et sociale, sans terre promise au terme du voyage. Résultat de recherche d'images pour "tropique de la violence"
Tropique de la violence, roman engagé qui témoigne de notre époque sinistrée par les dizaines de milliers de migrants gisant au fond des mers, est publié aux éditions Gallimard. 
Si les prix littéraires de novembre ont encore un peu de sens, il en mérite un. Que la voix sans concessions de Nathacha Appanah soit entendue, qu'elle pénètre et fouaille  les mauvaises consciences de ceux, trop nombreux, qui refusent d'ouvrir leurs bras à la désespérance de l'humain considéré comme un déchet, voilà mon souhait !

Image de bibliosurf.com

jeudi 20 octobre 2016

Edith Masson, Des carpes et des muets

Des carpes et des muets, premier roman d'Edith Masson, ressemble à du polar mais ce n'est pas du polar. Il n'est pas davantage un roman champêtre au charme suranné même si le livre se trame et se détrame dans un village apparemment sans histoires. C'est plutôt un huis clos, entre les murs où suinte encore l'inavouable et sous le ciel ténébreux quand ce qui hante ravive fièvres et chimères. 
Un matin, par temps chaud très chaud, des hommes curent un canal qui déborde d'immondices. Un sac en plastique apparaît, semblable à ceux de l'épicerie voisine. Tout neuf. Avec un tournesol bleu dessiné dessus. Le lecteur comprendra que ce détail a son importance...
A l'intérieur du sac, les restes d'un squelette humain.
La température fait aussitôt exploser le thermomètre dans le village. Et des immondices d'une autre nature, dont certaines remontent à l'occupation allemande, suffoquent les habitants. Les souvenirs, quand ça pue, c'est pas du flan.
A qui appartenaient ces ossements ? Qui a tué qui et quand ? Pourquoi tel et telle ont-ils subitement disparu ? Et cette noyade, était-ce vraiment un accident ?
Monsieur Phlox trouvé dans un train à sa naissance, Hilaire l'homme aux quatre chiens, Nazaire obsédé par l'eau de Javel, Polycarpe et son rêve de terre fouillée nuitamment, Irmine anorexique aux yeux décavés, Prisque désirée par feu Athanase, d'autres encore sur la scène des mémoires trouées... cherchent des lueurs dans le marigot des familles...
Comment reconstituer une histoire si on ne peut pas, d'abord, la constituer ? Avec une colonne vertébrale au complet...
Quels rôles, réels et inventés, attribuer à Heinrich, Brice, Anne Bold ? Pourquoi, après toutes ces années rances, la ville de Prague s'invite-t-elle dans le décor du drame ?Résultat de recherche d'images pour "des carpes et des muets"
Edith Masson se garde bien de répondre vraiment. Elle sait la partition muette de la carpe en eaux troubles. C'est au lecteur d'essayer de dénouer l'inextricable dans la mélasse du soupçon. Et il appréciera la haute tenue des dialogue jusque dans leur flou et leurs suspens. Sans oublier l'indéniable dimension poétique de l'ensemble.
Des carpes et des muets est publié par Les éditions du sonneur sous la direction de Marc Villemain.

mardi 18 octobre 2016

Prendre en soi les angles morts

Prendre en soi les angles morts du paysage
Où se trame la durée des solitudes
Deviner l'éclat séparé de la pierre
Et les ombres dérobées sous les fenêtres
Un assemblage serait possible
Si la lumière ne brouillait
Pas les lignes
Une heure déjà a passé
Comme un mauvais grésil
Je ne peux rien délivrer
Pas même le silence

*

D'autres veilleurs se sont tenus entre ces murs
Ils ont nommé les oiseaux
Au passage des pluies
Murmuré à l'unisson des cheminées
Ils ont demandé aux solives
Le secret fourbi par le bois
Aux serrures rouillées
Le vieux corps des passions
J'entends mon souffle dans leurs mots
Je ne sais plus qui signe mes frissons

*

Quel inventaire pour les marques dans la
Pierre
Comment assembler la veine
Creusée au couteau
Et la coulure ocre d'un pochoir
Un enfant aura voulu tromper
L'ennui
Avec une découpe d'étoile
C'est loin en moi
Quand mon corps n'était pas encore fait
Que je trouverais les mots
Qui diraient les gestes
Le tremblement des impatiences
Et la mémoire de mes empêchements

*

La tentation d'imaginer un autre paysage
Accordé à ce qui a manqué
Au corps des enfances
Le limon ne gagnerait pas les berges
Où les rêves reposent les fatigues
Aucune bête noire tapie sous les allèges
Les cheminées penchées vers l'oiseau
Sauraient la part du chant 
Dans le silence
Mais quelle durée pour cette image
Si les mots ont trop de fièvre
Si la pauvreté leur fait défaut

*

Ces textes font partie d'une sauce que j'allonge à la façon de monsieur de Béchameil. Vous pourrez goûter le plat en juin ,prochain si le cours des légumineuses ne s'envole pas prou. D'ici là, j'ai encore bien des habillages à modifier, par pincées légères.

dimanche 25 septembre 2016

Alain Corbin, Histoire du silence

Le silence n'est pas le contraire du bruit. Mettons qu'il soit un bruit différent des autres, parfois assourdissant selon l'oxymore.
Dans Histoire du silence, Alain Corbin évoque sa dimension mystique et religieuse, monastique. De la Bible à Charles de Foucauld en passant par l'abbé de Rancé, les textes sont nombreux à dire la nécessité du silence pour entendre la parole divine  et celle des anges afin de l'intérioriser, de la méditer.
Le désir de silence grandit hors des cloîtres à partir de la Renaissance avec l'émergence de la notion de vie privée dans les classes aisées de la société. Surtout dans les villes, beaucoup plus bruyantes qu'aujourd'hui. Jusqu'à la fin du dix-neuvième siècle, c'est le grand tapage dans les artères de nos cités industrieuses.
" Depuis l'aube des Temps modernes, les cris de métiers, artisanaux et commerciaux, entretenaient un brouhaha permanent. La musique de rue, celle de nombreux baladins ou joueurs d'orgue de Barbarie, n'était pas encore réglementée. Des machines bruyantes se trouvaient installées partout, dans les ateliers, dans les échoppes... dans les étages d'immeubles parisiens. Les cloches, celles des églises paroissiales, celles des couvents, celles des établissements d'enseignement, ajoutaient au tintamarre. Les charrois assourdissaient la rue."
Le silence est aussi une attitude. Devant la grandeur d'une montagne et le fracas de l'océan, l'horizon du désert et l'immensité du firmament, ou, encore, la beauté d'un tableau dans un musée. Et le corps même, souffle coupé, en éprouve la profondeur. 
Le silence, enfin, est une émotion liée à un sentiment. Il existe des silences d'amour et de haine, de mépris, de sidération, d'incompréhension, d'effroi ou d'espoir fou... Il existe même des silences de classe sociale. L'intellectuel raffiné du sixième arrondissement se tait quand tonitrue l'ouvrier des Batignolles, forcément mal élevé.
En deux mille seize, le grand charivari médiatique et numérique, soumis à l'immédiateté financière, menace gravement le silence. L'homme hyper connecté doit de toute urgence le réinventer s'il ne veut pas perdre son intimité et sa faculté de penser.
Epris de littérature, Alain Corbin cite dans son ouvrage de nombreux écrivains et philosophes. Voici quelques-uns de leurs mots :
" Entends ce bruit fin qui est continu, et qui est le silence. Ecoute ce que l'on entend quand rien ne se fait entendre." Paul Valéry

" L'air y était saturé de la fine fleur d'un silence si nourricier, si succulent, que je ne m'y avançais qu'avec une sorte de gourmandise..." Marcel Proust évoquant une chambre

" Le silence seul est digne d'être entendu." Henry David Thoreau

" Sur le désert règne un grand silence de maison en ordre." Saint-Exupéry

" Les flocons se posaient un à un, sans cesse, par millions, avec tant de silence que les fleurs qui s'effeuillent font plus de bruit..." Emile Zola

" Et maintenant éveillé, je reconnaissais un à un les bruits imperceptibles dont était fait le silence : la basse continue des oiseaux, les soupirs légers et brefs de la mer au pied des rochers..." Albert Camus
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Histoire du silence d'Alain Corbin est accompagné par des tableaux de Magritte, Degas, Hopper et quelques autres.
Accessible au plus grand nombre, il est publié chez Albin Michel au prix de seize euros cinquante.



vendredi 23 septembre 2016

Danièle Sallenave, Un printemps froid

Je relis régulièrement Un printemps froid de Danièle Sallenave et mon émotion s'enrichit à chaque lecture de nouvelles teintes. Fragiles et cependant résistantes. Comme une mémoire à laquelle on revient forcément s'abreuver.
En onze récits tout en délicatesse, à la façon peut-être d'un Pierre Bonnard, Danièle Sallenave nous offre des portraits de petites gens. Des personnes âgées souvent, dans l'esquisse du quotidien le plus minuscule.
Une grand-mère reçoit une visite imprévue et s'excuse de n'avoir que des gâteaux secs à offrir. Un vieux père écrit une lettre à son fils et lui demande s'il y avait bien, autrefois, des poiriers dans le jardin de la maison de famille.
Parfois, c'est toute une vie qui défile. Au ralenti. Celle de Louise par exemple, toute tracée avant même que de naître. Enfance au front baissé, école quittée à douze ans, mariage sans chichis et tout l'ordinaire pareil, vécu presque sans s'en apercevoir, jusqu'à la fin.
Le lecteur se régalera aussi des menus travers du mundillo universitaire  lors d'un colloque es lettres, de la tragédie silencieuse que vit un peintre reclus dans son atelier ou, encore, du crépuscule d'un vieux violoncelliste auquel on rend trop tard hommage... Parmi d'autres évocations toujours au plus près du sensible, qui pourraient tisser une sorte de biographie émotionnelle.

Extrait :

" Elle n'avait que des gâteaux secs, dit-elle, et derrière elle, dans le haut vitré de la porte, son double gris flottait, hochant symétriquement la tête. Si nous l'avions prévenue, elle aurait fait un gâteau, une tarte, bien que les prunes cette année ne soient guère bonnes, avec toute cette pluie en juin, ou bien elle serait allée en prendre une chez Marion, quoique ce ne soient pas de fameux pâtissiers, mais depuis que Renaudin a fermé (Renaudin avait fermé, lui aussi ? Oui, tous, l'un, puis l'autre) il faut bien en passer par eux. L'été, elle n'allume pas la cuisinière et la tarte, n'est-ce pas, ça ne se fait pas au gaz. Tout en parlant, elle reculait dans l'entrée de la pièce sombre au plafond haut, les joues marbrées de taches roses, et relevait sur le côté ses cheveux échappés du peigne ; tandis que de l'autre main elle tentait de saisir au collier, à travers les poils touffus de son cou, le chien qui s'était jeté dans nos jambes et montrait ses dents jaunes."
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Publié en 1983 par les éditions P.O.L, Un printemps froid de Danièle Sallenave est disponible en Points-Seuil.

jeudi 15 septembre 2016

Brigitte Giraud, Passage au bleu

"Caminante, son tus huellas el camino y nada màs.", écrit Antonio Machado. "Passant, ce sont tes traces qui font le chemin, rien d'autre."
Dans son dernier recueil, Passage au bleu, Brigitte Giraud n'ignore pas ce proverbe du poète espagnol. Le passage est à faire avec le corps à corps à bras-le-corps, la pensée et les songes, les mémoires et les désirs. Voilà une matière composée au plus profond du secret en soi, entre l'infinité des dehors et l'infinité des dedans. Une matière à prise lente avec le vide émietté, et la nécessité de faire le tri "dans l'ordre des choses désordonnées".
Intérieur ou extérieur, le passage n'a jamais l'amplitude d'un boulevard. Il est plus souvent une coursive, une galerie, encombrée de racines et de visages. A l'étroit donc dans le dur métier de vivre, à tel point que c'est parfois un cul-de-sac à la frontière de l'horizon.
"Le passage a pris corps en toi", écrit Brigitte Giraud, mais, dans le même temps et dans le même mouvement, il est "encore à venir". Indéfini. Flou. A remettre sans cesse sur l'établi des mots. 
Pour que le passage au bleu enfin advienne. Celui du corps apaisé dans l'étendue du ciel et de la mer. L'étonnement redonne au calme les contours "d'un nuage dans l'eau". Les yeux trouvent une issue à la poix des ombres. Le passage s'élargit déjà, "dans l'ivresse du loin".
Extraits :

Désordre de la lampe sur la marche de
l'escalier.
Du miroir que je ne sais pas lire.
Une inquiétude vacille.
Garder dans ses doigts la mémoire de la
table.
De la marche de l'escalier. 
De la lampe.
Le ciel vert ricoche sur les murs de la
chambre.
Je la casse, brique à brique.
Plâtre et gravats.
Eboulis.

*

Je ne sais pas pourquoi
je presse le pas contre la brume.
Le chien de Giacometti pourrait naître là,
dans la marche,
surgi des plâtres sous la table.
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Les lecteurs de Brigitte Giraud retrouveront dans Passage au bleu son goût pour les anaphores qui acèrent le chant, ici celui de la peau dans tous ses états, et son phrasé tantôt au plus près de la langue parlée comme elle surgit, tantôt empreint de veines surréalistes qui multiplient les passages.
Passage au bleu est publié par les éditions Henry pour la modique somme de huit euros.

mercredi 14 septembre 2016

Christophe Sanchez, Morning à la fenêtre

"L'aventure commence à l'aurore de chaque matin", chante Jacques Brel. La nuit traîne encore. Le jour hésite. Le regard se pose à tâtons sur les lumières qui se dérobent.
Dans Morning à la fenêtre, Christophe Sanchez est l'un de ces aventuriers du regard. Un réverbère, un goéland, une brassée de toits et la mer juste après. Autant d'éléments fragiles, il n'est pas sept heures, pour saisir les lignes de fuite dans le paysage. 
Du jeudi cinq novembre deux mille quinze au mercredi treize janvier deux mille seize, le poème dresse au jour le jour l'état des lieux depuis l'observatoire promontoire de la fenêtre. En couples de quatrains proches parfois d'un chant aux accents de nuit blanche nougaresque et que le rejet d'un mot voire deux fait rebondir comme des galets. Lesquels composeraient pourquoi pas un nouveau poème modulable selon l'humeur du vagabondage immobile.
D'autres oiseaux signent un nouvel avènement, des sternes, des mouettes rieuses, des aigrettes ou des sarcelles, des vanneaux, un simple piaf... cependant que la nuit a des douleurs à la mâchoire ou "laisse un peau caillée sur le faîtage en légère brume".
Le visage de l'humain apparaît. Froissé. Chiffonné. Il y a de la cruauté dans le "chagrin grêlé de pavés froids". Alors que, bégayant nos solitudes sales, le bleu du gyrophare des éboueurs étourdit le poète suspendu au perco de la machine à café.
Extrait :

  Un ciel repu ceint les toits
  De nuages en masse soûle
  Seul, le goéland dégrisé vole
  A la mer le chagrins des jours
Nus

  Il épand au-dessus des visages
  Un parfum de printemps indu
  Comme une douceur sale sur
  L'encre fraîche d'une nuit à
Trous
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Morning à la fenêtre de Christophe Sanchez est publié au prix de onze euros par les toutes jeunes éditions Tarmac auxquelles nous souhaitons bon vent bon large au fil des mots à cueillir.

Frédéric Fiolof, La magie dans les villes

Frédéric Fiolof signe avec La magie dans les villes une curiosité comme on en voit peu dans la littérature contemporaine. Ni roman ni récit, texte à fragmentations plutôt, à lire dans les cabinets et partout ailleurs.
Ce livre dresse l'impossible inventaire des états d'âme et de corps du personnage principal par le truchement de toutes sortes de situations dont certaines confinent au picaresque. Dans le monde des vivants comme dans celui des morts et c'est peut-être le même quand disparaissent les murs des cimetières. 
Autant dire que le portrait de l'individu, par ailleurs bon mari bon père et même bon employé malgré son goût de la lecture pendant les heures de travail, échappe à toute ligne définie. Sans jamais chercher à se départir de la banalité, celle d'ici-bas et celle de l'au-delà, il s'acquitte par des pirouettes de l'énigme de vivre et de mourir. Comment, par exemple, tuer un poulet alors qu'on n'est doué pour aucun travail manuel ? Ou, encore, comment arroser "les chagrins asséchés" du mercredi en déambulant dans son quartier ? 
Tour à tour triste et burlesque, joyeux et tendre, avec mille et une coquecigrues à la bouche ou à celle de son double, il fait aussi d'étonnantes rencontres. Un certain Robert Walser au chapeau mou dans un paysage de neige. Un oncle défunt qui sirote une bière à la terrasse d'un troquet. Un ange intermittent aux ailes poussiéreuses. Une vieille fée raplapla qui traîne son balluchon. 
Il entretient avec ces personnages des conciliabules qui turbulent à la façon des Diablogues de Roland Dubillard. La cocasserie est absurde mais toujours philosophique. Et touchante en son évocation de la gaucherie à épouser l'ordinaire des jours, des questions à tiroirs vides ou pleins, de l'amour sans cesse inventé et rêvé. On peut aussi penser à l'univers de Bohumil Hrabal. Poétique et désopilant pour faire des espiègleries à la norme ajustée de travers. Y compris dans l'art de la cuisine. La potée au chou, c'est quand même meilleur avec du coulis de marjolaine. Et tellement plus amusant ! Et tellement plus magique !
Extrait :
"Un matin il a croisé son double devant la boulangerie. Un beau double bien comme lui. Enfin, juste un peu plus grand et un peu plus triste.
- C'est étonnant, je n'aurais jamais cru vous rencontrer. Je veux dire, comme ça, à deux pas de chez moi.
- Ca n'a rien d'étonnant, on a tous un double quelque part, et les hommes sont faits pour se rencontrer. Alors vous savez, ici ou ailleurs, aujourd'hui ou demain...
- Ah, bon, c'est tout l'effet que ça vous fait ? Vous n'êtes pas très impressionnable...
- Je dois reconnaître que vous ne m'impressionnez pas beaucoup plus que moi-même - question de tempérament, sans doute.
Mais lui, rongé de curiosité, voulait connaître son double.
- Vous aussi, vous avez voyagé ? Vous avez enterré des morts ? Vous avez eu des enfants ?
- A peu de choses près. Pour les voyages, c'était surtout Limoges, parce que ma mère y vivait. Et puis la Chine, trois fois, en mission de service. Pour le reste, c'est un peu comme vous dites. La vie est longue. Et je n'ai pas eu la patience de la passer devant cette boulangerie - où le pain est pourtant très bon.
- C'est incroyable ! Je suis sûr que vous aimez aussi sentir la neige crisser sous vos pieds et que votre grand-père a été croupier dans sa jeunesse.
- On ne peut rien vous cacher, alors mieux vaut s'en tenir là. Je ne voudrais pas continuer à vous décevoir."Résultat de recherche d'images pour "frédéric fiolof"
La magie dans les villes de Frédéric Fiolof est publié par les éditions Quidam (12 €), lesquelles persistent pour notre bonheur dans leurs choix singuliers. L'illustration de la couverture, traversée par un banc de sardines sur claies bleues, est une oeuvre de Hugues Vollant.

Image fnac.com

dimanche 4 septembre 2016

Vincent Maurin, Un communiste dans sa ville

Le 24 mars 2014, il pleut fort dans le coeur de Vincent Maurin. Conseiller communiste à la mairie de Bordeaux depuis 2001, il vient d'être sévèrement battu au dernier scrutin municipal.
Alain Juppé lui téléphone : "Le conseil municipal perd avec vous un homme de conviction, c'est devenu trop rare en politique". 
Je connais Vincent Maurin depuis trente ans. Je l'ai rencontré à l'école du Lac II dans le secteur des Aubiers où nous avions chacun une classe de cours préparatoire. J'ai mesuré chaque jour son engagement auprès des élèves et des habitants de la cité où lui-même habitait. J'ai apprécié la foi qu'il plaçait en l'homme et la rectitude de ses combats sur les fronts syndical et politique. Je confirme donc, à cent pour cent et au-delà, le jugement d'Alain Juppé.
Maintenant, voilà une quinzaine d'années que Vincent Maurin est mon voisin à Bacalan, autre quartier du nord de la ville. Je ne suis pas communiste mais j'ai toujours voté pour lui aux élections municipales et législatives. "L'homme plutôt que l'étiquette", comme il est dit dans le livre d'entretiens conduits par le journaliste Hervé Mathurin et publié par Les Dossiers d'Aquitaine éditions dans la collection Ma vie, mon oeuvre.
En huit tableaux simples et sensibles, Vincent Maurin évoque les figures qui ont marqué ses années d'apprentissage et de formation politique. Un grand-père ouvrier qui lisait L'humanité. Un père traumatisé par son service militaire en Algérie. Un professeur de sport qui l'a initié à la lutte et à la boxe. Un professeur de philosophie, marxiste, qui lui apprit à "questionner les certitudes". Puis, au niveau départemental comme au niveau national, des responsables syndicaux et du Parti Communiste, Pierre Juquin notamment.
En professionnel aguerri du journalisme, Hervé Mathurin aborde sans détours les heures sombres de l'Union Soviétique  et l'alignement du PCF sur sa politique. Vincent Maurin ne se dérobe pas. "Je n'étais pas un idolâtre de Marchais... je considérais que l'émergence d'intellectuels à la tête du parti ne pouvait qu'apporter un plus... la lutte contre le capitalisme ne nécessitait pas simplement de s'arc-bouter sur la dictature du prolétariat..."
Vincent Maurin déclare aussi que la perestroïka gorbatchévienne puis, surtout, l'effondrement de la RDA furent des événements difficiles à conceptualiser au regard de la doxa communiste.
Aujourd'hui, à 56 ans, Vincent Maurin continue son combat politique même s'il n'a plus de mandat électif. Il reste fortement engagé sur la question éducative et culturelle, sportive même. Il lutte avec ardeur pour que notre quartier de Bacalan ne soit pas entièrement abandonné aux appétits des prédateurs de l'immobilier.
Quand il ne milite pas, Vincent Maurin pêche des crevettes grises et des anguilles avec son épouse Danielle sur le bassin d'Arcachon. Ou il joue à la pétanque. Ou il s'adonne à l'aviron sur le lac de l'Uby dans le Gers. C'est bon pour les articulations. Il anime aussi un club d'échecs dans son école Charles-Martin et ses joueurs savent damer le pion aux joueurs des écoles de riches. Une fierté de plus. Mais simple toujours. Jamais dans un esprit de revanche.
La culture n'est pas absente du parcours intellectuel de Vincent Maurin. On y retrouve le corpus marxiste dans son ensemble : Eluard et Aragon, Picasso et Léger, les sociologues de l'éducation Christian Baudelot et Roger Establet, le philosophe Alain Badiou...
Mais pas que. Le jazz latino et l'opéra font également partie des querencias. Vincent Maurin s'intéresse même à la musique électronique. Résultat de recherche d'images pour "vincent maurin"
Le livre se termine par un hommage très émouvant à la mémoire du père récemment disparu, hanté toute sa vie par les atrocités de la guerre d'Algérie auxquelles il a refusé de participer. Au-delà de l'histoire locale contemporaine, l'ouvrage intéressera tous ceux qui considèrent avec Albert Camus qu'il y a plus à admirer chez l'homme qu'à mépriser. 
Bientôt disponible dans les librairies, il coûte vingt euros.

Image sudouest.fr