dimanche 30 octobre 2022

Myriam Eck, Sans adresse le regard n'a pas de bord


 Certains titres vous arrêtent et vous parlent aussitôt qu'ils apparaissent. Comme celui-ci : Sans adresse le regard n'a pas de bord. Myriam Eck signe avec lui son quatrième livre de poésie. Il est composé d'ensembles brefs qui accompagnent un dépli en cinq mouvements intitulé Quand le désir tend vers l'infini et dédié à Serge Saunière.
On pourrait croire que ce sont là des chutes de texte, comme des copeaux peut-être mais de quelle essence, ôtés à la matière afin qu'elle prenne forme. " Fabriquer du corps aux bords / De quoi tenir toutes ces têtes à habiter ", note l'auteure en équilibre instable entre le visible et l'invisible, la transparence et le flou pour accommoder le regard au dedans comme au dehors.

La quête de la pensée humaine reste un balbutiement depuis ses commencements. La mémoire retient si mal ce qu'elle oublie du réel qui n'a pas de lieu sûr. " A partir de quand la distance devient limite ? ", interroge Myriam Eck. Et comment la mesurer si elle porte en elle " la trace de l'effondrement " ?

Dans son ensemble intitulé Monstration, l'auteure évoque le pouvoir de la main, lequel est aussi empêché que celui du regard. Un visage (première apparition du mot dans le recueil) naîtra qui sait de la matière, si le geste ne s'écroule pas sur lui-même. Et Myriam Eck de noter plus loin : " Une main peut effacer l'épaule / Juste en la caressant ".

Comment, alors, ne pas en revenir à la question du désir en son dépli qui tendrait vers l'infini ! Quand l'Autre s'efface d'un seul geste, le désir, comme le réel, devient " un trou sans bord "*. Il n'a plus d'objet que lui-même. A-t-il seulement un fond dans le creuset du noir et du blanc ? Quelles traces en restera-t-il si elles en cachent d'autres et d'autres encore ?

Et Myriam Eck termine son recueil par un suspens adressé à Bernard Noël : Traverser le sol en tombant. Les copeaux de la langue se changent en flocons. Leur peu de substance les rend plus visibles qu'aucune matière. Quelque chose persistera. Le regard trouvera là son adresse. De nouveaux pas seront possibles sur la terre. 

Cinq encres en noir et blanc de Serge Saunière font écho tout du long à cette poésie où ce qui est tu recouvre ce qui est dit. Elles esquissent, peut-être, cette insaisissable violence de l'ordre contre le désordre de notre origine.

Extraits :

Défaire ce qui se fait dans le regard
Ce qui à travers les yeux regarde la limite
Ce qui dans la limite limite le regard

*

Le noir n'existe que profondément

Un noir que le regard n'épuise pas
Un noir qui ne blanchit pas sous le regard

Sa force de rester au fond

*

Parce que tu as cru au visage tu l'as déchiré
Il est resté visage

La bouche n'était qu'un trou
Elle ne s'est pas fermée

Les trous ne font pas respirer

*

Les gestes ont dépassé le corps

Qui du ventre ou de la tête
A pris la main ?

*

Dégager la chair jusqu'à la ressemblance

Un visage fait basculer dans son trou

Un seul
Le tien

Aucune boue n'a vécu autant que tes traits

*

Où dormir dans la peau ?

Des nuits
Dans la tête
A aplatir le sol

Et s'il ne faisait pas bon garder les corps dedans ?

Sans adresse le regard n'a pas de bord de Myriam Eck, n'en doutons pas, saura retenir le lecteur attentif à sa part ineffable, ce "je ne sais quoi"* sans fond. L'ouvrage est publié par les belles éditions cousues main AEncrages & Co. Il coûte 18 €.

* Lacan
* Jankélévitch
 

jeudi 27 octobre 2022

Pierre Soulages par lui-même

 

Je suis né à Rodez entre deux plateaux, le Causse avec ses grandes tables calcaires et désertiques et le Ségala. J'ai gommé tous les aspects riants de ce paysage pour garder les déserts minéraux, l'immensité où troupeaux et hommes disparaissent, cailloux parmi les cailloux.

Je me souviens d'une verrière de la gare de Lyon réparée avec du goudron, c'était peu après la guerre, à mon arrivée à Paris ; les coups de brosse gauches et rudimentaires des ouvriers qui l'avaient barbouillée me bouleversaient et je crois qu'inconsciemment mes premières peintures au brou de noix ont été marquées par cette émotion, par cette peinture involontaire et anonyme.

On est toujours guetté par deux choses aussi dangereuses l'une que l'autre : l'ordre et le désordre. Il y a des ordres stériles et des désordres féconds. Et vice versa. J'aime les oeuvres devant lesquelles je me construis. Et qui me construisent. Il y a une phrase de Rilke que j'aime beaucoup : "Cela nous submerge, nous l'organisons. Cela tombe en morceaux, nous l'organisons de nouveau et tombons nous-mêmes en morceaux."

Je n'aime pas les couleurs qui se jettent sur vous et vous sautent au visage pour tout faire remonter au niveau de la sensation. Je préfère infiniment les couleurs suggérées qui se devinent et se révèlent lentement. Qui vous invitent à les intérioriser.

La réalité de la peinture en train de se faire est bien plus riche que toutes les fictions que l'on peut s'en faire à l'avance. Si on ne fait qu'exécuter ce que l'on a imaginé, on n'est qu'un tâcheron de la peinture. L'oeuvre n'est intéressante que si elle dépasse l'artiste qui la produit. Et ce dépassement, c'est dans la peinture même qu'il a lieu. Dans la peinture, et rien d'autre.

Quand les professeurs vous disent : "Ce que le peintre ou le poète a voulu dire par là", soyez sûrs qu'ils vont vous apprendre quelque chose de parfaitement inessentiel. Il est bon de visiter les musées avec les artistes, parce qu'ils vous font voir dans les toiles et dans les objets ce qui n'y est pas.

"Outrenoir" pour dire : au-delà du noir une lumière reflétée, transmutée par le noir. Outrenoir : noir qui, cessant de l'être, devient émetteur de clarté, de lumière secrète. Outrenoir : un champ mental autre que celui du simple noir.

in Pierre Soulages "paroles d'artiste", éditions Fage, 6, 50 €

vendredi 21 octobre 2022

Conversation 1


 - Elles sont marrantes ces trottinettes électriques, finalement.

- Pourquoi finalement ?

- Une impression d'irréalité peut-être. Je ne suis pas certain qu'elles existent vraiment. Ca m'amuse.

- Hum ! Comment des objets constitués de matière pourraient-ils être à la fois réels et irréels ? Si encore les trottinettes étaient gazeuses comme il y a des planètes gazeuses, je comprendrais, mais là...

- Tu as raison. Cependant...

- Cependant quoi ?

- C'est tout un ensemble. Le sentiment d'irréalité que j'éprouve en regardant les trottinettes s'étend à ce qu'il y a autour. Les trottoirs sur lesquels elles roulent ne sont plus exactement les mêmes. Les murs qu'elles longent non plus. Quant aux gens qui se déplacent avec ces drôles de machines, avec leur casque et leurs écouteurs...

- Simple question d'habitude. Pense à nos ancêtres quand ils ont vu une automobile pour la première fois. Les progrès mécaniques surprennent toujours la banalité puis on s'y fait.

- Les trottinettes, c'est autre chose.

- Autre chose ? Te voilà bien flou.

- Oui. Flou. Forcément flou. Comme une image oubliée qui revient peu à peu à la conscience. Je doute qu'elle soit vraiment vraie. Je ne suis plus sûr de savoir ce que je sais.

- Ah ! Je crois deviner. Tu penses aux enfants d'autrefois qui faisaient des courses de trottinette en riant. Une illustration de l'insouciance, du bonheur simple. C'est bien ça ?

- Un peu, oui. Et je me dis que cette résurgence du passé colle mal avec le présent. Le présent prétendu moderne et qui incarnerait déjà le futur. En fait, je me demande si notre civilisation ne retombe pas en enfance. C'est mauvais signe. Elle est trop vieille. 

- Et si tu considérais que ces trottinettes sont seulement un moyen pratique pour se déplacer en ville, écologique en plus ? Tu ne te mettrais pas la cervelle au court-bouillon.

- Certes. Mais, encore une fois, c'est tout un ensemble qu'il faut observer. Il m'inquiète autant qu'il m'amuse. Pense aux chargeurs de trottinettes la nuit. A ce qui se passe dans leur tête.

- C'est juste un nouveau job. Pas plus con qu'un autre. Idéal pour un étudiant.

- Je ne peux pas m'empêcher de le trouver absurde. Un jour, on apprendra que deux chargeurs de trottinettes se sont battus à mort parce qu'ils convoitaient le même engin. Ce sera absurde, totalement absurde.

- Tu vois tout en noir. Tu pourrais aussi bien imaginer qu'un chargeur de trottinettes rencontrera une chargeuse de trottinettes et qu'ils tomberont amoureux. Ca serait marrant.

- Et ils feront beaucoup d'enfants qui à leur tour deviendront chargeurs. Des générations de chargeurs comme il y a eu des générations de mineurs. Et le soir au coin du feu, quand ils seront vieux...

- Aïe ! Te voilà cynique maintenant !

- Pourquoi pas ! C'est une posture qui en vaut une autre. Une posture de chien*.

- Ah ?

- Ah !


* On dit que Diogène l'irrévérencieux souhaitait être enterré comme un chien.

Image : peinture d'enfant de cm2

jeudi 20 octobre 2022

François Mauriac, Le désert de l'amour (incipit)

 


"Pendant des années, Raymond Courrèges avait nourri l'espoir de retrouver sur sa route cette Maria Cross dont il souhaitait ardemment de tirer vengeance. Bien des fois il suivit dans la rue une passante, ayant cru que c'était elle qu'il cherchait. Puis, le temps avait si bien assoupi sa rancune que, lorsque son destin le remit en face de cette femme, il n'éprouva point d'abord la joie mêlée de fureur qu'une telle rencontre aurait dû susciter en lui. A son entrée, ce soir-là, dans un bar de la rue Duphot, il n'était que dix heures et le mulâtre du jazz chantonnait pour le plaisir d'un seul maître d'hôtel attentif. Dans la boîte étroite où, vers minuit, piétinaient les couples, ronflait, comme une grosse mouche, un ventilateur. Au portier qui s'étonnait : "On n'est pas habitué à voir Monsieur de si bonne heure...", Raymond n'avait donné d'autre réponse qu'un signe de la main pour qu'il interrompît ce bourdonnement. Le portier confidentiel voulut en vain le persuader que "ce nouveau système sans faire de vent absorbait la fumée", Courrèges l'avait considéré d'un tel air que l'homme battit en retraite vers le vestiaire ; mais au plafond le ventilateur se tut comme un bourdon se pose."

Le roman se déroule dans les années vingt, dites folles, au sein d'une famille où on ne parle que d'argent et du bon Dieu. Le docteur Courrèges, la cinquantaine bien frappée, tombe secrètement amoureux de Maria Cross, tellement plus jeune, tellement plus belle, tellement plus spirituelle. Mais il reste sur le seuil de son désir, empêché, voire interdit...

Raymond, le fils, dix-sept ans, tenue vestimentaire négligée, ne supporte plus sa vie étriquée, entre une mère moralisatrice et les abbés castrateurs de son collège. Un soir, il rencontre Maria Cross dans le tramway, puis un autre soir, et encore un autre... Quelques regards s'échangent, quelques mots suivent. Maria Cross finit par inviter l'adolescent dans son "salon étouffé d'étoffes", lui dit qu'elle connaît bien son père...

Le fils restera-t-il aussi sur le seuil de son désir ? Quel en sera, ou non, l'objet ?

Le lecteur appréciera dans cet incipit la fonction du ventilateur. Mouche ou bourdon, il évoque ce qui hante, même quand il s'éteint.


vendredi 14 octobre 2022

Laurine Roux, Sur l'épaule des géants


Le roman Sur l'épaule des géants de Laurine Roux est peut-être avant tout (et nous verrons que ce tout n'est pas rien) une galerie de portraits de femmes au caractère trempé d'argile et d'acier. Elles sont audacieuses. Elles sont généreuses. Et follement passionnées. L'auteure, qui a plus d'un tour dans son sac à malices, observe : "Le respect des convenances était le corset de la raison." Supposons qu'elle aura pensé, en mûrissant son roman longuement médité, à l'impétueuse Pauline de Théus de Giono !
Les hommes du livre se tiennent plutôt dans un retrait fragile, une touchante faiblesse. Hommage au bouillonnement scientifique et technologique de la fin du dix-neuvième siècle à nos jours, ce sont des chercheurs et des inventeurs aux théories parfois improbables. De l'oenologie à l'aviation en passant par l'éthologie, la botanique, l'entomologie et la physique des particules, leurs recherches aboutiront parfois. L'une d'entre elles ravira les palais les plus distingués.
Mais venons-en à ce tout qui n'est pas rien, loin s'en faut. Les chats du livre ont bien du bagout pour guider le lecteur à la campagne comme à la ville. Du domaine des Mûriers dans les Cévennes où vit la famille Aghulon à la capitale et notamment au célébrissime restaurant Le boeuf sur le toit, les aventures s'y succèdent tambour battant au rythme du coeur. Elles sont amoureuses et tous les risques sont pris dans les rues de Paris. Les femmes savent mener la danse de façon cavalière même en voiture. A l'occasion, le piano classique de Rose s'enivre des vapeurs du jazz, applaudi par la bande excentrique d'un certain Salvador Dalí, laquelle en pince pour la folle Eglantine...
De la joie donc, du comique tantôt troupier tantôt raffiné, et les chats Socrate et Erasme ne sont pas les derniers à claquer de la menteuse, mais, mais... La saga des Aghulon traverse le vingtième siècle brisé, martyrisé. Combien de grands troupeaux, clin d'oeil à Giono encore, y perdront leur visage ? Combien de salopards ravaleront l'humain au rang du monstre banal ?

Avec Sur l'épaule des géants, Laurine Roux nous offre un roman populaire où des parfums picaresques (dans la construction même du texte) se mêlent aux saveurs de la haute gastronomie, tout en virant en ses dédales au polar ténébreux. Et c'est aussi un roman savant. L'histoire des sciences, cette terre inconnue* où l'ignorance féconde la connaissance, est pleine de rebondissements qui amèneront le lecteur jusqu'aux portes secrètes de la bibliothèque vaticane. Parmi d'autres voyages... à déguster lentement comme les mets les plus fins. Avec en bouche un goût de "je-ne-sais-quoi" tout à fait philosophique. 

Sur l'épaule des géants de Laurine Roux, illustré par Hélène Bautista, est publié aux éditions du Sonneur. Il coûte 24 €.

* Allusion à l'essai d'Alain Corbin, Terra incognita : une histoire de l'ignorance

dimanche 9 octobre 2022

Ito Ogawa, La papeterie Tsubaki

 Hatoko, surnommée Poppo par sa voisine Madame Barbara, vit seule dans la papeterie Tsubaki où elle exerce le métier d'écrivain public. Un art autant qu'une profession. Sa grand-mère, dite l'Aînée, le lui a enseigné pendant son enfance tout à l'élevant à la dure. La calligraphie, au pinceau ou au stylo-plume, au stylo-bille même, obéit à des critères et des rituels auxquels on ne saurait déroger sans perdre sa réputation. A cela s'ajoute le choix de l'encre, du papier, de l'enveloppe et du timbre selon le type de lettre demandé par la clientèle.

Hatoko écoute avec attention les voeux de ses visiteurs, autour d'une tasse ou d'un café d'orge frais, et cherche à deviner leur sensibilité. Afin que sa calligraphie s'en imprègne. Elle sera plutôt gaie si le client semble porté à la joie, plutôt rêveuse s'il paraît enclin à la mélancolie. La rédaction d'une lettre de quelques lignes peut prendre plusieurs heures et, dans les cas les plus délicats, plusieurs jours. Hatoko peuple ainsi sa solitude de vies qui ne sont pas la sienne... Celle de madame Calpis dont la requête est pour le moins étrange, celle d'une écolière amoureuse de son maître; celle du Baron aux manières un peu brusques et toujours vêtu d'un kimono. Sans oublier madame Poisson et son enthousiasme généreux. Ces personnes qui sont des personnages se retrouvent à l'occasion pour visiter les innombrables temples bouddhistes de la ville de Kamakura. Et partager quelques plaisirs de table.

Puis, un jour, Hatoko reçoit la visite d'un jeune homme venu d'Italie. Il porte dans son sac à dos une centaine de lettres. Mais ne disons rien de l'émotion qui saisira le lecteur. Une chose est sûre, Hatoko ne sera plus jamais la même.

Ito Ogawa réussit avec La papeterie Tsubaki une belle prouesse de simplicité. Son style dépouillé, presque sec parfois, touche droit au coeur, dans la légèreté comme dans la peine. Les nombreux fac-similés en caractères japonais qui traversent le roman lui confèrent une matérialité si fragile que l'émotion monte encore d'un cran. A quoi tiennent finalement les malentendus de l'existence, anecdotiques ou graves ? La réalité est-elle aussi ineffable que les cerisiers en fleur ou le tintement grêlé des cloches à l'entrée des sanctuaires shinto ?


La papeterie Tsubaki d'Ito Ogawa est publié chez Picquier poche et coûte 9 €.

lundi 29 août 2022

Le parfum de Mathilde

 Le parfum de Mathilde m'apparaît

Avant son visage

Une infinie lenteur monte à mes narines


Quand je regarde les bateaux.

Les échelles de coupée vacillent un peu

Les corps ont moins de portance

Dans l'air qui tremble

Mathilde efface tout sur son passage

Elle appareille vers le grand large

J'imagine qu'elle s'assombrit

Quel rivage pourrait l'attendre encore

Si trop de vieilles passions mais lesquelles

La mémoire aussi a vieilli

Mathilde abandonne ses idées folles

Et s'en retourne petite chose presque

Vers l'oubli qu'elle n'aurait pas dû quitter

Je la suis le long du quai où j'entends des clapots

Sans savoir ce qui de moi disparaît

En elle

*

Emma Constance Nastassia Mathilde

J'en finirai bientôt de marcher

Avec ces visages de passage dans ma mémoire

Ces personnes qui sont des personnages qui sont des personnes qui

Mon corps les porte depuis mes enfances à retardement

Quand j'ai pu jouir enfin d'être naïf

Mais pourquoi me retourner encore

Si la lucidité cloue mes mains

Quel visage de moi ai-je pu composer

Qui ne mente pas

*

Le chemin qui reste

Sa fièvre plus lente et plus profonde

Je devine mieux l'envers de la ville

Des murmures nouveaux chuintent

Dans la gare et sur les quais

D'autres visages m'adviennent avec d'autres romans

Cette beauté-là nerveuse

Saurait tirer sur la foule ou galoper à cru

Si et si dans une tourmente

Je la nomme Pauline et déjà elle s'efface

Une fragile Otoko la remplace

Avec un lac au fond de ses yeux vides

Son amant les a tués

La folie guette encor elle a des griffes

Que le ciel se déchire

Et je n'aurai pas les mots au creux de mon ventre


(Les trois derniers textes de mon recueil inédit Se retourner sur un visage.)


vendredi 26 août 2022

Vers une société plus frugale

 J'ai pleinement conscience que mon propos suscitera çà et là quelques froncements de sourcils y compris dans mon entourage... Le président de la République n'est certes pas le mieux placé pour siffler la fin de la récréation consumériste mais il n'en est pas moins vrai que la surabondance dans les pays dits prospères condamne à moyen terme l'humanité entière.

Une image me vient alors que j'écris : celle du désert d'Atacama au Chili où pourrissent au soleil les surplus de vêtements des marques à bas coût. Cette surabondance relève surtout de la responsabilité des grandes fortunes (jets privés, grosses berlines à gogo, terrains de golf et de tennis...) et des industriels qui manipulent si bien la pulsion d'achat pour écouler leurs stocks via le maillage serré de la distribution. Le troupeau borgne des consommateurs a cependant aussi sa part de responsabilité.

Gaspillage mortifère à tous les étages de l'abrutissement. Débauches d'écrans plats, d'ordinateurs, de smartphones, de jeux vidéo, tout ça dépassé avant même la date de l'obsolescence programmée because y'a un nouveau modèle encore plus great, encore plus giga rapide. Et tant pis si cette quincaille finit dans des dépotoirs en Inde où des mômes affamés cherchent des restes de métaux précieux. Débauche de voitures itou, de plus en plus souvent deux par foyer sans justification par les nécessités du travail, et faut qu'elle soit fessue la bagnole, et qu'elle rutile en sus, pour l'épate, on n'est pas moins qu'les autres, hein ! Et si, quitte à s'endetter, on accède à la pistoche au fond du jardin, (3 200 000 en avril 2022 selon la Fédération des Professionnels de la Piscine), on a vite fait de s'croire au-d'ssus de la mare aux canards. Enfin, sujet délicat, celui des armoires à linge. Pourquoi 15 pantalons sur une étagère quand 6 suffiraient amplement ? Pourquoi 20 robes sur des cintres quand avec la moitié on a de quoi se nipper en toute saison ? Pourquoi toutes ces godasses nikées qui filent des ampoules sous les arpions ?

Entendons-nous bien ou essayons. Il serait infécond de stigmatiser le propriétaire de SUV à cinq mille balles par mois comme la meuf smicarde accro à son dressing. Et je reconnais qu'une piscine au fond du jardin, c'est agréable en juillet de s'y esbaudir. De même, j'éviterai de trop railler le tourisme de masse auquel j'ai moi-même participé quoique modestement. Cependant l'urgence est là. Les vingtenaires et les trentenaires, plus crédibles que notre président adepte du greenwashing, sont de plus en plus nombreux à tirer la sonnette d'alarme : Générez moins de déchets ! Privilégiez les circuits courts de l'économie solidaire ! Voyagez moins loin en avion et choisissez le train si possible ! Mangez moins de viande et de produits gras ! Bref, dépensez moins et mieux pour sauver ce qui peut encore l'être du climat et de la biodiversité.

L'actuelle crise économique et financière dans les secteurs de l'énergie, des matières premières et du transport des marchandises leur donne mille fois raison. Le système capitaliste doit être entièrement refondé mais les consommateurs, nolens volens, en sont aussi les acteurs au nom de l'immédiateté du plaisir. Leur demander des sacrifices, surtout quand on pense aux plus pauvres, engendre des ires légitimes contre la caste des profiteurs. Il serait plus pertinent de les accompagner vers la fin de "la servitude involontaire". Dès le plus jeune âge. Il faudrait pour cela une volonté politique affranchie des lobbys industriels et une volonté ferme des familles. Mais n'est-ce pas trop tard quand les forêts européennes s'embrasent de plus en plus tôt sous l'effet des canicules, avec en perspective des inondations automnales impossibles à contenir ?

De même, il est trop tard pour lancer un plan Marshall mondial à destination des continents les plus démunis, sous mandat onusien doté d'un vrai pouvoir d'ingérence dans le marigot des corruptions. Lequel, si par miracle il était acté, ne produirait ses premiers effets durables qu'à l'horizon 2035. Un voeu pieux, de toute évidence mais, comme le rappelle Jean-Claude Ameisen dans Les chants mêlés de la Terre et de l'Humanité, il ne peut y avoir de transition écologique sans un soutien massif aux populations les plus carencées de la planète, dans les métropoles comme dans les hameaux, urbi et orbi. Des centaines de milliards seraient immédiatement disponibles si la volonté politique en décidait. Nul doute que les fonds d'investissements sauraient y trouver leur compte dans le cadre de Partenariats-Public-Privé sous contrôle parlementaire et ils gagneraient de surcroît un peu de vertu. Alors, une fois terrassées la faim et la soif, le discours sur la nécessité de la frugalité serait audible et partagé par le plus grand nombre, indépendamment des idéologies délétères d'où qu'elles viennent. Et, peut-être, la Méditerranée cesserait de nourrir ses poissons avec des cadavres humains. 

En attendant que ce rêve devienne réalité, des petits gestes dans la vie quotidienne peuvent s'avérer efficaces s'ils se multiplient tous azimuts.En voici, par exemple, quelques-uns pour économiser l'eau, que j'applique :

- Dans les wc, ne pas tirer la chasse si la petite commission est vraiment petite.

- Sauf en cas de grosses chaleurs, limiter les douches à deux ou trois par semaine. 

- Laver ses cheveux sans shampoing une fois sur deux pour économiser le rinçage. 

- Réduire le débit du robinet pour laver cuillères, couteaux et fourchettes et laver aussitôt après usage les plats les plus sales.

- Limiter l'arrosage du jardin à un par jour en été et à 5 minutes en privilégiant les plantes en pot.

Cela dit, je n'adopte pas la posture du donneur de leçons, ayant moi-même des progrès à faire dans ma production de déchets plastiques, mais je maintiens mon propos. La frugalité et la décroissance dans certains domaines (industrie automobile, industrie textile, industrie agro-alimentaire...) sont incontournables. Ce sera l'affaire de tous, riches et moins riches, ce sera contraignant et difficile mais là réside une petite chance de salut, la dernière probablement que nous ayons encore. Sinon, ce sera le grand effondrement, irréversible. Et nos enfants, nos petits-enfants en paieront le prix fort. Même nos chats devront verser leur écot.

mercredi 24 août 2022

Luisa Fernanda Lindo, 1993

 Au petit matin un grand fracas nous a réveillés.

Les fenêtres ont explosé. Du verre partout.

Je suis descendue chercher la mémé. Elle dormait. Elle était sourde.

Mamama, lève-toi, il se passe quelque chose.

C'est peut-être la fin du monde, j'ai pensé.

Maman m'a dit : ne marche pas pieds nus.

J'ai préféré ne pas l'écouter.

J'ai couru à la porte. Suis sortie dans la rue.

Les voisins en pyjama, moi

en chemise de nuit,

le ciel, violet.

C'est la fin du moooonde ! - a crié la mémé.

J'avais treize ans, j'étais vierge et

ne croyais pas en dieu. J'ai couru mettre un pantalon.

Je suis retournée dans la rue. Tout le monde regardait le ciel violacé.

La terre continuait à trembler. La fumée

prenait mes poumons, je ne pouvais presque plus respirer.

Maman, c'est la fin du monde ? demande mon frère 

en traînant par terre un sac à dos plein de petits soldats de plomb.

Maman à genoux, disant :

C'est ma faute, c'est ma faute, c'est ma très grande faute.

Les sirènes de la police, les balles perdues dans l'air.

Cris.

Maman debout enlacée à mémé.

Mon frère debout enlacé à maman.

Premier plan.

Je ne tiens pas debout et mes bras

ne parviennent pas à m'enlacer.

Deuxième plan.

J'ai couru au coin de la rue. Cinquante mètres.

Il n'y avait plus de coin.

Mes pieds ensanglantés.


Hors champ.

*

En la madrugada un estruendo nos despertó.

Las ventanas explotaron. Vidrio esparcido.

Bajé a buscar a la abuela. Dormía. Era sorda.

Mamama, levántate, algo está pasando.

Si esto es el fin del mundo, pensaba.

Mamá me dijo : no andes descalza.

Preferí no escucharla.

Corrí a la puerta. Salí a la calle.

Los vecinos en pijamas, yo

un camisón puesto,

el cielo, violeta.

¡ Es el fin del mundoooo ! - gritó la abuela.

Tenía  trece años, era virgen y 

no creía en dios. Corrí a ponerme un pantalón.

Volví a la calle. Todos mirábamos el cielo purpúreo.

La tierra seguía temblando. El humo 

se apoderaba de mis pulmones, casi no podía respirar.

Mamá, ¿ es el fin del mundo ?- preguntaba mi hermano 

arrastrando una mochila llena de soldaditos de plomo.

Mamá arrodillada en el suelo, diciendo :

Por mi culpa, por mi culpa, por mi gran culpa.

Las sirenas de la policía, las balas sueltas en el aire.

Gritos.

Mamá de pie abrazada a mi abuela.

Mi hermano de pie abrazado a mi madre.

Toma uno.

No puedo mantenerme de pie y mis brazos 

no me bastan para abrazarme.

Toma dos.

Corrí a la esquina de casa. Cincuenta metros.

No había más esquina.

Mis pies ensangrentados.


Fuera de foco.


Ce poème de Luisa Fernanda Lindo se trouve dans l'anthologie Lima escrita, choisi par Carlos Villacorta Gonzales.

mardi 9 août 2022

Luis Fernando Chueca, Conversations avec Clara au printemps (bilingue)

Le premier jour de soleil je l'offre à ton souvenir.

"Le printemps à Lima n'existe pas", je t'avais dit,

Il n'a pas existé. 

Et ni aujourd'hui ni jamais nous ne pourrons trouver les vieux présages

Qui  appellent à le célébrer.

Ma triste cérémonie s'enlise chaque fois que je dis ton nom.

Tes mains avaient planté un jardin immense

Mais les fleurs commencent à pourrir.

Des bâtiments obscurs vont cerner ma raison

Et, surgie de nulle part, Celia la morte,

                    /à rejeter nos questions.

"Tu veux continuer à parler avec nous " ?;

je lui ai demandé c'est quoi la mort et elle m'a dit qu'un homme vient

en été avec un grand manteau noir sur le dos.

Puis tu t'es moquée,

Mais les vieux noms de l'histoire ne changent pas de place,

                    /et toi tu le sais.

Le premier jour de soleil reste dédié à ta mémoire,

Et quelque part, Clara, tu naîtras à mon souvenir.

Nous avons grandi sous le signe mauvais du serpent

Et nous n'avons pas pu supporter les marques de la lune ;

Cela dit, c'est mon histoire et non la tienne

Ma solitude en peine vague lentement dans les rues

J'ai posé de nouvelles questions sur la mort

Et j'ai senti une main sur ma hanche, 

Mais ce n'était pas un signe des dieux

Ni Celia, ni toi souriant sous un masque

Ce n'était même pas une réponse.

Le printemps à Lima n'existe pas, je te le redis,

Et même si nous étions assis des heures et des heures à discuter,

Il n'existerait pas davantage.

Nos chemins sont des durées immuables

Impossibles à nommer avec des mots connus.

Et pourtant, le premier jour de soleil est à toi

Appelons-le comme tu voudras.

*

El primer día de sol lo ofrezco a tu recuerdo.

"La primavera en Lima no existe", te había dicho,

No ha existido,

Y ni hoy ni nunca podremos encontrar las viejas señales 

Que llaman a celebrarla.

Mi triste ceremonia se estanca cada vez que te menciono :

Tus manos habían construido un inmenso jardín 

Pero las flores comienzan a podrirse.

Oscuros edificios se disponen a rodear mi entendimiento

Y de algún lugar llega Celia, la muerta,

                            /a contestar nuestras preguntas.

" ¿ Quieres seguir hablando con nosotros"? ;

le he preguntado por la muerte y me ha dicho que un hombre sale

en verano con una enorme capa negra en las espaldas.

Luego te has burlado,

Pero los viejos nombres de la historia permanecen en su sitio,

                            /y tú lo sabes.

El primer día de sol queda ofrecido a tu memoria,

Y en algún lugar, Clara, nacerás a mi recuerdo.

Crecimos bajo el signo vil de la serpiente

Y no ha sido imposible soportar las marcas de la luna ;

Si embargo, es mi historia y no la tuya

Mi triste soledad deambulando lentamente por las calles.

He preguntado nuevamente por la muerte

Y he sentido una mano en la cintura,

Pero no fue un saludo de los dioses 

No Celia, ni tú sonriendo en una máscara

No ha sido ni siquiera una respuesta.

La primavera en Lima no existe, te repito,

Y aun nos sentemos horas de horas, discutiendo 

Seguirá si existir.

Caminamos sobre un tiempo irreversible

Incapaz de ser nombrado con palabras conocidas.

Si embargo, el primer día de sol te pertenece 

Y es posible llamarlo como quieras.


Poème publié dans Lima Escrita, Arquitectura poética de la ciudad 1970-2020 par les éditions Intermezzotropical.