dimanche 10 septembre 2017

Le voilà qui pense

Résultat de recherche d'images pour "bébés"J’ai deux ans et demi. Ma soeur se moque de moi quand je mets mon doigt sur mes lèvres. Tiens, le voilà qui pense. Evidemment, ça ne risque pas de lui arriver. Elle aura bientôt dix-sept ans. Ma mère dit qu’on n’est pas sérieux à cet âge-là. Elle l’a lu dans un magazine pour les vieux. Si j’avais les mots, je lui dirais que c’est pareil à quarante et à soixante-dix. Les pensées de ma mère ne vont jamais plus loin que le bout de son nez. Quant à celles de ma mémé, elles ne sortent même pas de sa tête. Elles marinent sous son crâne et sentent mauvais comme ses dessous de bras qu’elle refuse d’épiler.
Si je suis enclin à penser et à mettre mon doigt sur mes lèvres, je le dois à mon père. C’est un rêveur. Quand il rentre de l’usine, il se sert un grand verre de Pernod, s’assoit à côté de moi sur le canapé en poussant un long soupir, me demande si ça va comme je veux la santé et s’abîme dans ses rêves autant que dans son verre.
Les rêveurs pensent plus que les autres. Ils ont des dizaines de lèvres et des dizaines de doigts à mettre dessus. Parce qu’ils ont des dizaines de corps et des dizaines d’esprits. Des dizaines d’ailleurs. Ma mère en fait le reproche à mon père : T’es toujours ailleurs. Dans le ciel. C’est trop loin pour moi. Mon père hausse les épaules, bougonne, se sert un autre Pernod et retourne à ses songes.
Moi aussi je vais souvent dans le ciel. Je lève les yeux, je mets mon doigt sur mes lèvres et c’est comme un ascenseur ultra rapide. Je suis mieux là-haut qu’en bas. Beaucoup mieux. En bas, ça sent les dessous de bras de mémé, le parfum à la pomme de ma sœur et le sang de ma mère une fois par mois.
Quand je suis en haut et que je regarde en bas, ça me fait d’autant plus penser. Ce n’est pas toujours agréable. Je regarde et je pense aux chiures de mouches sur la table dans la cuisine. Je regarde et je pense au chien de la maison qui frotte son cul pelé contre les murs. Je regarde et je pense aux jambes de mémé. Toutes violettes, prêtes à éclater.
Alors, le plus souvent, je ne regarde rien et je ne pense à rien. J’en suis tellement heureux que je mets deux doigts sur mes lèvres. Regarder rien. Penser rien. Seulement flotter dans le ciel et rêver. Les nuages sont plus doux que les draps de mon lit. Ils dessinent des montagnes et des vallées, sculptent les visages des personnes que je choisis pour accompagner mes rêves. De beaux visages. De belles persones.

C’est là que je voudrais rester. Avec elles. Quand son heure sera venue, je proposerai à mon père de me rejoindre. Mais je lui demanderai de laisser en bas sa bouteille de Pernod. Je déteste les mauvaises odeurs.

Les phasmes


Résultat de recherche d'images pour "phasmes"Vous avez déjà vu des phasmes ? Non ? Il est vrai qu’on n’en rencontre pas tous les quatre matins aux quatre coins des rues. Les phasmes sont des insectes de l’ordre des néoptères qui ressemblent à des brindilles parfois dotées d’épines. Ils restent immobiles pendant des heures. Ils attendent.
Nous deux, nous ne sommes pas des phasmes. Nous sommes une œuvre d’art. On nous admire partout. En ce moment, dans une galerie parisienne. Le mois dernier à Londres. Le mois prochain à Prague. Nous voyageons beaucoup. En train, en avion. Une fois, même, sur le porte-bagages d’une bicyclette. C’est épuisant. Nous préférons rester tranquilles dans le salon d’Anna, notre créatrice. A côté du vivarium où elle élève des phasmes. Vous comprenez ? Le lien est évident, n’est-ce pas. Anna adore les néoptères au point de faire des sculptures qui leur ressemblent et de les intituler « les phasmes ». Un peu de menu bois, quelques rameaux ligneux et un anneau de fer en guise de ligature. Anna apporte un soin très scrupuleux à cette ligature qui ne doit être ni trop lâche ni trop serrée. C’est une question d’énergie. De circulation de l’énergie. De tempo de l’énergie.
Nous ne comprenons rien aux paroles d’Anna mais sa joie nous ravit quand elle estime avoir réussi. Elle met sur son vieil électrophone un vieux disque de Chet Baker et danse en fumant de longues cigarettes. Les phasmes dansent aussi dans le vivarium. C’est peut-être cela qu’ils attendent. Pouvoir danser et tromper l’ennui. La vie des phasmes n’est pas si réjouissante.

La nôtre, même si les voyages nous fatiguent, même si nous sommes à l’étroit dans notre cadre en aluminium, est plus divertissante. Nous voyons toutes sortes de gens. Nous entendons toutes sortes de langues. Mais nous n’aimons pas qu’on nous touche. Les visiteurs ne sont pas toujours propres. Dans ce cas, nous faisons comme les phasmes. Nous nous fondons dans le décor. Nous passons inaperçus. Et nous attendons la fermeture de la galerie. Nous pouvons attendre bien plus longtemps que les phasmes. Et sans nous ennuyer. Quand les lumières s’éteignent, nous tenons des conciliabules. En chuchotant pour ne pas déranger les ombres. Nous parlons de la vie en général et de la vie en particulier. Nous nous demandons si le général et le particulier savent s’accommoder des ironies du monde. Nous parlons d’Anna aussi. Elle n’est pas toujours bien dans sa tête. Elle a tendance à forcer sur la bouteille. Mais nous ignorons comment l’aider. D’autant que nous devons penser à notre avenir. Qu’adviendra-t-il de nous quand elle mourra ? Si un musée nous achète, nous craignons de vivre la plupart du temps dans une pièce borgne en espérant une éventuelle exposition. L’idéal serait qu’une collectionneuse s’éprenne de nous. Une belle dame brune aux yeux de feu qui nous inventerait autrement. Nous ne serions plus des néoptères dans un cadre. Nous aurions la légèreté du fétu ondulant sous l’azur. Des frondaisons nous offriraient des oiseaux volubiles, la paix des jardins alanguis, le trotte-menu des jeunes amoureuses. On nous rencontrerait tous les quatre matins, aux quatre coins des rues. L’éternité nous irait bien. Pour danser.

vendredi 25 août 2017

Frédérique Germanaud, Courir à l'aube

Résultat de recherche d'images pour "frédérique germanaud"Courir à l'aube de Frédérique Germanaud est un roman court mais long à lire. Les mailles de l'écriture sont très serrées tout en laissant passer ombres et lumières, vrais mensonges et fausses vérités des personnages comme de l'auteur mis en scène à la table du récit.
Au début du livre, évoquant Le mur invisible de Marlen Haushofer, elle offre au lecteur un exercice apparenté à la littérature comparée :
" Comme moi, la narratrice s'est cognée au ciel, à des cloisons immatérielles, a tenté de faire tomber des murs qu'elle était seule à voir, a crié sans se faire entendre. Puis s'est raccrochée aux mots, usant son unique crayon et recommençant chaque matin à donner cohérence au monde absurde. Faire barrage au néant... Les coïncidences se multiplient à chaque lecture et faussent la perspective de ma propre histoire, substituant la fiction à la réalité."

Cela dit, catastrophe ou pas catastrophe, avant ou après le "Lundi noir", (mais pas pendant), vous rencontrerez un psychiatre et sa petite fille qui enferment de faux oiseaux en papier dans de vraies cages en bois... tout en tournant le dos au ciel de la baie vitrée... Vous croiserez aussi la figure de l'amoureux, (minuscule et majuscule), lequel envoie à la femme quittée des Polaroïd annotés au stylo sur un banc à New York. Mais ne cherchez pas à savoir comment et où ce couple éphémère s'est constitué. Vous n'y parviendrez pas. D'autres personnages passent, incertains tout autant, qui pourraient brûler comme le bonhomme-hiver carnavalesque de la scène inaugurale. Un artiste performeur, quelques inconnus de rencontre dans la friche, taiseux. Un chien mort.
Résultat de recherche d'images pour "frédérique germanaud"D'ailleurs, dans un prochain récit sur ses carnets, à propos de chien... Frédérique Germanaud envisage de... bref ! En voilà des spéculations pour égarer le lecteur ! Elle est où, en fait, la catastrophe ? De quelle hécatombe parle-t-on ? S'il s'agit d'une hécatombe... Il faudra vous lever bien avant l'aube,avant toutes les aubes, et courir plus vite que votre fatigue, plus vite que toutes les fatigues. Pas sûr que vous soyez à la hauteur des vertiges qui vous prendront. Une seule solution : relire le livre. Il en contient tellement d'autres !

Courir à l'aube de Frédérique Germanaud est publié aux éditions La clé à molette pour la somme de quatorze euros. Mille bravos à cet auteur et à son éditeur.

mardi 22 août 2017

André de Richaud, poète d'aujourd'hui

Résultat de recherche d'images pour "andré de richaud"Un jour de cet été, à table autour des mots et des vins, quelqu'un me dit le nom d'André de Richaud. Je pousse un "oh !" de surprise. Et nous parlons de l'auteur de La douleur. Je lui confie mon émotion à la lecture de ce roman, il y a plus de quarante ans... De retour à la maison, je retrouve le Poètes d'aujourd'hui que Marc Alyn a consacré en 1966 à André de Richaud, dans la célèbre collection de Pierre Seghers. 

Extraits :

Les ruisseaux de la mort ont couru sur mes rives
les pierres du soleil ont écrasé mes plaies
les lames du sommeil ont fouillé le feuilletage de ma tempe
et moi je vais tout nu dans le ciel dépeuplé.

*
Collines entraînées par ma voix
arbres récalcitrants aux limites du monde
terres de terre rouge et les montagnes gonflées
d'une vaste peur éperdue
La neige enchantée s'en va et retourne
vers les étoiles de la fièvre
plus pathétique qu'un port démoli de mâtures
et les sanglants rochers
crevés d'os de porphyre
retourneront légers
à travers ton sourire.
Résultat de recherche d'images pour "andré de richaud"
*
Nous boirons sur le seuil d'une auberge lointaine
un clair alcool au fond d'un gobelet rouillé
des barques reviendront de pêches forcément lointaines
dans l'odeur des algues et des varechs mouillés.

Naïfs adorateurs de la rose des vents
des matelots qui ont le cou bien passé au rasoir
demanderont la permission de s'asseoir
sur le bout du banc
Un maquereau aux yeux verts
me demandera si je veux te vendre pour Buenos-Aires
Ce n'est pas l'envie qui m'en manquerait, mais ton père
n'aime guère que ses filles aillent de travers.
Des huîtres, des oursins plus les pâles citrons
nous les mangerons sous l'oeil paterne du patron
qui lancera pour nous, à la mode, nostalgique
le grand orage à tonnerres du piano mécanique.
Le pissoir, non loin, au soleil de feu,
évapore son odeur ammoniacale qui pique les yeux. 
Le soleil, brave chien, te lèche les bras
tout penaud de ne pouvoir aller plus bas
Les petites putes s'en vont au bras des matelots
et l'âme ravie
car
Si les pierres ont des silences
où les siècles peuvent se confesser
une plus sensible cadence
s'entend dans le coeur du laurier.
*
Autrefois j'aurais voulu être le dernier oiseau du dernier platane
La première lueur du matin sur l'aile d'un olivier
L'orange de midi, bien pendue sur ses feuillages de parfum
Et ce nuage qui joue autour du phare
J'aurais voulu être une phrase coupée au raz d'un poème
Découvert par une jeune fille aux cils de pavot
Au bord d'un grenier de Provence
Mais maintenant
Mon dernier désir est que mon souvenir brûle
Les pierres où il est gravé
Ici et là au petit vol de mes voyages
Les sables de la mer n'ont pas besoin de dictionnaire
Toutes les feuilles meurent en automne
Rien n'est qu'un feu mort au fond d'un ruisseau sec

Que mon visage s'écrase en vous
Ombre de ma jeunesse
Et qu'il ne reste rien de ce fer rouge

lundi 21 août 2017

Le souvenir du commencement

Résultat de recherche d'images pour "dominique boudou"Le souvenir du commencement de l'écriture, on ne l'a jamais.  On cherche la première fois dans les dépouilles de l'enfance. On l'invente puisqu'on n'a rien gardé de nos mots qui trébuchaient. On fabrique le décor d'une chambre nue, d'une chaise qui grinçait, de la page qu'une ampoule en surplomb jaunissait grain à grain. On imagine la position du corps penché. Maladroite. Corps et mots c'est pareil.
Comment faire pour qu'ils tiennent debout ?
*
On ne sait pas que le chemin durera toute la vie. On ignore même qu'il s'agit d'un chemin. Les mots se perdent trop vite. Ils n'ont pas la force encore de figurer des cailloux.

*
Naître à la langue qu'on n'a pas reçue. Avec laquelle on a marché de travers sur des chemins qui n'avaient pas de lignes pour aboutir. Dans une solitude qu'on emplissait pourtant de conversations à voix haute. Et qui effrayaient jusqu'aux oiseaux. C'est là, peut-être, non un commencement mais une origine. Qu'on cherchait dans une fièvre dont on ignorait tout. Puisqu'on ne savait rien, de là d'où on venait.
*
Le début de la face nord. Dans cette absence qui ne se connaissait pas.
*

(J'ai mis ça pour vous reposer de Filiu que vous ne lisez pas alors que c'est lui qui compte en ce moment. Quant à la photo, Brigitte Giraud et mézigue rendions hommage à l'engagement d'un militant communiste à Bacalan et à Bordeaux, Vincent Maurin. Tout ça n'a rien à voir, apparemment. Et pourtant...)

J.P. Filiu, Les Arabes, leur destin et le nôtre, 4

Résultat de recherche d'images pour "jerusalem""L'Arabie Saoudite tire les plus grands bénéfices du déni européen du droit des peuples arabes à l'autodétermination. Plus d'un siècle de Renaissance arabe, loin d'avoir forgé des liens durables entre les puissances européennes et les Arabes de la Nahda, aboutit au contraire à la consécration d'un Etat saoudien fondé sur une idéologie anti Nahda, le wahhabisme. Bien avant la découverte du pétrole, il faut voir dans cet implacable processus une des raisons majeures de l'affaiblissement des Lumières arabes.
Un résultat aussi calamiteux, loin d'être le fruit d'être un sombre complot, découle du refus persistant des décideurs français et britanniques de traiter les Arabes sur un pied d'égalité, alors même que les deux empires coloniaux ont sollicité l'alliance des Arabes contre l'ennemi turco-allemand. Il n'y a pas plus de conspiration machiavélique dans la bombe à retardement que constituent les mandats* en termes de démographie et de frontières. Mais l'imposition par des puissances extérieures de la domination des chrétiens au Liban ou des Sunnites en Irak ne peut qu'alimenter les interprétations paranoïaques, qui font florès aujourd'hui.
Ibn Saoud, malgré les profits qu'il engrange de cet aveuglement occidental, s'interrogera bien plus tard, devant un président américain, sur cette volonté de faire payer aux alliés arabes les fautes d'autrui. Pour les Arabes, avoir été traités comme des ennemis par les Européens, auprès de qui ils s'étaient loyalement engagés en amis, laissera un profond sentiment d'injustice. Organiser des élections et promouvoir une constitution n'aura en effet pas suffi aux Arabes pour enrayer la machine infernale des mandats.
Le visiteur de l'Orient arabe ne sera donc pas étonné qu'on lui renvoie "Sykes-Picot*" et "Balfour*" à la figure, même s'il n'était pas né lors de telles forfaitures. Il ne faut pas y voir une volonté de culpabiliser l'Européen au nom d'une repentance plus ou moins instrumentalisée. Non, il y a bien une incompréhension profonde de la part des Arabes : comment la France et la Grande-Bretagne ont-elles pu adopter une politique moralement aussi discutable, mais surtout stratégiquement aussi hasardeuse ? Un siècle plus tard, nous payons encore, en termes de "retombées" des crises moyen-orientales, le prix de notre décision de soumettre les Arabes plutôt que de nous les associer.
(pages 64 à 66)

Note du copiste

Les mandats décidés par la SDN en 1920 désignent des mandataires français et britanniques pour remodeler des frontières, reconnaître provisoirement des nations indépendantes... en obtenant d'abord l'accord des populations concernées... L'Irak se soulève contre l'occupant britannique dans un jihad de libération et est sévèrement réprimé. Les Français écrasent de même les combattants nationalistes en Syrie...

Mark Sykes et François Georges-Picot organisent en 1916 le partage du Moyen-Orient entre les deux empires coloniaux et trahissent la parole donnée au chérif Hussein dont ils réduisent le royaume à une portion congue.

La déclaration de lord Balfour stipule en 1917 qu'un foyer national pourra s'établir pour le peuple juif en Palestine, en tenant compte des droits civils et religieux des communautés non juives.

image de Jérusalem

dimanche 20 août 2017

J.P Filiu, Les Arabes, leur destin et le nôtre, 3

Résultat de recherche d'images pour "mohamed bouazizi"" La prise du pouvoir par les Jeunes-Turcs à Constantinople, en 1908, est initialement bien accueillie par les militants arabes, d'autant qu'elle s'accompagne d'une plus grande liberté de la presse (d'où la publication de seize journaux arabes à Bagdad, douze à Beyrouth et six à Jérusalem). Mais le nationalisme turc de plus en plus affiché des nouveaux dirigeants entre en conflit avec la sensibilité arabe, d'autant qu'ils paraissent au moins passifs, au mieux complaisants, envers l'immigration juive en Palestine. Le mouvement sioniste, fondé par Theodor Herzl en 1897, est un moment tenté par une implantation en Ouganda. Cette option est rejetée après la mort d'Herzl en 1904, d'où une alya (montée) vers la Palestine qui va, en dix années d'immigration soutenue, amener les Juifs à constituer un dixième de la population de cette province ottomane.
Deux frères chrétiens de Jaffa, les Issa, lancent en 1911 le journal Palestine pour dénoncer la menace sioniste) et la complicité ottomane. Des sociétés secrètes se créent sur le modèle italien, tel Al-Fatat (La Jeunesse) en 1911, ou Al-Ahd (Le Pacte) en 1913. Ce dernier groupe est structuré autour d'officiers arabes de l'armée ottomane, scandalisés par la perte de la Libye par les Jeunes-Turcs au profit de l'Italie. Un "Congrès arabe" se tient même en juin 1913 à Paris, à l'initiative de nationalistes syriens et égyptiens. Mais ce Congrès a beau se conclure par un vibrant "Vive la patrie arabe !", il est dénoncé en Palestine pour n'avoir pas soulevé la question sioniste, sous la pression des "hôtes" français.
Le monde arabe du Congrès parisien de 1913 est radicalement différent de celui de l'expédition d'Egypte de 1798-1801. L'Algérie est sous le joug français depuis 1830 et le Maroc vient de passer sous le double protectorat de la France et de l'Espagne. La Libye est tombée, en 1911, sous la coupe d'une Italie bien décidée à se tailler sa part de l'accaparement colonial. Quant à la Grande-Bretagne, elle a entamé à Aden en 1839 son implantation sur la côte méridionale et orientale de la péninsule Arabique, poursuivie avec méthode d'Oman jusqu'au Koweït.
La Renaissance arabe a été une entreprise multiforme d'émancipation intellectuelle, d'affirmation nationaliste, d'aggiornamento islamique, de développement économique, de rationalisation administrative et d'avancées institutionnelles. Ja mais autant d'Arabes n'avaient été en relation avec d'autres Arabes, au sud de la Méditerranée comme dans la diaspora, en vue de façonner une vision des Lumières qui leur soit propre, enracinée dans une langue, une culture et une fierté nationales. Une ambition aussi vaste ne pouvait que déboucher sur des résultats contrastés, souvent frustrants.
Les Arabes de la Nahda* ont été meurtris de leur impuissance à endiguer l'expansion coloniale. Les deux dynasties modernisatrices d'Egypte et de Tunisie, affaiblies par des crises financières à répétition et par le refus populaire de la conscription, ont dû se soumettre à Londres et à Paris. La synthèse arabe entre le nationalisme et l'islamisme, galvanisée par la récente poussée sioniste, ambitionne dès lors de réaliser ses aspirations à la faveur du premier conflit mondial. C'est pourtant une nouvelle défaite historique qui attend les Arabes.
(pages 38 à 41)
Note du copiste : Mouvement intellectuel de renaissance en Tunisie.

image de Mohamed Bouazizi, 1984-2011, immolé par le feu en Tunisie. 

samedi 19 août 2017

J.P Filiu, Les Arabes, leur destin et le nôtre, 2

Résultat de recherche d'images pour "sadiq bey"" Lumières de Tunis et black-out occidental

Ahmed Ier, bey de Tunis de 1837 à 1855, né d'une mère sarde, parle mieux l'italien que le turc. C'est d'ailleurs en arabe qu'il correspond avec la Sublime Porte. Son grand projet est l'académie militaire du Bardo, ouverte dès le début de son règne avec des instructeurs français et italiens. Le souverain tunisien est fastueusement reçu par Louis-Philippe en 1846, année où la Tunisie abolit l'esclavage, deux ans avant la République française.
L'héritage d'Ahmed Ier est cependant moindre que celui de ses deux successeurs, Mohammed Bey, au pouvoir jusqu'en 1859, et Sadiq (Sadok) Bey, au règne long de vingt-trois ans. Le "Pacte de paix sociale" (Ahd al-aman) de 1857, placé "sous le double signe de la foi et de la raison", met un accent inédit sur la maslaha, l'intérêt général, donc le service public. La constitution, adoptée en 1861, est la première du monde arabe et elle devance de seize ans la constitution ottomane (qui sera par ailleurs très rapidement suspendue).
Ce texte fondateur consacre un pouvoir politique distinct de la religion. Il ne spécifie même pas que le chef d'Etat doive être musulman... C'est cependant l'instauration dans ce texte de la conscription qui va déclencher en 1864 une jacquerie majeure et la suspension de la constitution, sur fond de crise financière. L'oeuvre modernisatrice reprend une dizaine d'années plus tard... : réforme des douanes, de la justice et des propriétés islamiques (waqflhabous) et ouverture du collège Sadiqi (en l'honneur du souverain), institution laïque destinée à la future élite.
La France et l'Angleterre... ne laissent pas la dynamique modernisatrice portée par les dynasties de Tunisie et d'Egypte se développer. En 1881, la France impose son protectorat à la Tunisie. L'année suivante, le Royaume-Uni occupe militairement l'Egypte...

Islamistes et nationalistes

L'imprimerie arabe, implantée à Alep dès le XVIIIème siècle, ne concerne longtemps que les chrétiens d'Orient, pour des tirages très limités... Bonaparte prend soin d'amener en Egypte une imprimerie en caractères arabes, et même d'en transporter une lors de la campagne de Palestine, à des fins de propagande. Mohammed Ali fonde en 1822 l'imprimerie de Boulaq, au Caire. Les imprimeries arabes se multiplient au cours du XIXème siècle, avec la publication d'au moins 10 000 ouvrages, soit plus de titres que durant le millénaire précédent de l'histoire arabe.
Le passage de l'arabe à l'imprimé engage un processus de "laïcisation" d'une langue jusqu'alors confinée au cadre dogmatique de la mosquée ou de l'enseignement islamique. Même si ces textes imprimés demeurent souvent de caractère religieux, leur diffusion sans précédent dans un espace qui ne l'est pas en change le statut. C'est une langue nouvelle qui émerge, plus déliée, accessible à des cercles sensiblement plus vastes, ainsi mis en relation de manière inédite. La diffusion parallèle de journaux, même si leur tirage reste modeste, participe de ce flux de circulation des idées.
(pages 28 à 33)

vendredi 18 août 2017

J.P. Filiu, Les Arabes, leur destin et le nôtre, 1

Résultat de recherche d'images pour "mahmoud darwich"L'an dernier, après l'attentat de Nice, j'ai abondamment annoté l'ouvrage de l'historien Jean-Pierre Filiu intitulé Les Arabes, leur destin et le nôtre. Il a été publié en 2015 aux éditions La découverte. Dans l'ordre et sans commentaire, je vous livre les extraits que j'ai soulignés à l'époque.

"A la veille de l'expédition d'Egypte, le monde arabe est, pour sa plus grande part, intégré directement ou indirectement à l'Empire ottoman. Le sultan de Constantinople est reconnu comme le souverain légitime, au nom duquel la prière est prononcée le vendredi, les impôts prélevés et les militaires mobilisés... Le degré de contrôle de la Sublime Porte est variable : elle pèse de tout son poids sur les provinces d'Alep et de Damas, qui gardent l'accès aux Lieux saints de La Mecque et de Médine, ainsi que sur celles de Mossoul, de Bagdad et de Bassora, frontalières de l'Empire perse ; les Mamelouks d'Egypte, représentants officiels de l'autorité du sultan, ont plusieurs fois tenté de détourner à leur profit le pouvoir local ; enfin, les principautés dites "barbaresques", dont l'économie dépend largement de la course en Méditerranée, ont consolidé une autonomie de fait en contrepartie du versement d'un tribut régulier à Constantinople." (pages 19 et 20)

" A la différence des monarchies du Maroc, du Yémen et d'Oman, toutes trois assises sur la légitimité religieuse de leur souverain, l'Arabie centrale voit émerger en 1744 une forme inédite de contestation du régime ottoman. Un "pacte" est conclu entre le prêcheur Mohammed Ibn Abdelwahhab et la famille des Saoud, qui trouve dans l'intolérance agressive de la doctrine "wahhabite" (du nom de son fondateur) la justification de campagnes contre les tribus environnantes. Nul n'aurait alors pu imaginer l'extraordinaire postérité que connaîtra ce foyer wahhabite, enclavé et aride, dans le développement de l'islamisme contemporain.
Les quatre espaces arabes qui se construisent ainsi "hors champ" de la domination ottomane sont à la fois circonscrits et périphériques. Le pouvoir du sultan-calife de Constantinople est en revanche affiché avec faste lors de l'organisation annuelle de caravanes du pèlerinage vers La Mecque à partir de Damas, d'une part, et du Caire, d'autre part (Bonaparte prend soin d'assurer un tel rituel dans une vaine tentative pour enraciner l'occupation française de l'Egypte). Les beys de Tunis et les deys d'Alger envoient chaque année une expédition itinérante, dite mahalla, collecter l'impôt au nom du sultan ottoman dans l'arrière-pays, en un geste d'affirmation de leur pouvoir local comme des soumissions à la Sublime Porte." (pages 22 et 23)

PS : Les cartes importées depuis Google sont illisibles, les légendes notamment. Je conseille vivement leur consultation sur un média approprié.

Image de Mahmoud Darwich, conscience universelle

jeudi 17 août 2017

Dictionnaire des mots rares et précieux, lettre v

Résultat de recherche d'images pour "eddy mitchell la dernière séance"Voilà. C'est la dernière séance mais Eddy Mitchell a décliné mon invitation. Bast ! Les mots que j'ai relevés dans cet incomparable Dictionnaire des mots rares et précieux au cours de cet été ont autant de gouaille que lui. Amusez-vous avec eux si vous voulez. Choisissez un mot pour chaque lettre et rédigez un texte bref. Il sera totalement incompréhensible et c'est ainsi qu'il prendra tout son sens. Je remercie les quelques lecteurs qui m'ont fait part de leur enthousiasme. Les dictionnaires de tout genre ne manquant pas, je renouvellerai peut-être l'expérience dans un autre veau, pardon, dans un autre champ.

Veau, n. m. Agric. Place où le blé manque dans un champ.
(Dans les années soixante, la France était encore largement rurale. Le général de Gaulle, en lettré de pointe, savait ce qu'il disait en traitant les Français de veaux. Ben oui, infoutus de cultiver le blé comme il aurait fallu.)

Verge, n. f. Liturg. Grand morceau de baleine que porte un bedeau quand il est en fonction à l'église. II Moeurs et Cout. Tenir un héritage par la verge : recevoir du seigneur, ou de l'un de ses officiers, un petit bâton appelé verge, comme emblème d'une acquisition.
(Oui, je sais, c'est facile. Le cardinal Barbarin, primat des Gaules et de la gaule, se souvient avec émotion de ses premiers pas en la sacristie de...)
(Il est de notoriété publique que le comte de Broglie tenait fermement son héritage par la verge. Son suzerain, que nous aurons la délicatesse de ne point nommer, s'en est fort plaint dans ses mémoires.)

Villeux, villeuse, adj. Hist. nat. Qui est velu, couvert de poils.
(C'était là un vielleux si villeux qu'on ne savait plus dire s'il était vieux.)

Virgule, n. f. Horlog. Montre à virgule : celle dont la verge ne porte qu'une seule saillie, en forme de crochet ou de virgule.
(Difficile en effet de ne faire qu'une saillie avec une verge en virgule qui pendouille. Et le temps passe, passe, à tel point qu'on ne reconnaît même plus les montes, oh ! les montres.)

Vulvaire, n. f. Bot. Plante à odeur fétide appelée vulgairement arroche puante.
(En votre vulvaire, madame, j'ai bien compris que la savonnette à vilains n'avait point rempli son office dans son entièreté : ça sentait encore fort la caque. Mais c'est pas grave, je calfouette grave itou.)