mercredi 25 octobre 2017

La vieille dame qui chante avec les fleurs, 1

Résultat de recherche d'images pour "voiture du futur"(Cet extrait appartient à un ensemble romanesque écrit par deux narrateurs : un personnage humain reconfiguré et un cobot littéraire. Un cobot est un robot décisionnel et empathique doté d'une intelligence artificielle de la dernière génération. Le passage que vous vous apprêtez à lire est entièrement rédigé par ledit cobot en étroite collaboration (d'où le terme cobot)  avec le personnage humain reconfiguré qui se nomme Bor après s'être appelé Jacques jusqu'à l'âge de soixante ans. D'une façon ou d'une autre, ce roman paraîtra au plus tard en 2020, après remaniements et retouches bien sûr.)

   Un accident a soudain immobilisé la circulation. La voiture a pris le relais de notre conversation sur le Japonais énigmatique*. «  Suite à un accident voyageur humain au premier niveau kilomètre cinquante-huit, le trafic est interrompu sur l’ensemble du réseau périphérique. La brigade d’intervention routière et les services de la voirie présentent leurs excuses à tous les usagers. Notre compagnie n’est pas encore en mesure d’évaluer le retard dû à cet aléa. En partenariat avec le multiplexe municipal, elle vous propose de visionner gratuitement et sans inserts subliminaux de publicités un tridoc sur le chant des pluviers d’Amazonie ou le brame du dernier cerf de Tromso. » Bor a choisi le chant des pluviers et l’habitacle de la voiture s’est transformé en forêt vierge. Des fumerolles gris bleu montaient d’un humus aux craquelures dorées et frisotaient. Une source gazouillait comme gazouillaient les sources au début de la création, dans la pureté des premiers sons. Une libellule longue de dix centimètres a traversé le décor en plongeant si profondément ses yeux dans les nôtres que Bor a eu un mouvement de recul. Puis un couple de pluviers s’est posé sur une liane. Après quelques trilles enjoués, le mâle a fait une révérence de théâtre assez comique et s’est lancé dans un exposé sur son espèce à lui de pluviers car il en est des dizaines à travers le monde. « On nous appelle pluviers d’Amazonie mais à l’origine nous sommes des pluviers de Sainte-Hélène. Sainte-Hélène est une île de l’océan Atlantique célèbre pour avoir accueilli en exil un empereur français au temps jadis. Dans les années deux mille dix, des promoteurs ont transformé l’île en station touristique et, de construction d’immeuble en construction d’immeuble, de parc à thème en parc à thème sur les dictateurs les plus célèbres de l’Histoire, le béton a gagné tellement de terrain qu’il ne restait plus un seul arbre pour nous les pluviers. Alors nous nous sommes réfugiés en Amazonie. Nos conditions de vie ne sont pas idéales mais notre espèce n'est plus en voie de disparition. La fondation Warren Buffet, le fonds des Scottish widows et la Ligue Internationale Des Oiseaux (L.I.D.O.) investissent chaque année cent mille néodolls pour assurer notre protection sans menacer nos capacités d’autonomie. Par exemple, nous couvrons nous-mêmes la totalité de nos besoins alimentaires. La gestion raisonnée de nos ressources environnementales a réduit de cinq pour cent le taux de notre mortalité prématurée. Enfin, notre présence en Amazonie génère des produits touristiques non négligeables pour l’économie vivrière locale avec une réduction de un pour cent de la très grande pauvreté parmi les indigènes. Un millième des bénéfices est également reversé à la société d’ornithologie de notre secteur. Laquelle peut ainsi équiper ses bénévoles de bonnes chaussures de marche et de répulsifs anti-tarentules efficaces. Si vous êtes sensible à la cause des pluviers, cette voiture dotée de la nouvelle technologie 4D vous fournira à prix coûtant un oiseau merveilleusement répliqué avec traducteur automatique de chant dans la langue de votre choix. Ayant trop abusé de votre patience, mais j’apprends à l’instant que la circulation restera paralysée sur les cinq niveaux du boulevard jusqu’à une heure avancée, je passe la parole à ma compagne qui va vous interpréter les arias les plus emblématiques de notre patrimoine. »

(Le Japonais énigmatique ci-dessus évoqué s'appelle Haruki Ogawa. Philosophe spécialisé dans les neurosciences, il mène une enquête dangereuse dans la prison internationale de la Terre Adélie et la terminera sur les hauteurs de Pisco Elqui au Chili...)

image charlotteauvolant.unblog.fr

mardi 24 octobre 2017

Ce qui reste

Résultat de recherche d'images pour "restes"Ce qui reste sur le sable
De la dépouille des pas
Ce qui reste dans l'écho
De la mémoire du cri
Ou du bois et de la pierre
Qu'on garde pour tenir
Dans la lenteur des jours
Litanie des matières
Au corps à corps
Avec le suint des ombres
Où la vie et  la mort se travaillent
Le grain des mots l'atteint si mal
La lumière qu'on voudrait saisir
Est plus farouche que l'oiseau
Le poème  ne rassemble rien
Des restes épars
Qui diraient l'en allé
Les gestes perdus
Les regards simples
Les joies qu'on n'a pas su prendre
A la table du peu
Où l'invisible pourtant se présentait
La peau se tasse sur ses plis
Le sang tourne à l'aigre des regrets
La langue même est un déchet
*
A la table des restes
Dans la poix du silence
Quand tout a été dit de l'impuissance
Le regard n'invente plus rien
Il faudrait s'ouvrir à l'oubli
De la peau et du sang
Dormir enfin tout ce qu'on n'a pas dormi
Mais on tient comme une bête
Dans l'effroi du sillage
On est soi-même un reste
*
L'ennui prend la mesure
Des traces livrées au regard
Petits passages du vivant
Dans sa durée fragile
Os et cendres pétris
Avec les humeurs des corps
Quand ils n'ont plus de visage
Repentirs de copeaux
Sur l'impossible chantier des jours
La pensée aussi dégorge de la sciure
Avorte le poème
*
On n'aura rien nommé
Des mystères qui traversent
L'épanchement des corps
Rien apprivoisé des gestes
Nécessaires au chemin
On n'aura  connu que la marche des bêtes
Langue coupée

Toute trace déjà recouverte

(Ces texticules ont été publiés dans la revue numérique Ce qui reste du temps où elle m'était ouverte grâce à Vincent Motard-Avargues. Je vous les livre sans retouches.)

lundi 23 octobre 2017

La piscine, N°2, incidences - coïncidences

Résultat de recherche d'images pour "revue la piscine n 2"Les maîtres-nageurs de la revue La piscine et sa cheffe de bassin Louise Imagine consacrent cette livraison automnale au thème des incidences et des coïncidences. 
Comment appréhender le concept d'incidence s'il peut être dans le même temps la chose et la conséquence de celle-ci, dans la pluralité des mondes ? Comment opérer un partage pertinent entre le hasard et la nécessité ?
Fort heureusement, la littérature se fraie un chemin là où la science philosophique se prend parfois les pieds dans le tapis du réel.

" Tu saisis une limite mystérieuse, qui n'a pas de consistance, encore moins que celle du tain d'une glace où tu sembles regarder un autre toi-même avec lequel tu serais prêt à dialoguer.", écrit René Chabrière avec toute la lucidité que lui confère la perception de l'improbable. 
Gabriel Franck évoque dans son journal [ce qui forme son rapport le plus saillant à l'existence ] : " le fait qu'il existe des coïncidences, quelles qu'elles soient, ainsi que [son] rôle passager qui était de les consigner, de les retenir dans le flux indéchiffrable des événements."
Dans son espace soudain fissuré, et voilà un titre qui illustre le thème à merveille, Françoise Renaud évoque une "somme d'événements minuscules enchaînés à vive allure et si étroitement reliés, enchâssés les uns dans les autres, qu'il aurait été impossible de les différencier."

La tentative de dissolution du flou, on le voit, utilise bien des chemins traversiers. L'errance d'Ulysse dans les siècles des siècles et les continents des continents sous la plume de Raymond Alcovère ( ô mer) en est un. Il rencontre les grands navigateurs portugais et entre à leur service, s'entretient plus tard avec Herman Melville et Alexandre Dumas avant de rendre hommage à l'aède grec à qui il a confié ses exploits. 

Dans l'espace sans nom, Jérémy Taleyson imagine que la mairie de Bordeaux masque "tous les noms des rues, les numéros des portes, les panneaux indiquant les sites classés..." Cet effacement de toute direction s'étend à tout le département et génère pour les usagers des espaces bien des incidences. Le lecteur ne manquera pas de penser à Italo Calvino et Bernard Quiriny en lisant cet exercice de style rondement mené.

Claire Musiol dresse avec humour l'inventaire des coïncidences qui permettent la naissance d'un être humain. Un futur père et une future mère se rencontrent dans un supermarché où ils mettent en même temps la main sur la même pomme. Plus tard, c'est aux spermatozoïdes de jouer leur partie, chacun avec son brassard comme au grand bain. Voilà une équation très improbable. " Une chance sur 400 quadrillons".

La mort est également présente dans ce jeu de bonneteau que sont les coïncidences avec thanatos de Dona Co. Un prédateur en série rencontre une jeune femme dans un car. Il la séduit et imagine le supplice qu'il lui fera subir... Il pense aussi à son épouse qui l'a quitté car elle ne supportait plus son regard de bête. Il n'a jamais revu la fille qu'ils ont eue ensemble. Il croit qu'il ne serait pas devenu un tueur si Liza avait grandi à ses côtés...

Impossible évidemment de détailler tous les textes. En poésie, notons la présence des excellents Jean-Baptiste Pedini, Ce n'est rien, et Fabrice Farre, Je n'ai pas vu. Dans la catégorie des proses, where is my mind ? de Julien Boutonnier, la tâche de Francis Carpentier, ce jour-là de Joséphine Lanesem sont tous aussi remarquables.

Enfin, saluons le beau travail des plasticiens et photographes tels que Louise Imagine (La fille-forêt), Olivier Morisse (Résistance en territoire hostile), Amélie Guyot (Mucem) ou encore Olivia HB (Fantôme de la foi)...

Tous nos remerciements aux artisans Philippe Castelneau, Alain Mouton et Christophe Sanchez présents tout du long de cette piscine aux eaux parfois intranquilles. La revue est disponible à la vente sur ce site et ailleurs, grâce à la librairie Sauramps et à la galerie Z' parmi d'autres au prix de 15 €.

Revue Métèque N°5, la France

Résultat de recherche d'images pour "revue météque"Enfin, la revue Métèque est de retour avec une cinquième livraison sobrement intitulée la France. Le photo-montage à la une et le commentaire en quatrième de couverture donnent le ton : " Les Français ne valent pas la terre dans laquelle ils pourriront."

Le crépusculaire Jean-François Dalle et ses compagnons d'écriture égrainent en prose ou en vers les désespérances communes, les bassesses, les trivialités, les violences des marigots populaires, la lie qui tourne au vinaigre quand l'amour grimace et que la mort elle-même tire la gueule.

Fidèle à ce chemin sans concessions, Métèque ouvre largement ses pages à la photographie. Le noir se met à table sans issue et le blanc se tient à carreaux. L'objet numéro 2017 de Juskodan, qui représente un mégot planté dans une tomate en voie de décomposition, suggère au plus près de l'ordinaire le réel hébété. La laideur du vieux couple avec poupon dans la pièce nue d'Alain Boucheret, le portrait de la femme aux sept épingles vertébrales d'Alex Veledzimovitch et tant d'autres images ne laissent en effet aucune échappatoire à l'inquiétude en son grouillement d'asticots...

Extraits :

... parfois la nuit
j'ai des moments de lucidité
où j'ai comme l'impression d'accoucher
dans une rue sale
chuis plus vraiment jeune
chuis pas encore vieille
et pour me réparer
maintenant
je peux plus trop compter
sur mes rêves  (Heptanes Fraxion, 31 500 Toulouse)

*

J'ai acquis depuis longtemps la certitude que ni l'argent, ni les fanfreluches, ni même Internet n'y pourront rien changer. Ces Mayennais se sont clonés depuis l'âge roman, se sont fossilisés dans une seule et même face-type, sous l'effet d'une malédiction sur laquelle l'évolution finalement n'a pas de prise.
De ferme en ferme, on s'est plu, on a convolé. Des générations se sont ainsi entassées, l'une remplaçant l'autre à l'identique, dans une dynamique plate, créant le concept d'éternité figée. Peut-être faut-il y voir une forme de réussite ? (Jean-François Dalle, 53 380 La Croixille)

*

Marseille n'est pas vraiment la France
mais quelle ville de France est vraiment la France
Marseille est une ville blanche et bleue
pas de vert, pas de rouge
il ne faut pas s'encombrer
constamment le vent souffle
En été les rats vivent heureux
ils courent avec des gros bouts de pizza
dans la bouche
les jeunes jouent nombreux sous les poubelles
le poil souple comme à peine douché
ils dansent... (Antonella Eye Porcelluzzi, 13 001 Marseille)

*

7h27
50 porcs entassés dans un camion
50 groins qui cherchent frénétiquement de l'air
pour les 50 minutes qui les séparent de l'abattoir
dans la lueur sublime de l'aube (Pénélope Corps, 12 450 La Primaube)


Mitterrand est mort

- Allô maman, j'ai une mauvaise nouvelle, Mitterrand est mort.
- Euh... oui... ça fait longtemps, quand même.
- Mitterrand mon têtard, maman.
- Ah, pardon ! Ben zut alors...
-Oui. Du coup, j'ai préféré libérer Blum. (Marielle Belleville 86 000 Poitiers)

Et bien d'autres auteurs encore, dont Marianne Maury Kaufmann, 75 011 Paris ; Isabelle Bonat-Luciani, 34 070 Montpellier ; Marc Guimo, 77 177 Brou-sur-Chantereine ; Azilys, 95 880 Enghien-les-Bains...

La revue Métèque est disponible à la vente depuis ce site pour la modeste somme de 12 €. N'hésitez pas, ça vous apprendra !

dimanche 22 octobre 2017

La nécessité de l'effacement

Résultat de recherche d'images pour "sable"La nécessité de l'effacement. Devant le poème et dans lui. Il ne peut sinon prendre sa place. L'occuper. Il en va de même pour la vie ordinaire. On essaie d'effacer tout ce qui pourrait l'empêcher de traverser. Mais de quoi est fait ce tout ? Quelle table des matières saurait en nommer les éléments ?
*
On retrouve en écrivant le souvenir d'un séjour au pied d'une montagne. Quelques maisons de bois autour d'un étang. Quelques griffures d'herbes hautes où le vent coupait les chants d'oiseaux. Le bord d'une forêt gommé par les brumes. On avait à peine la sensation du paysage. On ne faisait pas de métaphores pour désigner le haut et le bas.

*
L'ignorance, toujours. Nichée dans la fatigue des gestes.
*
On se retrouve devant les livres contre le mur. Des ombres glissent. Des murmures traversent l'espace aboli. Une toux venue de la chambre bat le rappel du corps. Sa présence à déplier avec ce qui reste de mémoire. Quand l'autre souffre entre les draps.
On ne sait pas encore la fièvre qu'on mettra à l'écrire.
*
On se détourne lentement des anciennes dilections littéraires. On répudie les tapages surréalistes. On ne cherche plus sous les jupes du manifeste électrique. Aller au plus près. Au plus juste. Au plus nu.
Avec des mots pauvres.

*
L'âge vient où on se met à relire. Celui qui a choisi d'être relu.
*
La fatigue d'être l'autre commence à poindre sous les mots. On ne peut rien contre le partage de la douleur. On se tient en défaut avec des gestes qui viennent mal. La poésie non plus ne sait pas où se mettre.
Elle attend.
Mais quoi ?
*
La vie, parfois, va un peu moins comme elle va. D'anciennes langueurs, qui s'étaient tues, brouillent les signes des enfances. On ne retrouve plus les lieux sûrs du chemin. L'horizon même pèse sur les pas. Pour un peu, on renoncerait à écrire.

*

mardi 17 octobre 2017

Un enfant passe sur l'autre trottoir

Résultat de recherche d'images pour "dominique boudou"Longtemps tu t'en souviens
Tu n'as pas reconnu mes pas
Dans la ville
Tu ne comprenais pas cet épuisement
Que je voulais t'offrir
Pour que la douleur parle

*

Parfois lever la tête hors de la marche
Une distraction fugitive
Aperçue dans le ciel
Quoi au juste qui pourrait me retenir
Mon chemin est en bas
Avec toi
A gémir sous nos semelles
Lui qui ne ment pas

*

Un enfant passe sur l'autre trottoir
Je ne croise pas dans ses yeux
Le marcheur que je m'applique à être
Il va quelque part
Si vite

*

Suis-je cet arpenteur
Dont les pas voudraient capturer l'infini
A quelles démesures mon corps s'oublie
Notre vie a si peu tenu
A l'aune du hasard

*

Renoncer au quatrième mille
Se laisser aller à l'heure
Qui tarde à fuir
Derrière la vitre d'un café
Ecouter vibrer des paroles qui ont été les nôtres
Mais reconnaître quoi vraiment
Dans l'immobilité
De l'air

*

Continuer donc
Tout au long de la marche
A poursuivre l'invisible
Une lumière évanouie
Aussitôt qu'on l'attrape
Un silence demeuré en nous depuis trop longtemps
Mort qui sait
De s'être tu

*

Apercevoir encore
Le marcheur que l'on a reconnu
Car on ne s'est pas trompé
C'est bien le même homme qui marche
Comparer l'allonge des bras
Pendus aux corps
Après toutes ces heures vides
Se dire qu'on est plus léger dans notre souffrance
Se prendre pour un papillon


(Toujours ce recueil inédit de 1997. Un jour, si je terrasse la lassitude, je le proposerai peut-être, après reprises et retouches bien sûr. Car certains mots ne sont plus dans leur exacte justesse. Ils ont glissé.)

(photo du blog paradis bancal de Brigitte Giraud)




dimanche 15 octobre 2017

Paolo Cognetti, Les huit montagnes

Résultat de recherche d'images pour "les huit montagnes stock"En ce siècle qui malmène si durement l'humain, il est bon de lire des livres qui soignent. Les huit montagnes de Paolo Cognetti en est un.
Grand lecteur des aventures des aventures de Mark Twain et Jack London, le jeune citadin Pietro découvre l'univers de la montagne avec son père, homme taiseux et habité par une sourde colère. L'apprentissage est rude, dangereux même quand il porte sur le dépassement de soi dans l'effort. Ce n'est que tout en haut du sommet que vient la récompense : la beauté des paysages, les quelques mots échangés avec d'autres montagnards dans les refuges, la présence enfin plus accessible du père qui, le but atteint, s'accorde quelques minutes de méditation.
Dans le même temps, Pietro rencontre au village un garçon de son âge, Bruno. Gardien de vaches claquemuré dans une haute solitude et peu assidu à l'école, Bruno invite Pietro à une initiation plus traversière de la montagne. Une amitié naît, timidement d'abord, puis s'affermit. Elle résistera au temps et triomphera de lui.
Une vingtaine d'années plus tard, Pietro devenu documentariste filme la vie des hommes sur les hauteurs mystérieuses et mystiques de l'Himalaya. A la mort de son père, le lecteur en mesurera l'insoutenable absurdité, il apprend qu'il lui a légué un arpent de la montagne de son enfance avec une bâtisse au bord de la ruine. Le message lui semble clair : reconstruire, façonner le réel à la seule énergie de la volonté, à la seule force de la sueur.
Pietro retrouve Bruno qui a repris la ferme sur le déclin de son oncle. Ensemble, ils redressent les murs qui s'écroulent. Ils abattent les arbres qu'ils changeront en poutres pour la toiture. Une toiture solide contre les neiges et les glaces. Une toiture sur laquelle les années glisseront sans outrage.
Les deux amis se livrent enfin, autour de la frugalité du pain et du vin quand l'ouvrage de la journée est achevé. Un autre visage du père disparu apparaît. Une autre complexité se tisse lentement...
Ce premier roman, en cours de traduction dans une trentaine de pays, nous offre par ses motifs allégoriques, une vision à retrouver de l'universel humain. Malgré le dépeçage de l'espèce soumise aux appétits de la modernité, et le lecteur en appréciera la méticulosité sur la dépouille d'un chamois érigé en métaphore..., il existe des permanences, des invariances qui n'abdiquent rien : l'amitié inaliénable malgré les malentendus, la transmission de valeurs par la filiation, les vertus de l'engagement au service d'autrui par l'exemple de la mère, les beautés et les puissances supérieures de la nature.
C'est en ce sens que ce roman de facture classique, écrit dans une langue accessible à tous, est un livre qui soigne. L'espoir luit encore et ce n'est pas qu'un brin de paille au fond d'une étable.
Les huit montagnes de Paolo Cognetti est publié aux éditions Stock dans la prestigieuse collection La cosmopolite. Une bonne idée de cadeau pour les fêtes de Noël.

mardi 10 octobre 2017

Grand-mère aux dents vertes

                                   I

Résultat de recherche d'images pour "sorcière de goya"Le temps est derrière moi
Grand-mère aux dents vertes
Qui chantait sa complainte aux bords du sommeil
Je presse le pas
Sous l’aiguillon des souvenirs
Qui tiennent encore contre la brume
Je sens sur ma nuque
Le souffle des enfances inventées
Une horloge pourrait sonner là dans la marche
Une maison naîtrait aussi
Avec un père et une mère
Accordés au pain du jour
Un volet battrait la mesure
D’une attente sans nom
Mais comment me retourner
Sur ce qui n’a pas de visage

                                   II

Le temps perd en moi
Le grain des instants
Mon chemin ne trouve plus son chemin
Je regarde la ville suspendue à mes paupières
Avant la sirène de midi
Des lumières improbables
Y jettent des signes mouillés
Ils n’ont pas de rumeur sous mes semelles
Quand la marche s’évanouit
Dans la fatigue
Je cherche à saisir les minutes
Qui vont avec le sang
Qu’elles portent encore un peu
Ce qui me reste de conscience
Il faudrait courir et abolir la chute
Devenir vol d’oiseau ou de papillon
Mordre à pleines dents
Un bout d’éternité

                                   III

Le temps est devant moi
Dans un corps qui n’a plus ses lieux sûrs
Ligne sans replis où étouffer l’attente
Le sang à découvert du sang
Et battre une vaine mesure
Qui invente encore mon chemin
J’entends que me reviennent
Les chansons vertes de l’enfance
Et le tintement sombre des pendules
Dans la fièvre endormie
Ma peau prend le vieux grain
Des vieilles heures
Toute une mémoire à porter debout

Jusqu'au silence

(Je retrouve ça par hasard ; il y aurait à bricoler un peu pour parvenir au plus juste. Mais bon. Trop tard.)
tableau de Goya (y lucientes)

lundi 9 octobre 2017

On oublie que nos pas sont nos pas

Résultat de recherche d'images pour "chemins de traverse"On oublie que nos pas sont nos pas dans le mystère qui nous foudroie déjà. On n’ira guère plus loin. Il est temps. Mes mots ne sont pas des lieux sûrs pour assembler les paysages qui échappent au grain de ma langue. Ma mémoire a perdu l’établi de l’enfance où je fourbissais les brumes et les berges, la lumière des coteaux et la suffocation des mantes. L’effroi dans le creux de ma gorge, les gestes muets. Comment se fondre dans le silence du chemin qui reste ? Mon regard comme mes mains s’épuisent à l’ébauche de l’horizon.
Les oiseaux vont trop bas sous les plis de la lumière.
Les herbes couchées abandonnent leurs signes dans les remugles de la terre. Je suis un goitre. « Plus grande est la solitude au passage des grands oiseaux ». Leurs cris mêmes agrandissent le ciel, rapetissent la sente où le corps s’étire et le silence tombe sur mes épaules, immobile. Je ne peux rien saisir des ombres entre mes pas. Mon sang a pris le goût du fer dans ma bouche. Il est trop tard ; les draps de la nuit claquent déjà. Garder le souvenir d’un visage penché sur la glaise, sa bouche fermée aux remugles. Le soc luit sombre dans le sillon retourné.
Des courtilières pourraient bondir à l’assaut des corbeaux tapis.
Le soleil de novembre s’effondrerait sans qu’on s’en étonne sous le ciel bas. Les lisières des taillis ne tiendraient plus en joue les lignes des labours. On ne reconnaitrait plus l’étourneau désemparé, la musaraigne blottie dans les guérets. J’ai toujours dix ans. Un froid me fait trembler. Mais comment savoir ce qui en soi prendra la mesure de l’instant ? On n’a pas inventé assez de souvenirs. La lumière est trop tendue. Le ciel s’ouvrira-t-il ? Poser la question aux travers du chemin.
Attendre un frisson sous la peau qui jetterait des traits.
Chercher le regard des bêtes blanches, toutes ces présences pour augurer la trace déjà plus là. Une éternité minuscule. « On croyait habiter ces chambres ce sont elles qui se sont déposées en nous. » On retrouve partout leurs fenêtres, les lignes entre les lés fleuris, deux ou trois taches comme des géographies qu’on n’a jamais su nommer. On se souvient des rumeurs avant le sommeil. Le son lointain de la rouille plantée dans la terre alors qu’un rire monte l’escalier. Et une main le retient contre les lèvres. Personne ne doit rien savoir des plaisirs qui s’apprêtent. Le poème viendra-t-il parmi ce flou, si les contours du corps sont aussi brouillés de toute mémoire ? Une musique au coin du monde, on l’entend tout au bout de la fatigue dans l’énigme du corps défait.
Où aller encore si le chemin n’est plus qu’un trait qu’on ne sait pas finir ?
Il faudrait se dissoudre là, avec les notes blessées qui montent des fondrières dans les remuements faibles de l’air. S’accorder au murmure de l’eau parmi les hautes herbes, devenir une idée nue ouverte comme une main. Pour sauver. Il n’y a plus de tumulte. Les ombres gisent à l’entour des jardins. L’eau a perdu les traces des bêtes blanches. Un volet battant dans le vide éloignerait de mes pas les feulements du vent. L’ornière étouffe un sanglot quand je déglutis du noir. « Un homme seul regarde passer un garçon qui chancelle ». Je ne me suffis pas de son vertige dans les flaques, des ombres battues en ses clins. Il me faudrait prendre aussi la douleur qu'il ignore encore, loin des pères et des mères aux moignons qui suppurent.

Mais comment nous inventer ensemble avant la chute ? 

image chambresnoires.fr