mardi 9 octobre 2018

Lucien Ganiayre, L'orage et la loutre

Résultat de recherche d'images pour "l'orage et la loutre"1935. Jean des Bories rentre de la chasse avec son chien. Lequel découvre dans un fourré une source qui ressemble à un bassin artificiel. L'eau n'y a pas sa consistance habituelle. Sa "saveur est plate, morte, un peu comme de l'eau bouillie." Jean des Bories ne résiste pas au désir forcené de s'immerger dans cette source inconnue. Au même moment, un orage gronde sur la campagne. Au même moment, apparaît le souvenir de l'ami d'adolescence, Marescot et sa vie désormais parisienne, loin des paysages du Périgord.
Lorsque Jean des Bories revient à la surface du monde, son corps est pris de violents soubresauts. Le silence comme les bruits épouvantent les oiseaux. Quelle est cette étrange fixité qui métamorphose tout à l'entour ? Pourquoi les objets en métal s'effritent-ils dès qu'on les touche ?
"Ici, je veux tout raconter et n'expliquer rien.", écrit Lucien Ganiayre. C'est que, de retour au village où il est instituteur, Jean des Bories réalise qu'il est maintenant seul sur la Terre. L'humanité n'a pas disparu sans laisser de traces comme dans le roman Dissipatio de Guido Morselli. Elle est seulement figée dans le mouvement ordinaire de la vie, à la façon d'un vaste musée de figurines en cire. Cet arrêt sur images, cette suspension du souffle et du sang pétrifient le lecteur. Les descriptions de femmes à la toilette ou d'artisans stoppés net dans les gestes coutumiers du travail inventent un état intermédiaire dans le processus évolutif de l'espèce. Ce n'est plus la vie. Ce n'est pas encore totalement la mort. La preuve... mais chut ! point trop ne faut en dire...
Résultat de recherche d'images pour "lucien ganiayre"Jean des Bories, souvent terrorisé par les pulsations caverneuses de son corps et les innombrables délitements du réel, apprivoise tant bien que mal sa vie de Robinson. Les mots, par le biais de journaux retrouvés et Phèdre de Racine, lui évitent de sombrer tout à fait dans le naufrage de la raison. " Je possédais, avec mes sept journaux, mes revues et mes deux livres, cent quatre-vingt mille mots. J'étais leur maître. Je jouais d'eux. Ils peuplaient ma chambre et l'éclairaient de leurs feux dociles que j'allumais et éteignais à mon gré."
Jean des Bories rallume encore l'histoire de son amitié avec Georges Marescot, jeune lettré mal à l'aise dans son siècle, avec des postures élégantes à la Chateaubriand. Elle commence par une bagarre sous le préau de l'école supérieure. Une bagarre trouble, ambiguë dans la proximité des corps. Celui du citadin raffiné et celui du paysan rustaud.
L'instituteur décide alors de retrouver son ami. Il entreprend un long voyage à Paris en remontant la Dordogne jusqu'à l'estuaire, puis en longeant la côte Atlantique, puis en suivant les infinis méandres de la Seine. Chemin faisant, il fait la rencontre d'une loutre vivante à qui il ne manque que la parole pour partager les solitudes. Mais, chut encore ! Le lecteur saura bien assez tôt ce qui arrive.
De même qu'il saura bien assez tôt ce qui se passera dans l'immense fourmilière parisienne qu'il faut fouiller quasiment quartier par quartier. Avec les précautions d'usage. Un simple frôlement peut entraîner des catastrophes. Mais d'où vient cette ritournelle jouée au violon que croit entendre Jean des Bories ? Que se passe-t-il sur la péniche à quai, dont le pont est balayé par un marin immobile ?

L'orage et la loutre de Lucien Ganiayre est un roman rare par son étrangeté et la précision de sa construction. L'auscultation des corps livrés à tous les tumultes, proche d'un rapport de médecine légale, conduit le lecteur au bord de la suffocation. Les pages sur l'amitié taiseuse, forcément taiseuse, en opposition à l'amour forcément bavard avec ses serments sans cesse renouvelés, sont également d'une grande puissance. 
Le destin du livre, publié aux éditions du Seuil en 1973 sept ans après la mort de l'auteur et passé inaperçu, ajoute à l'admiration que quelques-uns lui portent. Les éditions de l'Ogre l'ont réédité en 2015. En espérant que cette perle à nulle autre pareille en son eau trouble connaîtra un avenir plus favorable. 

Ps : Sur ce thème de la disparition de l'humanité à la suite d'événements inexpliqués et racontée par un unique survivant, on notera aussi Le dernier monde de Céline Minard (Denoël puis Folio, 2009) et Le mur invisible de Marlen Haushofer (Actes Sud et Babel, 1985). 

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Portrait de Lucien Ganiayre

samedi 6 octobre 2018

Frédérique Germanaud, Journal pauvre

Résultat de recherche d'images pour "frederique germanaud"Le Journal pauvre de Frédérique Germanaud s'étend sur une année, de juillet 2015 à juin 2016. L'auteure prend un congé sabbatique  pour se consacrer à son écriture et approfondir sa maîtrise de la peinture. Après l'emploi salarié aliénant, l'apprentissage de "la vie pauvre" est un autre métier qui ne va pas sans fatigue. 
Entre cueillette de prunes sauvages et chaussettes trouées, migraines, névralgies maxillo-faciales et consultations anxieuses du compte en banque, Frédérique Germanaud procède aux dernières retouches de son roman Courir à l'aube, donne des lectures dans des bibliothèques ou anime des ateliers d'écriture autour "des objets de l'exil". 
Grande marcheuse parmi les paysages urbains et ruraux, elle arpente aussi les territoires littéraires qui lui sont chers : Antoine Emaz, Valérie Rouzeau, Françoise Ascal et Pascal Quignard parmi d'autres, dont Rick Bass, auteur du magistral Journal des cinq saisons.
Sept haïkus de Bashô jalonnent également ce journal intime et extime qui aborde sans excès théorique les grandes questions de la création, en arts comme en littérature.

Extraits :

Marcher, marcher, en utilité, méditation, création, thérapie. Récupérer, utiliser les objets jusqu'à ce qu'ils deviennent hors d'usage. Recycler, retaper. Ne pas gâcher la nourriture. Traverser la ville les poches vides. Entrer en fraude à la piscine. Nager au lac, à la rivière. Tailler le jasmin d'hiver qui envahit la fenêtre de la salle de bain. Faire toute sa place au silence. Laisser errer le regard, ne pas mettre d'intention dans chaque acte, laisser venir, laisser faire. J'ai onze mois devant moi pour tailler dans ce qui m'envahit depuis des années, pour faire un peu de clarté. En fin de journée, cueillir les fruits du jeune mirabellier que j'ai planté au jardin. Une poignée de prunes.

*

Je suis l'enfant de deux mondes : l'outre-méditerranée ensoleillée, aisée, arrogante et rancunière ; la ruralité de l'ouest, taiseuse, rude, impitoyable. La ville et la campagne. L'Algérie et la France. La mer et la terre. Grand-père maternel enseignant, grand-père paternel gardien de prison. Tous deux fonctionnaires. Des grands-mères m'ayant oubliée. L'eczéma m'attaque la main droite, puis le pied droit. Le côté droit, celui de la raison, de la famille.



Lisez sans tarder le Journal pauvre de Frédérique Germanaud. Il exprime humblement la liberté de l'humain qui travaille à s'affranchir des jougs consuméristes. Il fait du bien dans ce monde livré en pâture à toutes les voracités. Publié aux éditions La clé à molette, il coûte 13, 50 €.

Courir à l'aube et Quatre-vingt-dix motifs, chez le même éditeur, sont aussi chroniqués sur ce blog.

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jeudi 4 octobre 2018

Claire Musiol, Par tous les moyens, cheminer

Résultat de recherche d'images pour "claire musiol par tous les moyens cheminer"par tous les moyens, cheminer, de Claire Musiol, se déplie en trois mouvements qui interrogent l'essentialité de l'écriture confrontée aux plénitudes de la nature.

Dans promenade, chemin, l'auteure rend hommage aux "arbres [qui lui] parlent avec des racines longues comme des langues". Du plus profond de la terre jusqu'au plus profond du ciel, l'écorce et la peau retrouvent les sensations premières des siècles en allés. Quelle différence alors entre la sève et le sang ? Claire Musiol a "des arbres dans les oreilles" et c'est ainsi qu'elle chemine. Entre le dedans et le dehors, le dessous et le dessus. Avec les moyens propres à ses perceptions, ses émotions, ses mémoires, ses désirs et ses rêves. Le lecteur devine la quête d'un monde inaugural sans cesse recommencé. La mort de l'arbre se consume à bas bruit dans le feu du bivouac : une graine déjà s'apprête à la relève.
Dans road trip, route, Claire Musiol évoque ses longues traversées des Etats-Unis en voiture, dont le mythique Montana. Jack Kerouac et Nicolas Bouvier font partie de cet arpentage qui devient intérieur quand ressurgit "le goût d'enfance et d'aventure". Les paysages ne sont plus que des traits flous dans les précipités de la vitesse sur le bitume. L'essentiel se cache dans la "recherche du tant voulu". Mais quel est-il au juste ? Qu'en saisira-t-on pour "se sentir devenir " ? Le monde est si grand quand les "hommes-cactus" se mettent à marcher.
Dans écriture, poésie, le pouvoir des mots indociles est mis sur la sellette. Claire Musiol, également performeuse, se définit avec humour comme une cow girl chapeautée qui éperonne la langue. Facétieuse, clownesque même, elle colle un nez rouge aux cucurbitacées et révèle qu'une turlutte est un grappin destiné à la pêche. Puis le ton se fait plus grave, plus critique avec une pointe de sarcasme. La "poésie-colère" n'en peut mais de se mettre en colère. Elle étouffe. Son rimmel dégouline et sa marche prend l'eau. Elle ne changera jamais les iniquités du monde. " Autant s'envoler dans le vent avec les arbres". [Il se passera bien quelque chose.]

Claire Musiol signe avec par tous les moyens, cheminer, un premier recueil très prometteur, d'une grande liberté de ton dans tous les registres de la langue. On y devine une ardeur à être dans la multiplicité des durées. Préfacé par Christophe Sanchez, il est publié aux éditions Gros Textes et coûte dix euros.

Extraits :

le bras tendu à travers le jour
repousse le volet sur la nuit
le ciel est couché à terre
un nuage recouvre l'horizon
tout de suite, le sourire de l'enfance
efface les ridules nocturnes
déjà on ouvre la porte
et sur un prétexte inutile
on marche sur le jour blanc
pour regarder ses traces propres

*

lune brouillée
la brume du soir suspendue
            chevauche les cimes violettes
            dans les yeux de la vallée
chut !
les montagnes se couchent en même temps que les
poules

image de couverture non disponible sur le site de l'éditeur
image de l'auteure clairemusiol.com

mardi 11 septembre 2018

Voleur de feu, neuvième livraison

Résultat de recherche d'images pour "virginie vandernotte"J'ai découvert Voleur de feu dès la première parution et j'ai été séduit. L'éditeur William Mathieu met en miroir les textes d'un auteur et les oeuvres d'un plasticien sous la forme de cahiers non reliés fort bellement imprimés sur papier mat de bonne densité. Telle ou telle partie d'un Voleur de feu, dépliée comme un papillon se déplie, devient alors une grande image suspendue.
Pour sa neuvième livraison, William Mathieu et Edith Masson désormais associée à l'aventure ont fait appel à Virginie Vandernotte et à moi. 
Résultat de recherche d'images pour "virginie vandernotte"Mon texte Vos voix sur mon chemin est à l'origine un ensemble de poèmes indépendants que j'ai compressés en un seul bloc. Le tuilage des mots a créé un chambardement de sons et de sens tout à fait surprenant. 
Virginie Vandernotte s'est emparée à bras les pinceaux de cette pâte textuelle et une vingtaine d'images émouvantes ont surgi des échos qu'elle a entendus. 

Ce travail, qu'on peut qualifier de livre d'artiste, sera présenté le vendredi 28 septembre à 18 h à la galerie-garage-étage de Bertrand Boucquey sise au 16 impasse des Tanneries à Bordeaux. Un violoncelliste baroque accompagnera les temps de lecture et les diverses palabres.
Les dessins de Virginie Vandernotte seront également disponibles à la vente.
Le samedi 29 et le dimanche 30 à 17 h, d'autres lectures seront données.
Le site de Voleur de feu est en lien sur ce blog.
La neuvième livraison in quarto coûte 15 euros, ce qui est un prix très raisonnable.

PS : L'impasse des Tanneries est accessible par la rue Fondaudège et donne sur la place de champ de Mars qui jouxte le Jardin public. Il est plus simple de s'y rendre en tram (arrêt Quinconces, lignes B et C) car le secteur est en travaux.

Ces oeuvres de Virginie Vandernotte ne figurent pas dans la publication mais la représentent très bien.

lundi 3 septembre 2018

Jean Giono, Le grand troupeau

Résultat de recherche d'images pour "giono le grand troupeau"On devine assez vite qu'un roman va être puissant. C'est le cas avec Le grand troupeau de Jean Giono. Le livre commence par une formidable et insoutenable allégorie. Un immense troupeau de moutons traverse longuement un village provençal. La terre tremble sous le sabot des bêtes et dans le coeur des hommes. Pendant ce temps, un autre troupeau, encore plus immense, se fait égorger dans les tranchées de la guerre de 14. Ayant lui-même combattu, Giono nous livre des pages qui ne sont pas que de la littérature. Elles sont à pleurer. Oui. A pleurer.

" On entendait passer le silence avec son petit crépitement électrique. Les morts avaient la figure dans la boue, ou bien ils émergeaient des trous, paisibles, les mains posées sur le rebord, la tête couchée sur le bras. Les rats venaient les renifler. Ils sautaient d'un mort à l'autre. Ils choisissaient d'abord les jeunes sans barbe sur les joues. Ils reniflaient la joue puis ils se mettaient en boule et ils commençaient à manger cette chair d'entre le nez et la bouche, puis le bord des lèvres, puis la pomme verte de la joue. De temps en temps, ils se passaient la patte dans les moustaches pour se faire propres. Pour les yeux, ils les sortaient à petits coups de griffes, et ils léchaient le trou des paupières, puis ils mordaient dans l'oeil, comme dans un petit oeuf, et ils le mâchaient doucement, la bouche de côté en humant le jus."

" Les morts bougeaient. Les nerfs se tendaient dans la rainure des chairs pourries et un bras se levait lentement dans l'aube. Il restait là, dressant vers le ciel sa main noire tout épanouie ; les ventres trop gonflés éclataient et l'homme se tordait dans la terre, tremblant de toutes ses ficelles relâchées. Il reprenait une parcelle de vie. Il ondulait des épaules comme dans sa marche d'avant. Il ondulait des épaules, comme à son habitude d'avant quand sa femme le reconnaissait au milieu des autres, à sa façon de marcher. Et les rats s'en allaient de lui. Mais, ça n'était plus son esprit de vie qui faisait onduler ses épaules, seulement la mécanique de la mort, et au bout d'un peu, il retombait immobile dans la boue. Alors les rats revenaient."

in Jean Giono, Oeuvres romanesques complètes, T1, La Pléiade, pages 620-621

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mardi 28 août 2018

Teresa Soto, Chutes


Résultat de recherche d'images pour "teresa soto, chutes" Grâce à la revue Recours au poème, j’ai découvert la poète espagnole Teresa Soto et ses deux recueils en édition bilingue Nœuds (Nudos) et Chutes (Caídas). Bernard Noël, préfacier de Chutes écrit : « Ainsi va-t-on de page en page vers une ouverture faite de gestes simples et de murmures. » Il s’agit en effet d’une poésie sans affiquets, suggestive dans ce qu’elle a de tendre comme dans ce qu’elle a de rugueux. Chronique à suivre bientôt dans Recours au poème.

Extraits de Chutes :

Recuento de paraísos :
llamamos las tardes frescas
para contarlas
como cabezas de ganado.
Pasan, una tras otra
en polvareda viva.

Décompter les paradis :
nous appelons les après-midi fraîches
pour les compter
comme des têtes de bétail.
Elles passent, l’une après l’autre,
poudre vive.

*

Las carreteras sustituían
las aceras.
Por ellas, paisajes
filtrados por el cristal
y un calor único.
El calor y el paisaje
todo venía a través de algo.

Les routes prenaient la place
des trottoirs.
Et par elles, paysages
filtrés à travers la vitre
et chaleur unique.
Chaleur et paysage
tout venait à travers quelque chose.

*

El pecho abierto y roto
el día claro y pálido
y yo de luto
negra entera
y mi padre también llora
por el padre del padre

y llora
y se fue
y no hay

y quiero decir que sus lágrimas
caen hilo a hilo
sus ojos son secos
como los míos
hija del hijo
hija del padre.


La poitrine ouverte et brisée
le jour clair et pâle
et moi en deuil
toute noire
et mon père lui aussi pleure
le père du père

et il pleure
et il est parti
et il n’y a plus

et je tiens à dire que ses larmes
tombent fil à fil
ses yeux sont secs
comme les miens
fille du fils
fille du père.

Chutes de Teresa Soto est publié aux éditions L’herbe qui tremble associées aux éditions incorpore. La traduction est de Meritxell Martínez et Bernard Noël. (18 €)

image incorpore.org