jeudi 14 avril 2022

Julia Kerninon, Toucher la terre ferme

 L'expression "toucher la terre ferme" évoque, rappelons-le, la fin d'une traversée au long cours, plus souvent houleuse que paisible, en bateau ou en avion. Elle est aussi le titre du dernier livre de Julia Kerninon.

Cette jeune auteure nous fait part de ses multiples traversées depuis qu'elle est née. Une naissance si difficile que son père a encore une boule dans la gorge quand il en parle. Lorsque un enfant met autant de temps à paraître au monde, des attachements insécures se nouent. Comment s'en défaire ? Où se trouve la bonne distance pour quitter l'étouffoir et prendre le large ?

"J'ai fui et fui et fui, je n'étais jamais là, je voulais seulement être seule, et travailler, poursuivre mon bonheur dans les livres, ne plus me demander si les gens me comprenaient, être hors de portée de mes parents."

Julia Kerninon a réussi sa fuite dans la résolution de ses désirs. Celui de parler d'autres langues que celle de sa mère, de lire les livres les plus ardents, de consumer son corps sous les mains rêches des amants, d'écrire partout, dans une chambre d'hôtel à l'autre bout du monde ou, désormais, avec son bébé dans les bras et un verre de vin aux lèvres.

D'aventures en aventures jusqu'aux Etats-Unis en passant par l'Europe centrale, Julia Kerninon a fini par poser son sac lourd de fatigues dans un appartement parisien. On ne dira jamais assez les vertiges du hasard qui mènent aux vertiges de l'amour. Comment y croire ? "Dans les premiers jours de cette histoire, j'ai beaucoup douté de lui, parce que ça paraissait trop facile", écrit-elle en se souvenant des mots de Faulkner : "La valeur de l'amour est la somme de ce qu'il faut payer pour l'obtenir..."

Les dix pages (61-71) que Julia Kerninon adresse à l'homme qui partage sa vie sont bouleversantes de tendresse dans l'expression de la banalité la plus ordinaire, sans laquelle aucun ancrage ne peut tenir longtemps. La terre ferme est bien là. Sans cesse à recomposer. Trop calme parfois mais "c'est cette vie qui est un voyage, cette conversation commencée il y a huit ans qui est notre grande aventure..."

En revanche, devenir mère puis le demeurer ne va pas de soi. La terre ferme se fait terrain glissant vers les souvenirs qu'on ravaude. Il n'existe pas de "tabula rasa" qui ouvrirait facilement le passage. Julia Kerninon décrit sans fioritures son deuxième accouchement. Avec des notations pré et post-mortem qui feraient le miel des psychanalystes. Celles-ci par exemple : "Moi qui m'étais toujours pensée solide, je me découvrais brutalement si fragile, comme si j'étais redevenue petite fille et que je devais grandir une nouvelle fois, retraverser toute ma vie pour arriver là." "Je croyais aussi que cette autre personne que je deviendrais serait naturellement douée pour tout ce qui s'annoncerait, et que ce serait elle qui s'occuperait de tout ça. Peut-être qu'inconsciemment, je pensais que ma mère s'en occuperait, ou bien que je deviendrais ma mère."

Toucher la terre ferme de Julia Kerninon, récit autobiographique au style parfois déroulé comme un long riff de guitare électrique, obstiné forcément obstiné, est publié aux éditions L'Iconoclaste. Il coûte 15 €.

mardi 12 avril 2022

Patricia Suescum, L'Equation des Somnambules

 Existe-t-il "des ponts et des traversées possibles" quand la géographie du désastre a bouleversé toutes les lignes, tous les repères ? Les hémisphères se confondent, les pôles sont inversés, écrit Patricia Suescum dans L'Equation des Somnambules. Ce recueil de proses poétiques souvent proches de l'incantation, empreintes de lyrisme crépusculaire aux accents gothiques, pourrait être crié de nuit sur le parvis d'une cathédrale où rôderaient des chimères et des cracheurs de feu. 

L'humanité est "écrasée" et "la terre s'échine à survivre". Et pourtant, malgré le chaos du réel jusque dans la langue, l'espérance luit encore. Même si la mémoire de l'auteure "n'est rien d'autre qu'un bruissement d'insecte", aucune perte n'est définitive, "le coeur du premier chant" est à portée de volonté.

Les lecteurs, et nous souhaitons qu'ils soient nombreux, seront pris de vertige en refermant ce livre ardent. Ils penseront au drame que nous vivons aujourd'hui à nos portes avec son cortège de barbaries, les mêmes depuis toujours. Dans sa préface, Eric Brogniet évoque la banalité du mal et cite, parmi d'autres, Adorno et Celan. Mais, contrairement à eux, Patricia Suescum ne cède pas au désenchantement absolu. Elle en appelle à "la contemplation gratuite, l'expérience de la rencontre, l'effusion de la parole et la structuration de la pensée"*. L'équation des somnambules, si insoluble soit-elle, n'empêche pas la présence de l'horizon qui [n'a dévoilé que sa côte].

Au petit jeu des appariements littéraires, le préfacier comme l'éditeur (Jean-Claude Goiri) mentionnent avec raison Arthur Rimbaud. Dans son étude consacrée au Voleur de feu, Maurice Nadeau observe : "Ce qu'il veut, c'est descendre dans les bas-fonds de l'âme et de la vie afin de découvrir ces forces obscures et balbutiantes qui font également mouvoir tout homme, et le monde comme il va." Cette citation convient parfaitement à Patricia Suescum dont nous attendons d'ores et déjà le prochain livre.

Extraits :

Le monde n'est plus cette terre morte sur plusieurs couches, un terrain vague où se déverse en continu un sang épais. La coagulation d'un millier de cadavres que mon esprit recrache. Il n'est plus ce pantin, bourré de coups, jeté au sol, dont la tête bourrée de paille dégueule sa substance, au pied du dernier assaillant.

Il n'est plus ce poumon nécrosé, ce filtre pour gaz asphyxiant, dont les récepteurs se mettent au rouge en déclenchant l'alerte. Il n'est plus ce long chemin de nuit, où gisants morts et gisants vivants se bousculent.

***

Je regagne l'ombre, la ruelle du maudit. Je n'oublie pas que c'est ici que le soleil est le plus attendu. Chaque rayon est une offrande. Sous la poussière, ma mémoire est intacte, ma solitude est intacte et ne sont pas à vendre.

***

Les étoiles ne célèbrent pas la messe au firmament mais en plein poitrail.

La main tendue vient, s'accroche, à la seule condition qu'on lui donne en retour matière à saisir.

Le reste n'est que théâtre.

*In A l'heure où les Fauves dorment, Citadel Road Editions, 2019

L'Equation des Somnambules de Patricia Suescum est publié aux éditions Tarmac. L'image de couverture est de Régis Nivelle. L'ouvrage coûte 14 €.


vendredi 8 avril 2022

La boîte à livres de Bacalan

Dans mon quartier de Bacalan, place Buscaillet, il y a une boîte à livres. Je passe devant souvent, la regarde de près ou de loin. Elle est parfois presque vide, parfois elle déborde. J'y ai déjà apporté quelques ouvrages quand je désherbe ma bibliothèque. Surtout des romans, qui m'ont plu certes, mais pas jusqu'au coup de coeur. Ces livres n'étant pas revenus, je me dis qu'ils ont rencontré leurs lecteurs et j'en suis ravi. 

Je me suis décidé à écrire ce texte à cause du message d'Emma scotché sur la vitre de la boîte. J'invente le moment où elle l'a griffonné sur la page déchirée d'un carnet. Je lui prête un visage, une émotion. J'y ajoute un décor : un coin de table dans une cuisine par exemple, avec une lampe ou une coupe de fruits. Emma devient un personnage, qui m'accompagne. Un jour, qui sait, elle m'adressera aussi un message.

Quelque temps après cette heureuse surprise, j'ai découvert Mots et merveilles de Pierre Veilletet dans la boîte à livres. Je suis très attaché à cet écrivain. Je l'ai rencontré plusieurs fois dans son bureau ou dans un café. J'avais eu l'audace de lui montrer mes premiers textes un peu achevés. Je n'avais pas quarante ans. Il a toujours été bienveillant dans ses remarques et ses conseils, m'a encouragé à continuer. 


Voilà. Je ne rendrai pas Mots et merveilles à la boîte à livres. Je rangerai cet ensemble de brefs récits avec La pension des nonnesCoeur de pèreQuerencia et autres lieux sûrs, du même auteur. A côté des livres de Claude Bourgeyx, cet autre Bordelais qui m'a tendu la main quand tant d'autres... bref... la boîte à livres ne mérite pas que je dise du mal. Vive la littérature dans tous ses états.


lundi 4 avril 2022

Brigitte Giraud & Frédérique Germanaud, Feuillets de Nuits

Les éditions Aux cailloux des chemins viennent de lancer une nouvelle collection intitulée Feuillets de Nuits. Ce sont de petits livrets de huit pages sous une couverture à rabats. Ils sont disponibles par abonnement et à la vente directe lors d'événements particuliers (salons, lectures publiques...). Quatre parutions annuelles sont prévues (janvier, avril, juillet et octobre), comme autant de

cailloux numérotés sur les traverses littéraires de la maison. Le principe choisi par l'éditeur est celui du ricochet : chaque auteur publié dans la collection propose l'auteur suivant qui, s'il est accepté, propose un successeur et ainsi de suite. 

Brigitte Giraud ouvre le bal avec Ainsi nous avons su. En voiture et en train, ses proses poétiques déroulent des paysages où extérieur et intérieur se fondent dans l'incertitude. La quête de sens et de mémoire trébuche sur des questions qui ne sont pas sûres. "Mais qui dira quoi de ce que nous sommes, des gestes du matin et de ceux du soir ?... Est-ce qu'il existerait des mots injustes ? Des mots sans chemin ?" Le ton de l'auteure qui "ne comprend plus rien à ce monde brisé", souvent grave, s'allège parfois d'une note d'humour. Le soleil n'est pas sans drôlerie quand il flotte et les formules un rien grivoises mais jolies d'un voisin sont des moments précieux. Comme un témoignage, une preuve même, que l'existence est indéniable.

Frédérique Germanaud prend la suite de Brigitte Giraud avec Se mettre à table. Ses poèmes  au scalpel disent la solitude de l'attente dans une cuisine sous une ampoule jaune. Les lentilles accrochent au fond d'une casserole, le café est froid mais "la faim est un appui" pour l'esprit et le corps. "Une heure tranquille" passe parfois quand l'auteure éteint la radio et qu'une goutte s'écrase dans l'évier. Les mots cependant restent "collés au palais" comme une matière inorganique. Comment dire la douleur de l'enfant qui n'est pas né ? A qui confier sa présence sans objet, attablée elle aussi et regardant sa mère couler de n'être jamais advenue ? Ne reste qu'à [gratter du bout de l'ongle les petits ratages]du vivant. Pour "joindre les deux bouts du jour".

Brigitte Giraud et Frédérique Germanaud, en leurs déplis plus ou moins resserrés, disent l'âpreté du métier de vivre quand la mort frappe sous les tentes le long des voies ferrées et dans les allées d'un marché de Noël. Si la réalité manque de bords à saisir, il faut en inventer. Un bol par exemple, un peu d'essentiel y restera. Une assiette aussi, avec la "tendresse du pissenlit". Dans le mouvement imprévisible des ricochets.

Le lecteur, de l'une à l'autre de ces deux écritures, sera forcément ému. Il ne faudra pas questionner son silence. Les grandes émotions n'aiment pas le bruit.

Chaque Feuillets de Nuits coûte cinq euros.

lundi 21 mars 2022

Jean-Christophe Ribeyre, La relève

 Jean-Christophe Ribeyre a le goût du bref et de l'incertain jusque dans sa notice biographique. " Il ferait volontiers siens les vers de Pessoa : Etre poète n'est pas une ambition que j'ai, c'est ma manière à moi d'être seul."

Son recueil La relève est un ensemble de 35 textes dont 9 commencent par "Je voudrais". "Je voudrais être là, simplement, sans jeter d'images." "Je voudrais n'ajouter aucune pierre à l'édifice..." "Je voudrais m'absenter des villes, des réseaux..."

Mais qu'y a-t-il de sûr entre présence et absence ? Quel chemin improbable suivra le lecteur de l'une à l'autre ? A-t-il seulement un nom quand le poète aspire à perdre le sien ?

Il y a pourtant, dans la simplicité nue, une évidence : "On reprend une dernière fois la phrase où on l'avait laissée. Et on recommence." La fatigue de soi peut-elle s'oublier dans le multiple indéterminé du "on" ? 

Jean-Christophe Ribeyre attend la relève. Mais il ne s'agit pas pour autant d'un renoncement à la vie même si l'espoir pourrait blesser. La relève, (on serait tenté de dire les relevailles), est peut-être une renaissance sans cesse recommencée, de soi vers soi et vers ce qui est autre, dans un désir d'harmonie avec les éléments naturels. "Ne froisser, à aucun prix, la robe des choses tues.", écrit l'auteur. Celle des feuillages et des collines, des "ciels et des sources sans nom". Tout en prenant garde aux mots, ce troupeau indocile, "dressés ou rabattus comme des herses entre l'inaccompli et nous".

Il y aurait encore beaucoup à explorer de ce recueil court mais long à lire. Dans le tiraillement des émotions qui tantôt chantent et tantôt lapident. Dans la prière aussi, [pour habiter en fraternité le moindre froissement]. Ne plus écraser. Ne plus humilier ni étouffer au nom de l'humain. Jamais plus.

La relève de Jean-Christophe Ribeyre s'accompagne de quelques oeuvres de Marie Alloy où les ombres, en leur part de solitude, hantent l'idée même d'ombre.

Extraits :

Tout revient et se perd

comme les visages,

les mots,

qu'ils se tournent vers nous,

nous habillent

de croyance,

de doute,

tout se tait 

et s'en retourne au fossé

dans l'indifférencié,

le redondant.

*

On recommence à trembler,

le crayon à peine

frôle la page

puis d'autres, écrites pour l'oubli,

qu'on ne relira pas.

*

Les nuits passent,

on voudrait serrer la main,

le cou des mots parfois,

mais le courage manque de brûler

ses traces,

de brûler d'un désir 

opaque,

comme inaudible.


La relève de Jean-Christophe Ribeyre est publié aux éditions L'Ail des ours, dans la collection Grand ours dont il est la douzième livraison et coûte 6 €. 

jeudi 17 mars 2022

Ce souvenir que j'ai d'un Possédant


 Juin 1994. J'ai autour de moi toute une brassée d'enfants sages dans une propriété viticole de Rions en Gironde. Nous pique-niquons avec la fille des propriétaires entre deux lopins arborés. Elle nous accompagne avec joie, ne prend pas de haut le maître d'école que je suis. Nous pouvons aborder, prudemment de part et d'autre, quelques sujets politiques d'ordre général. Tout va bien, le soleil est là, les gosses ont la banane dans la bouche et sur les lèvres. 

Soudain, le temps passe plus vite avec les mots et le verre de vin offert par la maison, on voit arriver un gros tracteur. Il s'apprête à labourer un arpent voisin. La fille des propriétaires regarde sa montre. 14 h 02. Elle hoche la tête. Je lui demande pourquoi. Elle me répond que les ouvriers agricoles doivent être à deux heures pile sur le lieu du travail à effectuer et non pas encore sous le hangar. J'observe, toujours prudemment, qu'il y a bien peu de 14 h à 14 h 02. Vous avez raison me dit-elle, mais comptez : 2 minutes le matin + 2 minutes l'après-midi x par le nombre de jours de travail dans l'année... vous voyez...

Je n'insiste pas. Malgré sa gentillesse (y compris avec le personnel) et sa disponibilité pour l'école publique de son quartier, elle est une Possédante avec toutes les représentations afférentes. Elle ne mérite aucun procès. Elle secourt des personnes en difficultés via quelque patronage. Mais elle sait convertir les durées. Le temps c'est de l'argent et c'est pas demain la veille que ça va changer.

Dans le même registre, je me souviens qu'un cadre dirigeant, lui aussi individu de bon aloi, me déclara un jour ceci : objectivement, le boulot d'un agent d'entretien, ça vaut pas plus que le SMIC. 

La question posée par ces deux souvenirs est toujours la suivante : le salaire rétribue-t-il seulement le travail ou inclut-il aussi les besoins vitaux du travailleur ? Si ancienne soit-elle, cette question à tiroirs (c'est quoi les besoins vitaux des gens ?) n'en finira jamais d'être débattue. L'actuelle crise de l'énergie et des matières premières la repose et les Possédants ressortent le vieux chapelet des réponses prémâchées : le travail coûte trop cher, les charges sont trop nombreuses et les bas salaires trop élevés. Etc. Alors, ils demandent à l'Etat de les soutenir tout en lui reprochant de trop aider les employés. Re etc.

Comment maintenant élargir mon propos à la dimension de l'humain en sa globalité ? Comment la pensée non réductionniste peut-elle l'appréhender en déterminant une communauté d'intérêts entre les différents groupes d'appartenance (Possédants et Possédés mais aussi, dans toutes les strates intermédiaires, individus en position de commandement supérieur et subalterne et individus en position de subordination à chaque échelon) ?

Cette communauté d'intérêts doit être clairement définie pour s'incarner dans un nouveau projet de civilisation. Les réalistes diront qu'on ne peut pas faire autrement que ce qui se fait. Les cyniques (au sens commun du terme) diront que le monde a toujours été comme ça, à chacun de se débrouiller. Les dystopistes diront qu'ils vont sauver leur peau quitte à flinguer les autres. A l'opposé, les utopistes diront qu'ils veulent repeindre la planète en bleu et en vert.

De dire en dire, de constatations froides en exaltations chaudes, la langue qu'on souhaite commune aux peuples y perd encore et encore tout entendement. Les sciences qu'on croit dures ferraillent avec celles qu'on croit molles, les spectateurs du grand charivari comptent les points et zappent toute perspective qui leur est étrangère.

Je ne suis pas de ceux, trop naïfs, qui considèrent que les arts et les lettres sauveront le monde. La poésie n'est pas "une arme chargée de futur". Le roman qui glorifie le romantisme révolutionnaire et la libération des opprimés non plus. Qu'ils s'adressent davantage à l'émotion qu'à la raison n'ôte cependant rien à leur absolue nécessité lorsque la culture est plus industrielle que culturelle. Ensemble, avec la musique, la peinture et la sculpture, le cinéma et le théâtre (je pense à celui de Marioupol, bombardé), ils peuvent damer le pion aux barbaries, dans la banalité des jours affranchis des élucubrations dogmatiques, repousser sans relâche les résurgences crépusculaires qui ne désarment jamais.

La volonté de la volonté (je veux vouloir) fera le reste, qui n'est pas que littérature.

image personnelle : de quel côté du grillage se trouve la main ?

mercredi 9 mars 2022

Montaigne, sauvez-nous du mal

 En ces temps troublés plus que jamais, où des esprits crépusculaires voudraient nous faire accroire que les victimes sont les bourreaux, lire et relire Montaigne permet de mieux respirer le quotidien, d'en repousser momentanément les ombres torses. 

Dans Ainsi parlait Montaigne, Gérard Pfister nous offre de nombreux extraits des Essais, en langue modernisée donc accessible à tous. Je choisis de vous en livrer quelques-uns sans commentaires :


Nous imaginons bien plus aisément un artisan sur sa chaise percée ou sur sa femme qu'un grand président, vénérable par son maintien et sa compétence. Il nous semble que, des ces hauts trônes, ils ne s'abaissent pas jusqu'à vivre.

*

Il ne se voit pas d'âmes, ou fort rares, qui en vieillissant ne sentent l'aigre et le moisi.

*

Je me défends de la tempérance comme j'ai fait autrefois du plaisir. Elle me tire trop en arrière, et jusqu'à la stupidité. Or je veux être maître de moi de toutes les façons. La sagesse a ses excès, et n'a pas moins besoin de modération que la folie.

*

Les femmes n'ont pas tort du tout quand elles refusent les règles de vie qui sont introduites au monde, d'autant plus que ce sont les hommes qui les ont faites sans elles. Il y a naturellement de la querelle et dispute entre elles et nous.

*

J'aimerais mieux que mon fils apprît à parler dans les tavernes plutôt que dans les écoles de la parlerie.

**

L'écrivaillerie semble être quelque symptôme d'un siècle débordé. Quand avons-nous écrit autant que depuis que nous sommes en trouble ? Et quand les Romains, qu'au moment de leur ruine ?

*

La jouissance et la possession appartiennent principalement à l'imagination.

*

Même les choses présentes, nous ne les possédons que par l'imagination.

*

Je n'ai vu monstre et miracle au monde plus manifestes que moi-même. On s'apprivoise à toute étrangeté par l'usage et le temps ; mais plus je me hante et me connais, plus ma difformité m'étonne, moins je me comprends.

*

Il y a plus affaire à interpréter les interprétations qu'à interpréter les choses, et il y a plus de livres sur les livres que sur tout autre sujet : nous ne faisons que nous entregloser. Tout fourmille de commentaires ; d'auteurs, il y en a grande disette.


Ainsi parlait Montaigne, Dits et maximes de vie choisis et présentés par Gérard Pfister est publié aux éditions Arfuyen. Il coûte 14 €.


PS : Dans la même collection, vous trouverez Baudelaire, Flaubert, Pascal, Proust, Sénèque, Shakespeare et Thoreau, parmi d'autres.

vendredi 4 mars 2022

Derek Munn, Please


Le silence et l'absence reviennent souvent sous la plume de Derek Munn dans son recueil Please. Pour dire(ou non dire), souvent avec humour, ce qui boite dans les couleurs incertaines du monde, ce qui grince dans les solitudes. Les mots eux-mêmes vont de travers, [si vulnérables pour imaginer un courage...d'une nuit de tempête quand le loup rôde...]. Ou "ne se posent aucune question car il n'y a pas de question l'amour est une cartouche vide...]

Derek Munn sait se tenir un peu gai à la manière de Montaigne, sans affectation, dans sa marche claudicante où le noir, comme à la roulette, n'est pas toujours gagnant. "la tristesse je l'ai mise dans un sac / au fond du congélateur / comme ça elle est oubliée / mais pas trop".

Please, ensemble de textes épars, est peut-être un exercice de lucidité sur les parts du vrai et du faux dans la perception des phénomènes. "c'est seulement devant nos portes qu'on se rend compte du vide aux épaules qui nous empêchera de les ouvrir". Derek Munn se confronte à toute la matière, vivante et inerte, élémentaire ( des oiseaux et des arbres, des corps et des mains, des meubles déplacés, des parquets endormis, des chemins qui ne sont pas toujours de fer, des ascenseurs chimériques, des ciels et des nuages, ceux que Baudelaire trouvait si merveilleux).

En écho à cette étendue floue, forcément floue, énigmatique comme "ce caillou enrobé de la main chocolatée d'un enfant", le poète s'adonne, un rien narquois, à quelque philosophie au sujet du temps. Est-il vraiment "la poussière d'un avenir passé sans jamais être présent" ? Ou bien [le présent n'est-il qu'un passé qui dure] ? 

Comment savoir vraiment tout ça, qui embrouille et fait bégayer la pensée ? C'est peut-être, encore une affaire de mots, voire d'un seul, qui fait défaut dans le silence de l'absence. Et Derek Munn referme ainsi son livre des questions : " tu vois ce que je veux dire / il me manque souvent / si tu le trouves / tu me le diras n'est-ce pas".

Lisez et relisez ce livre d'impressions humbles où s'impose aussi, en quelques détours, l'absolue nécessité de l'autre, que l'amour ait ou non quelque chose à raconter.

Extrait :

d'un coup je vois tout en sépia

assimilé à ma propre absence je glisse

d'entre mes propres mains


vieille photo vue de l'intérieur

feuille libre d'un cahier défait

image pierre lisse confusion rassurante

temps devenu incolore air coagulé


me baisser afin de me ramasser

ne serait-ce un compromis de trop

je ne bouge plus au coeur de mon agitation

ne réclame rien à mon reflet vide

seulement l'égalité


Please, de Derek Munn, est publié aux éditions Aux cailloux des chemins dans la collection Nuits indormies. Il coûte 12 €.

mardi 22 février 2022

Images à Bacalan

Depuis plusieurs années déjà, Bacalan devient un musée à ciel ouvert. Un musée de l'éphémère quand les oeuvres couvrent des palissades ou les pans dérobés des maisons exténuées. Un musée permanent dans des espaces dédiés, au bar de la Marine par exemple, à l'angle de la bibliothèque du quartier rue Achard ou encore derrière le collège Blanqui. 



Le regard y est à la promenade, à la flânerie la plus lente. Le corps fait corps avec les images. Il tremble quand elles tremblent. Tantôt s'étrécit, tantôt s'élargit. Dans la confusion du paysage et du temps arrêté.






Baudelaire écrit qu'on voit plus de choses à travers une fenêtre fermée qu'à travers une fenêtre ouverte. Une main aura ici défait le grillage de la lucarne, palpé à l'aveugle une anfractuosité emplie de bêtes blanches ou noires. Frémi.






Comme un bulbe jaune avec ses axones électriques. De quelle cellule chimérique a-t-il surgi pour fatiguer nos très vieilles mémoires ?








De quel côté du miroir ouvrir l'oeil ? Une question traversante depuis les balbutiements de la pensée. Avec tain ou sans tain. Le suspens reste fragile. Les nuages vont filer.





 

jeudi 3 février 2022

Ruben Markaryan, photographe


Ruben Markaryan ne déchire pas ses bottines aux cailloux des chemins rimbaldiens mais ses baskets aux pavés des quais bordelais. La nuit de préférence, jusqu'au pont Chaban-Delmas où la lumière est voluptueuse dans les courbes du fleuve. Il marche. Il flâne. S'arrête et sort son appareil-photo. Une image va venir. Il a la prescience de cet instant. De la chambre noire à la chambre claire, de petits points suspendus en petits points flottants, son oeil écrit la lumière.

Lycéen passionné par l'histoire des arts, Ruben Markaryan devine que la route est longue pour devenir photographe. Les questions foisonnent sur les trottoirs de la ville autant que les images qui traversent la conscience floue. 

Image ? Image ? Qu'est-ce qui est dit ? Qu'est-ce qui est tu ? S'accomplit-elle comme l'imago du papillon sorti de sa chrysalide ? Qu'y avait-il avant elle ? Qu'y aura-t-il après ? Dans quelles durées ? Dans quelles beautés s'il s'en trouve à interroger ? 

Ruben Markaryan, et c'est heureux, ne saura jamais répondre totalement à ces questions. Le réel reste un mystère inexpugnable, on peut juste en apprivoiser quelques morceaux et leur donner un sens minuscule, une vérité modeste. Baudelaire disait que l'art est un duel perdu d'avance par les hommes. Et cependant, ils continuent de monter à l'assaut. Tenaces dans leur désir et leur volonté. 

Ruben Markaryan a ce désir et cette volonté. Je suis convaincu qu'il réussira à trouver quelques signes derrière le voile des apparences. En ouvrant les yeux. En sachant les fermer aussi.


Bordeaux est un croissant de lune au bord de l'effacement.



Une surface plane n'est jamais tout à fait plane. Le vélo sera-t-il attiré par l'abîme du reflet ? Entraînant dans sa chute l'illusion du décor à l'entour ?

Les habitants des Chartrons s'en sont allés les uns après les autres. Mais tous n'ont pas su emporter leur ombre avec eux. Le promeneur les devine dans les fissures des pavés. Elles jettent un dernier feu ici, pour la mémoire de qui voudra se souvenir.
Red and blue. Le visage est aussi un paysage. D'autant plus qu'il est caché. Il faut aller vers lui pour découvrir un peu de sa vérité. Et commencer à l'aimer.







Ruben Markaryan explore aussi les dimensions du portrait, en noir et blanc. Article à suivre.