samedi 9 mai 2020

Cédric Merland, Les arbres écrivent aussi, 1


Les arbres écrivent aussi. Le paysage à l'entour ne serait rien sans leurs courbes jetées en plein ciel. Les murs des hautes tours offrent à la lune des saillies plus profondes. Une conversation chuchotée, surtout ne pas déranger l'ordre invisible de la nuit, pourra suspendre la fatigue du promeneur. Les arbres durent si longtemps et le béton si peu. Comment faire alors le partage des mélancolies ? Dans quelle pliure des écorces ? Dans quel aplat des rectangles borgnes ? 
Le promeneur prêtera l'oreille et le regard. Les signes sont des gestes. Le mouvement parle davantage quand il est immobile. Sa langue ne dissout aucune énigme sur les traverses du monde. Ne révèle que les ombres des présences.
Un frisson passe à fleur de peau. Le promeneur relève son col. Il devine des étendues qu'il n'avait jamais soupçonnées. Il devine qu'il aura besoin de beaucoup de lenteur pour comprendre ce qui guette sous le noir. 
Peut-être qu'il se mettra à écrire.

(J'ai proposé à Cédric Merland d'écrire sur son univers photographique. Ses arbres et ses géométries urbaines me plaisent tout particulièrement. D'où ces diptyques. Entre poésie "pure" et narration. Il s'agit d'un premier jet qui pourra être retouché au fil des différents essais. Et peut-être même qu'il y aura, pour lier l'ensemble, quelques grains de sable en couleurs.)

mercredi 15 avril 2020

Christophe Sanchez, La ligne sous l'oeil

Christophe Sanchez (@_chsanchez) | TwitterAvec La ligne sous l'oeil, publié aux éditions Gros Textes, Christophe Sanchez poursuit son chemin de patience et de fragilité. La fatigue d'être soi revient obstinément au détour du poème. Et les mêmes questions y résonnent. Comment faire la part du visible et de l'invisible ? Le réel relève-t-il de la croyance ? Jusqu'où aller pour se dissoudre dans l'absence ?
Ayant chroniqué plusieurs ouvrages de Christophe Sanchez, le commentaire cède la place à des copeaux sombrement fulgurants. A l'aune d'une lecture fragmentaire qui transfigure l'ensemble textuel en interrogeant ce qui apparaît.

L'orgueil abat la langue
entre moi et le monde.
Rien ni personne ne retient
ces petits foudroiements.

Alors je continue à mentir,
une huile rance sous la paupière.

Une parole s'éteint sous la lampe,
plus aucun mot pour dire l'ombre.

J'abolis en marge de la peine
la mort étendue sur nos ventres.

Trop de lumière hache le ciel 
pour comprendre sa langue.

J'entends le ciel monter
sur son échafaudage
la voix serrée d'un enfant
Un linge humide passé
sur mes paupières suffirait
pour retourner le rêve.

Quoi qu'il en soit du monde,
la légèreté de l'oiseau dans l'oeil.

Ressac de l'enfant aimé et traqué,
une part de moi aussi lasse qu'éperdue.

L'oeil grandit sous l'étincelle
mais qui nous voit ainsi écarquiller
connaît le souffrir des lendemains
l'insoluble image au bout de la course.

Je cherche dans le ciel trop bleu
une insouciance à qui sourire.

Je me range dans le revers du silence,
dans ses plis où rien n'assiège le ventre.


La ligne sous l'oeil, accompagné d'un dessin d'Olivier Sada et imprimé sur un beau papier coquille d'oeuf, coûte 8 euros.

samedi 14 mars 2020

Les poètes en herbe de l'école de Puybarban

Résultat de recherche d'images pour "puybarban"
Puybarban est un village du sud de la Gironde, tout près de la bourgade de La Réole et à une portée de fusil à crinière de Pondaurat. Brigitte Giraud et moi-même y rencontrons les enfants de cycle 3 le mardi 10 mars, pour les faire écrire. Une école calme. Seulement trois classes. Rien à voir avec les chaudrons bouillants que nous avons connus à Bordeaux-Nord il y a trente ans. Après avoir entendu des poèmes d'Andrée Chédid, Jean-Pierre Siméon, Robert Desnos et le facétieux Rimbaud dans son "Au bois il y a un oiseau, son chant vous arrête et vous fait rougir...", mon groupe de cm1/cm2 a courageusement taquiné la plume, a laissé venir à lui les vers (mi sucre mi sel) dont voici quelques extraits. Je les en remercie vivement car "dans mon pays on remercie".


Je garde un peu d'espoir
Au fond de moi
Je choisis le bonheur
Que j'ai cueilli dans les yeux
De mon ami
J'y mets aussi de la couleur
Dans la vie des autres         (Lenny)

Quand j'ai très peur,
mes pensées se transforment
en crapauds gluants.
Et je vois que j'aime la musique.
Les notes bleues, vertes...
Alors j'écoute et je souris.
Je chantonne.
A ma liberté retrouvée.
Les petits monstres avec des dents...
Je les chasse de mon ventre.              (Eléa & Marie-Claire)

Notre planète
Notre navire a tant de blessures
Elles ne se referment jamais
Quoi qu'on dise
Quoi qu'on fasse
Il nous faudra du courage
Pour les surmonter.
Elles ne sont pas invincibles
Il faut juste les surmonter                  (Louna)

Mes rêves ne sont plus libres
Dans la cabane au fond du jardin
Brille un caillou bleuté
Je m'étonne de ses beautés
Il me regarde comme
S'il voulait du calme et de la richesse
Ses yeux ne sont pas brillants
Mon rêve est une libellule
Mon courage est ma liberté               (Clarisse & Lily)

Il y a un enfant malheureux
Je ne ferme pas les yeux
Je mets ma main sur son épaule
Quand je vois son visage
Dans la vie de tous les jours
Je cherche des mots
Qui vont éclairer d'une lumière
Ma liberté
Il m'éclaire aussi           (Mathéo)

image datatlas.com Commune de Puybarban

vendredi 13 mars 2020

Adeline Baldacchino, De l'étoffe dont sont tissés les nuages

Comme en voix off et à bas bruit, Adeline Baldacchino prévient le lecteur. Les nuages, fibres et textures, [ ne sont peut-être rien d'autre que nous-mêmes lovés dans le berceau des vents ]. 
S'en suivent cinq mouvements, chacun composé de sept poèmes à tisser, détisser, retisser avec ou sans noeuds, à l'aune d'un domaine de la philosophie générale : Métaphysique, Politique, Erotique, Esthétique et Poétique. 

De l'étoffe dont sont tissés les nuages s'adresse corps et âme à la figure de l'aimé. Energie et matière vont l'amble sur les chemins des songes où s'invite la mémoire des paysages arpentés dans les îles grecques. " L'heure des vivants passe plus vite / qu'un troupeau de chèvres / sur une plage grecque / où brûlent des papillons : l'ombre des oliviers nous rattrape toujours : sur la ligne de fuite. "
La question des durées passées au fil des émotions de la naissance jusqu'à la mort maintient le lecteur dans un espace intranquille. Le réel est peut-être un trou sans bords, comme disait Lacan, mais l'humain ne manque pas de ressources en son imaginaire. " On se multiplie par ce qu'on fabule ", écrit Adeline Baldacchino. 
Dans la langue comme dans la chair. Dans l'éternel mouvement du chemin à faire et à défaire. Avec les petites joies des caresses autour d'un brin d'herbe ou d'une coulée de sable. Avec l'étreinte des visages et des paysages. La vie, quoi ! Sans cesse recommencée comme les nuages poussés par les vents, ces berceaux improbables.

L'écriture d'Adeline Baldacchino, humble jusque dans son lyrisme empreint de mythologies ordinaires, interroge notre impuissance à mesurer notre présence au Monde et à l'Etre, à l'Amour et à l'Histoire, à la Beauté. Mais comment apprendre et comment se déprendre, avec ou sans le fil du poème ?

Extraits :

De l'autre côté de la nuit c'est comme
le revers invisible d'une île au petit matin
la mer l'entoure et tu ne vois que la côte
sous le vent que ses flancs dénudés
son âme mise à nu tandis que son corps
défendu se dérobe
et tu descends longtemps parmi les pins
tu dois descendre plus bas pour
atteindre la plage où l'on se délivre
des premières énigmes
et le grand nuage liquide
de la mer y dévoile enfin son secret.

*

J'aime la prodigalité
de la lumière et sentir sur ma nuque
le souffle du vent qui dérive au long cours
l'odeur des choses qui naissent
et le craquement des écorces
et la vague ouverte jusque dans mon
ventre et les rameaux du plaisir
écartelés dans la chair
le bois flotté des usages
de soi dans la douceur
partageuse et le regain
des joies.


De l'étoffe dont sont tissés les nuages d'Adeline Baldacchino est accompagné d'oeuvres fibreuses et filamenteuses de Danielle Péan Le Roux. Il est publié par les toutes nouvelles éditions L'ail des ours. Leur semeur, Michel Fiévet, a joint à l'ouvrage un sachet de six graines d'ail des ours et le prix de l'ensemble est très modique : 6 €. A commander à votre libraire ou à aildesours02@orange.fr

lundi 9 mars 2020

Sammy Sapin, J'essaie de tuer personne

" Je rentre d'un service de chirurgie digestive
Résultat de recherche d'images pour "sammy sapin"où j'ai épongé des anus artificiels
pendant douze heures.
Et je retrouve mon amie
qui chante
un air
enjoué
en s'accompagnant
de sa guitare.
Et je me dis
Ha !
il y en a vraiment
qui ne doutent de rien."

Ce texte de Sammy Sapin dans son recueil J'essaie de tuer personne illustre au mieux le fracas de deux mondes qui se rencontrent sans pouvoir vraiment se rencontrer. Celui de l'hôpital, ses sanies qui saignent, ses suints qui suppurent, et celui de tous les jours, dont les douceurs deviennent presque incongrues. Et pourtant il faut vivre, continuer le chemin avec l'aimée, garder le sens de l'humour, sinon on tient pas le coup, on doute de tout, on se voit déjà sur son propre lit de mort.

M. Claude a beau être mélomane et connaître par coeur son Beethoven, il hurle tellement qu'il finira par devancer l'appel de la faucheuse. Elle ne chôme pas à l'hosto. Parfois, sous les traits de Madame Moretti dont l'esprit ne bat même plus la campagne, elle se déguise en lécheuse de doigts. Quant à Mme Kramer, avec ses ii, ii, elle passera peut-être pas la nuit... Comme Madame Pernigaud, du reste, qui croit que sa mère a trente ans de moins qu'elle.

Et l'infirmier, fourbu, vermoulu, vaincu après trois gardes de nuit, trente-six heures en tout, rentre chez lui sans pouvoir moufter. "Tu ramènes trop de travail à la maison", dit la compagne.

D'où, peut-être, la nécessité d'écrire. Pas pour se plaindre et larmoyer, non, juste pour dire ce qui est. L'hôpital va mal depuis des années. Les maisons de retraite ne se portent guère mieux. Bref, c'est tout un édifice qui craque de partout. Auquel les soignants font semblant de s'habituer. Malgré l'odeur de la merde.

Extrait :

C'est sûr qu'avec toute la Merde que vous touchez, hein...
oui je réponds
toute cette Merde, toute la journée que vous essuyez
oui je réponds
ça doit finir par vous porter bonheur
oui je réponds
ou la chance au jeu je sais plus
oui tournez vous
avec toutes ces fesses souillées que vous touchez ?
oui je réponds
toute cette Merde. J'ai fait beaucoup ?
oui je réponds
toute cette Merde, toute la journée...
oui je réponds
puis je me dis qu'elle semblait
pourtant charmante cette nonagénaire
Madame Picard
cheveux gris
grosses veines superficielles noueuses
boucles d'oreilles en forme de coquillage.

J'essaie de tuer personne de Sammy Sapin n'est pas sans rappeler l'univers frigorifique de Joseph Ponthus dans son roman versifié A la ligne. Lisez-le et soutenez ainsi les jeunes et prometteuses éditions Le clos jouve. Prix : 19 €.

image doganpresse.com

jeudi 27 février 2020

Valeria Luiselli, Archives des enfants perdus

Résultat de recherche d'images pour "Archives des enfants perdus"Un couple de documentaristes et leurs deux enfants prennent la route vers le sud des Etats-Unis. Le père veut enregistrer la mémoire sonore du cimetière où est enterré Geronimo. La mère veut se rendre à la frontière mexicaine et recueillir les paroles des enfants migrants qui ont survécu à un interminable voyage en train et aux prédations des adultes.
Dans la voiture, ils parlent de la dimension politique de leurs projets et de littérature. De Cervantes à Marguerite Duras en passant par Kafka, Ezra Pound et Kerouac.
A l'arrière, quand ils ne se chamaillent pas, les enfants écoutent en boucle Sa Majesté des mouches de William Golding.
Résultat de recherche d'images pour "valeria luiselli"Mais il y a aussi des silences. Le couple ne s'entend plus vraiment. Parfois même, dans les motels où ils font halte, des disputes éclatent. Les enfants ne sont pas dupes. Les histoires et les jeux qu'ils inventent, avec en toile de fond les légendes apaches, ne les trompent guère. Peut-être sont-ils, eux aussi, à leur façon, des enfants perdus. Le garçon, dix ans, prend de nombreuses photos, ( partiellement reproduites à la fin du livre), avec le Polaroïd que lui a offert sa mère. Pour archiver la mémoire de ce voyage singulier.

Archives des enfants perdus de Valeria Luiselli est un roman à la fois intellectuel et sensible où la tendresse et même la drôlerie trouvent aussi leur place malgré la brutalité de l'Amérique contemporaine. Présenté comme une espèce de journal, il est d'abord tenu par la mère puis par le fils. Seize élégies, souvent poétiques et toujours poignantes, l'entrecoupent, au plus près du calvaire de cette infinie migration attendue à la frontière par des miliciens qui n'hésitent pas à tirer...

Extrait :

(La seizième élégie)

Désert fantôme. Sous le fauve brouillard d'une aurore dans le désert, une foule franchit le mur de fer, tant de gens. Qui eût dit que les trains en achemineraient tant ? Des corps grimpent à l'échelle et se coulent sur le sol du désert.
Les enfants entendent des voix d'hommes qui lancent des instructions dans une autre langue. Ils ne comprennent pas les mots, mais ils en voient d'autres s'aligner le long du mur, front appuyé contre le fer, alors ils font pareil.
Au loin, un son mort, aigu, retentit dans le vide. Hommes et femmes, filles et garçons l'entendent. Il voyage d'oreille en oreille, répand de la peur dans leurs os. Et de nouveau, le même son, à présent multiplié en une grêle continue. Les enfants s'immobilisent, laissent échapper de brefs et rares soupirs. Leurs yeux sont rivés sur leurs pieds, leurs fémurs verrouillés dans les cavités articulaires de leurs hanches lourdes.

Archives des enfants perdus de Valeria Luiselli est publié aux éditions de l'Olivier et coûte 24 euros.

image 1 leslibraires.fr
image 2 Valeria Luiselli babelio.com

vendredi 31 janvier 2020

Je marche dans la foule



Je marche dans la foule pour tromper
Quelque chose dans ma conscience
Résultat de recherche d'images pour "anselm kiefer"Je marche jusqu’à la fatigue
Qui n’a pas de rivage sûr
J’en reviens avec des mots sans tenue
Ils ne portent rien du ciel bas
Sur mes épaules
Ils se refusent à moi comme un visage
A peine entrevu dans la marche
Il faudra de grandes patiences
Pour apprivoiser le flou

Des pas qui ne sont pas les miens
Me conduisent à l’écart de la foule
Une grille grince et ternit la lumière
J’entre dans le jardin des arbres
Penchés
Cette expression-là immédiate
Le jardin des arbres penchés
De quel souffle m’est-elle venue
Une beauté un peu triste d’amour
Se sera confiée aux frondaisons
Reflétées dans l’étang
Et le paysage tout entier s’est lesté de
Plomb


Résultat de recherche d'images pour "anselm kiefer"Je regarde un caillou rue de l’ormeau mort
L’entour s’efface lentement
Dans les rumeurs de la ville
Mon corps même pourrait disparaître
Avec les mots qui lui manquent
Depuis quelle présence parle ce caillou
Sa lumière a-t-elle une consistance
Que mes doigts aimeraient toucher
Je reste interdit par ces questions usées
Une sirène en contrebas enfin me délivre
Mon corps retrouve le fil de la marche
Une beauté à long cou passe au large
Avec d’autres mystères


La solitude du chien sous la pluie
Et mes pas perdus dans les suints
De la foule qui penche
Seule une langue ébréchée
Ouvrira une issue
Mes enfances le devinent encore
Dans le miroir des choses
Elles répondent à des noms qui ne sont pas les leurs
Et biaisent ma mémoire
Comme la pluie biaise mon chemin
Je sens mes gestes lentement se défaire
Jusqu’à devenir une idée
Sans plus de consistance
La relève du réel attendra un autre corps


Je marche le long des berges hautes
Et le ciel est plus léger sur mon épaule
Un peu de joie me traverse
Au passage d’un oiseau vers l’autre rive
Des boues surgies des profondeurs
Ont de sombres luisances
D’avant le monde
Quand la langue n’était encore qu’un cri
Plus loin le trait bleuté d’un train
Est soudain si fragile
Le paysage n’est pas un lieu sûr
L’oiseau pourrait tomber de fatigue
Si la lumière était trop basse
Ma joie frissonne dans le soir qui vient
Ma peau ne contient plus sa peau

Anselm Kiefer slash-paris.com et guggenheinm-bilbao.eus