mardi 3 août 2021

Brigitte Giraud aux Voix Vives de Sète, 2021 (2)

Brigitte Giraud dit que son paysage poétique est avant tout urbain. " La ville est aussi un corps. Le corps des gens, le mien dans le corps  de la ville." Et il y a la mer aussi, qui lui rappelle le souvenir réinventé de ses premiers pas sur les plages d'Oran. Autant de résonances que Sète en Méditerranée fait resurgir.

Le lundi 26 juillet, sous le regard bienveillant de la poète italienne Viviane Ciampi, elle a improvisé un dialogue fécond avec Laurent Sastre, joueur de handpan. Il s'agit là d'un instrument délicat aux notes souvent cristallines, en harmonie avec tous les mouvements de la danse libre. Emus, le musicien et la poète ont envisagé de se revoir à Bordeaux pour un autre duo des notes et des mots.

Le lendemain, dans la cour du Seamen's club quai du Maroc, Brigitte Giraud a longuement bavardé avec un marinier passionné, ancien scaphandrier et sauveteur bénévole qui a rencontré plusieurs fois Brassens. Il a raconté les risques du métier qui l'ont conduit deux fois au bord de la mort et rappelé que la mer est toujours la plus forte, quelle que soit la technologie embarquée. Il a aussi évoqué les superstitions
qui perdurent. Hors de question, par exemple, qu'un lapin, rongeur trop gourmand du bois des coques, monte sur un bateau. Cette rencontre, animée par le poète Emmanuel Damon, fut l'une des plus belles du festival. 

Le mercredi 28, jour de marché et d'embouteillages à Sète, Brigitte Giraud faillit arriver en retard à l'atelier d'écriture animé par Claude Muslin et l'association Filomer sur la place du Pouffre où les éditeurs tiennent leur stand sous des tentes quasi bédouines. Les 14 participants tombèrent sous le charme et l'humilité de la belle Bordelaise. Elle sait, comme René Char, que "les mots savent de nous des choses que nous ignorons d'eux".

Puis, à la chandelle de la nuit dans la rue des Trois journées, Luc Vidal présenta en termes lyriques l'univers de Brigitte Giraud. Renzo Ruggiero, joueur de nyckelharpa, improvisa des morceaux parfois proches de la déchirure qui surent donner à la voix de la poète des matités plus graves. A mi parcours de ce beau festival porté avec ténacité par Maïthé Vallès-Bled et ses équipes, encore une rencontre émouvante devant une cinquantaine de personnes suspendues dans l'instant.

Photo de Brigitte Giraud regardant des remuements lointains

Photo du marinier-scaphandrier quai du Maroc

(à suivre)

Brigitte Giraud aux Voix vives de Sète, 2021

Lauréate du prix Vénus Khoury Ghata pour son recueil Aime-moi paru aux éditions Al Manar, Brigitte Giraud a fait partie des 50 poètes invités par le festival de Sète Voix vives de Méditerranée en Méditerranée du 23 au 31 juillet 2021.

Ce fut une semaine intense dans l'émotion des rencontres avec les auteurs, les musiciens, les médiateurs, les éditeurs, la joyeuse troupe adolescente des techniciens et techniciennes venus bénévolement de Tolède et, bien sûr, le public. Lors de ses 11 interventions, Brigitte Giraud a su le captiver par sa présence ouverte et sa voix qui résonne sans fioritures. La simplicité touche plus longtemps les esprits et les corps.

La


soirée inaugurale du 23 juillet, sous le ciel de Sète où croisaient mouettes et goélands, a réuni près de 400 personnes attentives à la poésie dans tous ses états et toutes ses langues (français, italien, espagnol, croate, roumain, arabe, langue des signes...). Mezza voce ou plus prégnante, la musique a également comblé les auditeurs sensibles au violoncelle de Catherine Warnier comme au handpan de Laurent Sastre. 

Dès le lendemain, Brigitte Giraud mettait ses vers en jambes avec le comédien Enan Burgos à destination d'un public d'enfants, le plus exigent qui soit. Cependant que les parents sirotaient au bar du Plateau leur bière ou leur pacalo, les mômes faisaient claquer du bec les bouts rimés au grand plaisir des pigeons butineurs de cacahuètes. 

Le dimanche 25 a été une journée particulièrement intense. Brigitte Giraud a lu son recueil dans une barque sur le canal royal. Un rameur octogénaire lui a confié sa passion de la mer et des joutes. Cependant que le commandant de l'esquif détaillait l'activité portuaire de la ville et... la rapacité des gabians escagasseurs de mouettes et de rats. Dans la soirée, après la visioconférence de Vénus Khoury-Ghata sur ses exils du Liban en Europe puis au Mexique, Brigitte Giraud a été interviewée par Gérard Meudal, journaliste au Monde des Livres. Les paroles de la poète libanaise, aux échos souvent poignants ont augmenté l'émotion de cet entretien. Là encore, rien que du direct coeur à coeur, dans le dépouillement de l'offrande. Une incontestable réussite saluée par les palmiers de la place de la médiathèque municipale et le ciel à portée de main.


Photo avec le rameur octogénaire encore vert... et rouge Brassens

(à suivre)

dimanche 27 juin 2021

Gustave Flaubert écrit à Ernest Chevalier, 1


 Flaubert a 17 ans, va sur ses vingt, entre impatience et ennui, petits tracas domestiques ou de collège aride. Il écrit de longues lettres à son ami Ernest Chevalier. Tantôt tragique tantôt bouffon, rabelaisien jusqu'à écrire à sa façon en vieille langue, rêvant d'épopées comme antan ou d'ivresses sans fin dans des bouges où croisent des putains, il est déjà le plus grand écrivain français. Boulimique de littérature comme de bonne chère et de pipes à tétonner dès le matin, il fascine par sa liberté, son audace.

Extraits :


Rouen, jeudi 11 octobre 1838

T'ai-je annoncé le mariage (consommé maintenant) de Chéruel avec Mme Bach ? J'espère que cette dernière ne s'est pas fait attendre longtemps pour se faire renviander. Chéruel n'a pas voulu que la femme de son ami mourût d'onanisme solitaire et il a rebouché le trou en plantant sur pilotis. Ô que Molière a eu raison de comparer la femme à un potage mon cher Ernest. Bien des gens désirent en manger. Ils s'y brûlent et d'autres viennent après.


Rouen, lundi soir 15 avril 1839

Achille est à Paris, il passe sa thèse et se meuble. Il va devenir un homme rangé, dès lors il ressemblera à ces polypes fixés sur les rochers. Chaque jour il recevra le soleil du con rouge de sa bien aimée et le bonheur resplendira sur lui comme le soleil sur de la merde.

Rouen, 11 octobre 1839

Et la philosophie, la plus belle des sciences, celle qui est la fleur, la crème, le suprême, l'excrément de toutes les autres... Tout cela me bastonne à en avoir les os rompus. Mais je me recrée à lire le sieur de Montaigne dont je suis plein, c'est là mon homme. En littérature, en gastronomie, il est certains fruits qu'on mange à pleine bouche, dont on a le gosier plein et si succulents que le jus vous entre jusqu'au coeur. Celui-là en est un des plus exquis.

Rouen, 14 novembre 1840

Il faudra quelque jour que j'aille acheter quelque esclave à Constantinople, une esclave géorgienne encore car je trouve stupide un homme qui n'a pas d'esclaves, y a-t-il rien de bête comme l'égalité, surtout pour les gens qu'elle entrave, et elle m'entrave furieusement. Je hais l'Europe, la France mon pays, ma succulente patrie que j'enverrais volontiers à tous les diables, maintenant que j'ai entrebâillé la porte des champs... J'étais né pour être empereur de Cochinchine, pour fumer dans des pipes de 36 toises, pour avoir 6 mille femmes et... des cimeterres pour faire sauter les têtes des gens dont la figure me déplaît.

Rouen, 7 juillet 1841

Quant à moi je deviens colossal, monumental, je suis boeuf, sphinx, butor, éléphant, baleine, tout ce qu'il y a de plus énorme, de plus empâté et de plus lourd au moral comme au physique... Je ne fais que souffler, hanner, suer et baver, je suis... un appareil qui fait du sang qui bat et me fouette le visage, de la merde qui pue et me barbouille le cul.


(Est-il nécessaire de rappeler qu'aujourd'hui Flaubert serait condamné pour de tels propos, non pas devant des tribunaux mais sur les réseaux sociaux où tout un chacun, de préférence ignare, donne dans le procureur des vertus outragées en veux-tu en voilà...)

vendredi 18 juin 2021

Insta

Insta, c'est un peu comme Mimi ou Gégé au bistrot du coin. Un bon copain qu'on a dans sa poche. On passe avec lui des moments agréables après le café du matin, les coudes sur la table. On lui présente le chat de la maison taquinant  le brin d'herbe qui rebique au fond du jardin. Si l'animal porte beau, on porte beau aussi, on plastronne à ses côtés, le regard humide. Et si c'est un chien de race, puissant de préférence, acheté à prix d''or, le plastron double de volume. Mais qui est vraiment le maître de l'image ? Une voiture de marque allemande accompagne parfois le chien qui n'en demande pas tant. Les chromes de la calandre vident de tout effet le lustre du pelage. Plus c'est clinquant, plus ça clique.


 

*

On retrouve Insta à la pause de dix heures. Juste le temps de voir s'il y a du nouveau. Manquer le nouveau, c'est perdre pied. Comme le nageur en eaux troubles ou l'apprenti alpiniste qui tremble sous l'horizon. Alors on n'écoute pas les litanies du collègue aigri de l'estomac. On oublie l'oiseau sur le muret du parking. Il se mettrait à roter qu'on ne s'en apercevrait pas. La vie tient tout entière dans l'écran du téléphone. Les pixels ne débordent jamais du cadre. L'image reste contenue. Il le faut. On aurait sinon des gestes trop amples. On dirait des mots qui feraient froncer des sourcils. Les sourcils prennent facilement ombrage quand on n'est pas à sa place.

*

On voit la secrétaire derrière sa vitre et on devine qu'elle ne travaille pas. Elle est avec Insta. C'est son copain aussi. Elle lui sourit, fait des mimiques. On a beau savoir qu'Insta a des millions d'amis, on serait presque jaloux. On ironise. La secrétaire est ridicule. Ses selfies font doucement rigoler. Trop de rouge à lèvres escamote les lèvres. Trop de vernis à ongles coupe les mains. Et puis, hein, passé un certain âge... La secrétaire devrait prendre exemple sur la fille de la comptabilité. Elle garde ses distances avec Insta. Un copain n'est pas un confident. S'exposer en décolleté fait mauvais genre. Elle préfère photographier des cailloux. Au bord des routes, des rivières et des plages, des allées forestières, le choix est vaste. Une fois, comme elle boite sans savoir pourquoi depuis son enfance, elle a photographié un caillou imaginaire, dans sa chaussure. 

*

A la pause de l'après-midi, la fatigue change un peu les rapports avec Insta. La lumière est plus grise. Le doigt glisse mollement sur les images. Le regard confond les paysages dans une même coulée de bleus et de verts sans à-coups. Quelques visages passent avec des cernes qui ne partiront plus. On regarde Gégé penché sur son gobelet de lavasse. Il a du jaune autour des yeux, ça lui viendrait du foie. On retient un soupir. La vraie vie n'est pas plus vraie que la fausse est fausse. On reprend le travail, encore deux heures, en essayant de marcher droit.


mardi 4 mai 2021

Souleymane Diamanka, Habitant de nulle part, originaire de partout

Souleymane Diamanka [ cultive son champ de rimes depuis sa tendre enfance ] dans la cité des Aubiers au nord de Bordeaux. Sa poésie élémentaire danse avec le feu et les saisons, les "néons de la nuit" et les puits d'eau de pluie. Elle parcourt toutes les terres et tous les ciels où l'humain s'abreuve aux légendes qui façonnent sa langue et sa mémoire. En cela, clin d'oeil à Verlaine, son entretien est souvent métaphysique. Souleymane Diamanka est un poète "hébergé par les étoiles" qui garde les pieds ici-bas.

Dans son dernier livre, Habitant de nulle part, originaire de partout, il est un pèlerin des chemins ordinaires qui offre la parole au nom du vivant dans toutes ses traverses. Avec le désir chevillé de [ rendre à l'obscurité une partie de sa transparence ] et la volonté "d'être humain autrement".

Souleymane Diamanka n'est pas qu'un rêveur perché avec les oiseaux. Il sait ce qui sue et souffre et saigne dans la ville des desdichados sans tours abolies. Il se souvient de la "clairière des oubliés" où son enfance gardait un "bétail de béton". Mais comment [ reprendre le fil de l'Histoire en dénouant les noeuds ] ? Comment sauver du désastre la planète qui "est une galerie d'art où chaque objet est un chef-d'oeuvre" ? L'amour d'Izy, peut-être, détient une partie de la réponse.

Habitant de nulle part, originaire de partout est composé de deux parties : L'hiver peul (textes du superbe album paru en 2007 chez Barclay) et La douleur n'est pas brevetée. Le champ des rimes a hybridé des poèmes où l'énonciation première voisine avec des tonalités plus sensuelles à la limite de l'élégie. Certains poèmes, comme Feuilles d'octobre, aux accents verlainiens, sont d'une forme classique, organisée en quatrains. L'espoir luit, en fermant les yeux pour écrire dans le marbre ou le sable. Pour mieux rappeler cette vérité essentielle plus que jamais rejetée de nos jours : "L'humanité ne compte qu'un seul peuple..."


Extraits :


La nuit mademoiselle danse dans les clubs

En tenue sexy comme dans les clips

Elle danse et son âme disparaît derrière son corps

Comme un astre pendant l'éclipse

Un bouquet de mes plus belles rimes

Pour la ballerine en talons aiguilles près du bar

Ses yeux sont deux pleines lunes bleues

Impossibles à quitter du regard

*

Je fabrique les souvenirs d'un vieil homme

Le vieil homme qui sera dans mon miroir quand je serai vieux

Je fabrique les souvenirs d'un vieil homme

Le vieil homme qui aura vu défiler sa vie avec mes yeux

*

C'est un poème écrit sur une feuille en lambeaux

qu'ils essaient de recoudre

Quand il lui dit

Je t'aime

Elle répond

Toi-même

*

L'amnésie vide le feu de la mémoire

Comme s'il n'avait jamais jailli

La clairière des oubliés

Debout sur le pont de Cracovie

Les yeux orageux je regarde les Aubiers

Les murs ont une mémoire

J'entends des souvenirs qui éclatent comme des miroirs


Cette chronique me conduit exceptionnellement à parler de moi car je partage avec Souleymane Diamanka quelques souvenirs. Celui d'un paysage monotone sur une route de campagne qui roulait vers la mer et cet autre du Pont de Cracovie où des habitants ont fait du ski lors d'un hiver très enneigé à la fin des années quatre-vingt.

Habitant de nulle part, originaire de partout de Souleymane Diamanka est publié aux éditions Points dans la collection dirigée par Alain Mabanckou et préfacé par Oxmo Puccino. Il en est à sa troisième réédition depuis février (c'est rare pour un livre de poésie) et a attiré l'attention des grands médias. Ce succès est mérité en ce siècle si jeune déjà à réparer. Souleymane Diamanka n'en a pas fini d'arpenter les voies des mots apprêtés au chant universel. Je m'en réjouis.

Le portrait de Souleymane Diamanka est une reprise de celui paru dans Sud Ouest Dimanche le 2 mai.


mardi 27 avril 2021

On voudrait dire

On voudrait dire

L'instant qu'on sent passer

Le corps seul s'en souviendra


Lui qui a toujours su

Il dira l'empêchement

Qu'on a eu

Dont on n'a jamais su se défaire

Les mots sont si maladroits 

Avec leurs manques

*

On reste posé devant une fenêtre

A regarder les petits riens d'un jardin

Qui ne font pas signe dans l'instant

On cherche quelque chose


Dont on n'a pas idée

Un peu de mélancolie passe

Dans un peu de couleur

Les restes d'une feuille ou d'un oiseau

Et le corps s'amenuise

Comme l'air se dissout

Le ciel pourrait tomber

*

Est-on jamais venu à soi vraiment

Quoi qu'on ait vécu

Ni les mots ni les corps

Ne durent bien longtemps 

On s'étonne de quelques ombres de passage

Qui n'ont pas d'appartenance

On croit deviner des signes

Aussitôt perdus

La nuit peut-être

Livrera un appui sûr

*

Le ciel égare les rêves

Quand la terre les rassemble

L'horizon n'en retient rien

Les gestes mêmes s'y défont

Un brin d'herbe ou un grain de sable

Venus jusqu'au regard

Ouvrent tant de travers

*

On suit des yeux les lignes de la pluie

On pressent ce qu'elles vont effacer

Du paysage entrevu

Quelques ajours résistent

Dans un champ et sur un toit

Un oiseau saurait les réunir

Auquel on prêterait tous les pouvoirs

On sourit à cette image

Qu'on aimerait plus sûre


Image : Le partage des mots est une librairie à Villenave d'Ornon près de Bordeaux.

lundi 12 avril 2021

Peter Sloterdijk, Après nous le déluge, 1


Les grandes ruptures historiques, appelées "hiatus" par Peter Sloterdijk entraînent de fait des ruptures de légitimité. Les courroies de transmission des héritages y compris aux plans symbolique et imaginaire ne fonctionnent plus ou mal nonobstant les arrangements des pratiques ordinaires et les retouches aux dispositifs légaux. Les us et coutumes rangés au musée des vieilleries, place à la modernité qui multiplie les excédents de réalité pour assurer son pouvoir et créer ses propres légitimités ! 

En s'appuyant sur le célèbre "Après nous le déluge" de la marquise de Pompadour et le non moins fameux "Pourvu que ça dure" de la mère de Napoléon quelques décennies plus tard, Peter Sloterdijk revisite les grands hiatus de l'histoire mondiale. Les révolutions française et américaine, le léninisme, mais aussi le christianisme et le passage du moyen âge aux Temps modernes. Ces phénomènes concernent également les domaines de la littérature et de l'art,sans oublier la sphère privée familiale. Avec cette interrogation récurrente : "la question de savoir si la civilisation moderne mènerait à un nouvel enracinement de l'être-là dans le monde ou une fuite en avant hors du monde, travestie en progrès". 

Si brillant soit-il dans son fort volume Après nous le déluge, Peter Sloterdijk n'en reste pas moins humble et lucide. Les études sur la filiation constituent encore aujourd'hui une terre inconnue pour la recherche et la méthodologie peine à retrouver des recombinaisons transparentes entre histoire sociale et histoire du droit, philosophie et littérature pour creuser "le motif de la descendance illégitime" qui constitue pourtant le sel de cet ouvrage.

mercredi 6 janvier 2021

Le loup bleu et

 ( Le hasard m'a conduit à écrire une histoire pour enfants afin de l'enregistrer sur un compte Bookinou... Voilà...)


Il était une fois un loup bleu qui se promenait dans la forêt. Il faisait des cabrioles et tirait la langue aux oiseaux. Il effrayait les écureuils en poussant des ou ou tellement forts que même le ciel en tremblait.

Décidément, ce loup était un drôle de zigoto, poil aux totos. Parfois, quand il en avait marre d'être bleu, il se roulait dans la boue pour devenir marron comme les autres loups. Mais ils ne s'y trompaient pas. 

- Tu nous prends pour des imbéciles ou quoi ? Quand on est bleu, c'est pour la vie. Allez ! ouste ! Va te laver, tu pues.

Alors le loup bleu s'en allait la queue entre les jambes et les yeux mouillés. Heureusement, sa tristesse ne durait jamais longtemps. Il y avait tellement à s'amuser, dans la forêt. Faire pipi à côté des fourmis par exemple et les regarder courir à toutes pattes. C'était trop rigolo, poil aux lolos.

Ou bien, s'approcher, à pas de loup évidemment, de la jeune fille qui téléphonait à son amoureux et lui piquer son portable. La demoiselle, très jolie d'ailleurs, avait compris que le loup bleu n'était pas méchant. Elle menaçait de le couper en morceaux pour en faire de la soupe, criait au voleur au voleur à l'assassin, et tous les deux riaient comme des bossus.

Mais les loups ne peuvent pas avoir de longues amitiés avec les humains. Et la solitude n'est pas toujours facile à vivre dans la forêt quand on a le poil aussi bleu que les océans du bout du monde. On perd parfois le goût d'effrayer les oiseaux. On reste plus souvent couché que debout.

Un jour, alors qu'il traînait sa peine sur un chemin trempé de pluie, le loup entendit des ou ou qui ressemblaient aux siens. Il courut à droite, courut à gauche, fouilla les sous-bois, les buissons, les tanières à l'entour et découvrit, stupéfait, un loup exactement pareil à lui, mais jaune. Oui. Jaune comme les boutons d'or.

- Incroyable, dit le loup bleu en regardant le loup jaune.

- Incroyable, répondit le loup jaune en regardant le loup bleu.

- Mais pourtant vrai, chanta un merle qui lui, contrairement aux autres merles, était plus blanc que la neige.

Et ce fut tout le long de la journée dans la forêt une fête dont les animaux se souviennent encore. Même la jolie jeune fille y participa avec son amoureux. Le ciel, ému, chassa au loin ses nuages et la lune brilla en plein midi.

Puis, un bonheur n'arrivant jamais seul, le loup bleu découvrit que le loup jaune était une louve. Quand ils surent qu'ils ne se quitteraient plus jamais car ils s'aimaient "d'amour tendre", ils décidèrent de fonder une famille. Deux mois plus tard, ils eurent six petits qui grandirent bien vite et furent aussi de drôles de zigotos, poil aux biscotos.

Mais ce n'était pas tout. oh non ! On parla de l'histoire du loup bleu et de la louve jaune dans le monde entier. Des journalistes américains et japonais, russes, australiens vinrent filmer les louveteaux. Des équipes de savants vinrent les étudier. Quel charivari dans la forêt ! Puis arrivèrent des dizaines de peintres en autocar avec leur chevalet, plus sensibles encore que les autres au mystère des louveteaux. Et pour cause !

C'est que, eh bien voilà, comment dire, c'est trop hallucinant, les louveteaux étaient verts. Oui oui. Verts comme des feuilles de salade.

Et le merle blanc, forcément moqueur, sautillait sur sa branche en chantant :

C'est beau c'est magique

Jaune et bleu font du vert

C'est plus léger dans l'air

Et tell'ment poétique


C'est beau et toc et tic

Il n'y a plus d'hivers

La famill' des loups verts

Est vraiment drôlatique


TIC


(image Peinture Loup bleu galerie-com.com)

mercredi 4 novembre 2020

Murièle Modély, User le bleu suivi de Sous la peau

La poésie s'aventure de plus en plus souvent dans les sables mouvants du monde du travail. Peut-être faut-il y voir un précipité de notre modernité épuisée par l'absurdité de la condition humaine soumise comme jamais à la compétition.

Avec User le bleu, Murièle Modély ne métaphorise ni les gestes ni les discours qui font courber l'échine au bureau ou ailleurs. Du collègue de base jusqu'au N+1 chapeauté par son N+2 les yeux rivés sur les objectifs à atteindre.

" On ne demande pas au chef / d'avoir de l'empathie / mais de trancher / dans le vif / du sujet "

" le chef demande au chef des acronymes / des mots pompeux / des mots suffisamment grands pour déborder des dents / qui brillent "

Mais il y a des accrocs sur le tapis roulant de la production des signes. Tel petit cadre porte un pull taché et son visage est rouge. Une "big chef" a un ourlet défaillant à son pantalon. Autant de désordres minuscules à mettre en miroir avec les déchets humains* du libéralisme économique.

La résignation, "je savais cette année encore que je ne mordrais pas", n'évite pas loin s'en faut l'exclusion. Une fille pleure en silence dans le métro car elle devine que les voyageurs ne veulent surtout pas l'entendre. Un homme témoigne de son existence à sept euros par jour et de son inquiétude à se présenter en jean élimé pour un énième entretien d'embauche. Cependant que dans une ville touristique, des glaneurs statufiés sous le soleil espèrent un euro par-ci par-là...

La langue de Murièle Modély, pudique même quand elle est crue, ne tombe jamais dans le misérabilisme et l'usure du bleu ne vient pas totalement à bout du bleu du ciel. Elle cite Thomas Vinau : "Il suffirait de ne plus injecter / toute cette peur / dans tes veines". Des mots qui soignent sont peut-être trouvables, en arrachant par exemple les mauvaises herbes du jardin. Toutes les herbes.


Dans Sous la peau, qui suit User le bleu, Murièle Modély arpente les sillons de ses précédents recueils. La langue, plus intime et parfois trash, évoque les suints des corps et leurs borborygmes surgis des orifices, l'enfance et l'adolescence bousculées auprès d'une mère sans présence, le sexe et l'enfantement "bancal". Sans oublier, dans l'opacité de l'arrière-plan,le filigrane de l'île de la Réunion dont l'auteure est originaire. Enfin, elle pose à sa façon si particulière les inévitables questions sans réponses de l'écriture poétique. Dans le dénuement, la poésie entre qui sait en littérature "par la petite porte, par la petite peau". Les mots et les corps, ces inséparables au chant [gavé de noir et blanc]. 


Extraits :


J'écoute le bruit des roues

le sifflement du vent

dans la lumière des phares

demain n'est plus qu'un trou

tout autour le noir

torpillé de cailloux

j'entends au fond

de la gorge, des heures


chute

chut !

avale


*


Quand j'étais petite, je n'étais qu'une figure

aux sourcils plissés, à la lippe  boudeuse

mes jambes étaient des hampes qui pédalaient le vide

et mes doigts s'accrochaient au poignet de ma mère


bien sûr, je n'ai pas le souvenir d'avoir habité ce corps

maigre

je regarde étonnée cette photo qui renvoie

ma peau noire lovée dans l'arrondi d'un bras

ma couleur gravée sur le blanc de ses doigts


User le bleu suivi de Sous la peau de Murièle Modély est accompagné d'une lithographie de Cendres Lavy. Il s'agit du premier recueil publié par les éditions Aux cailloux des chemins dans la collection Nuits indormies. Il coûte 12 euros.

A commander ici : https://aux-chemins-des-cailloux.assoconnect.com/


* Allusion au pape François qui a déclaré :" Pour le capitalisme, l'homme est un déchet."

vendredi 23 octobre 2020

Raul Nieto de la Torre, Le portrait de l'uranium

La chaleur de l'uranium limite le refroidissement du manteau terrestre depuis quatre milliards d'années. Il a, avec d'autres métaux lourds, favorisé l'apparition de la vie sur Terre. Sa radioactivité, utilisée à des fins militaires, pourrait conduire à l'extinction définitive de cette même vie. De telles propriétés prométhéennes méritaient un portrait.
Raul Nieto de la Torre, autant philosophe et mythologue que poète, l'a fait. Dans El retrato del uranio, Le portrait de l'uranium, il s'adresse à son double hypothétique et le prévient sans ambages : " Aujourd'hui je ne suis pas encore né, je garde ma naissance pour plus tard. Tu sais que je suis issu de la pierre et que mes clés se sont perdues dans ta bouche."
Dans sa postface, Elvire Gomez-Vidal Bernard éclaire le chemin du lecteur : "Avec son énergie redoutable, mais prodigieuse, l'uranium est la fontaine de vie qui nourrit le poète chargé de rassembler les racines et le futur de l'humain par le biais du souvenir, de l'amour et de l'écriture."

Mais la relation à ce double, portée par une mémoire qui remonte aux premiers pas de l'humain dans les cavernes pour interroger la matière du vivant, est tramée d'impuissance. "L'innocence maudite" est hors d'atteinte des "anges perdus". Les dieux souffrent de n'être plus mortels.
La vie et la mort constituent un ensemble qui échappe à la désignation. Raul Nieto de la Torre recourt à des figurations archaïques où la métaphore excède les champs du concept : bisons, grotte, gardiens, arcs, épées... Avec, en écho, les signes du quotidien, symboles tout pareil de l'indicible condition humaine : traces de morsures sur un quignon de pain, verres d'eau, poches d'enfants, arbres et moineaux... inscrits dans la matière anonyme du bois et de la pierre, du métal.
Mais où peut-on trouver l'immortalité du poème si elle ne tient pas dans le poème lui-même ?
Lecteurs hispanophones, n'hésitez pas à lire ce beau recueil de Raul Nieto de la Torre dans lequel vous croiserez aussi les témoignages de Federico Garcia Lorca et Anaximandre de Milet.

Extraits :

Le vécu est la semence du vivant
qui s'éloigne sans se répandre
comme les feuilles vertes du lierre.
Et voici venu un air nouveau avec ses remuements
dans ce que je t'écris comme poussière
des choses à changer en souffle du vent,
en nuage, en eau, en terre, en pierre.

*

La bouche ne tient plus 
dans notre bouche.
On dirait un rayon de l'errance
allumé
éteint
allumé
comme une lumière folle.
La bouche ne tient plus
entre nos dents
ouverte fermée ouverte
après la grande morsure 
et, chassée de bouche en bouche,
elle fuit entre les gens.
Voilà un bon commencement :
la bouche a des yeux quand elle
embrasse et quand elle chante.
Au baiser d'une autre bouche
elle craint l'obscurité venue de lèvres rouges.
Quand elle chante,
elle est un creux pour les chimères.

El retrato del uranio de Raul Nieto de la Torre est publié aux toutes nouvelles éditions Cuadernos de la Errantia. www.errantia.es

* Le lecteur voudra bien me pardonner le manque des accents espagnols. Blogspot ne permet pas de les importer.