lundi 12 décembre 2022

Mila Tisserant, Contre-fugue

 

Une auteure qui se rend sur la tombe de Rimbaud à Charleville-Mézières et y écrit "Reviens vite ou crève" est forcément habitée par le mystère de l'humain. Et quand on sait qu'elle a quinze ans au moment du forfait, l'entendement du lecteur s'en trouve bousculé.

Le premier recueil de Mila Tisserant, Contre-fugue, alterne les proses très courtes, deux à quatre lignes jetées comme un cri, et d'autres d'une page et plus. On est d'emblée saisi par cette fugue pleine de fougue et d'obscure lucidité : "Mon regard à présent remaniait les saisons, l'âme de la raison. Puis...je compris pourquoi j'aimais tant courir à la perte d'un crépuscule, essouffler mes visions dans les coups et les creux de tant de virgules. Je poursuivais les essences charnelles que les siècles avaient conservées, les désirs de fugue abandonnés, les négations du corps que l'humanité avait enfantées."

En musique, une contre-fugue est une fugue dans laquelle l'imitation reprend le sujet à contre-sens. Et c'est ainsi que Mila Tisserant s'essaie à la "contre-réalité" d'un temps "non-advenu". Dans un monde qui "croupit sous la tragédie", où les vivants sont aussi morts que "les macchabées", la nécessité impose aux corps et aux âmes l'invention d'une langue nouvelle. Pour une poésie condamnée à l'errance, "sans terre d'asile" ni parapets vermoulus.

Mila Tisserant cloue au pilori les poètes déjà rances à trente ans et les musiciens dont [les cordes sont rouillées]. Le tout à l'ego des artistes "détruits par la gloire qu'ils prêtent à leurs sermons", finit au tout à l'égout du grand charivari des printemps poétiques  où poufs et pouffiasses littéromanes tartinent leurs métaphores de cholestérol. 

Mais la poète se dit elle-même enfermée dans une cage, une cellule. Son corps est un "vieux tas d'ossature", "le moindre recoin de [sa] chair une plaie. Ce sentiment très prégnant de la flétrissure lestée "à la mine de plomb" hâte le recueil vers un suspens qui laisse le lecteur sans voix : "Cet ouvrage n'est qu'une maladie. Une oeuvre à mon sens demeure inachevée". Comme celle de Rimbaud dont il fallut amputer la gangrène ?

A lire et relire la prose de Mila Tisserant, à traquer le sens à l'affût sous les virgules qui tombent comme des haches, à chercher la détresse sans fard derrière chaque exclamation, le chroniqueur reste aussi bouche bée que le lecteur. Mila Tisserant crible son flux profus de rimes intérieures (rivage, ambages ; délectable, table ; crapule, scrupules...) et même d'alexandrins intérieurs que Léo Ferré aurait aimé chanter : "Que je hais ce cachot qui verdoie en mes os !", "Rien n'est plus disgracieux que la boue dans leurs yeux", "Longtemps je les cherchais dévisageant la mort exaltée à l'idée de m'y jeter encore".

Aucun voyant, de Charleville ou d'ailleurs, ne saurait prédire ce que seront les prochains livres de Mila Tisserant. Notre époque de réalités alternatives sans objet parviendra-t-elle à "rehausser "le verbe au sommet de sa forme" ? Il lui faudra [des monstres fous et passionnés]. Qui renonceront à "toute parole prémâchée" pour cambrioler la langue et même l'assassiner. Afin qu'advienne un temps nouveau. Je ne doute pas que Mila Tisserant, par ailleurs auteure de théâtre et comédienne, sera l'un de ces monstres aux mots "pleins de cruauté". De Rimbaud à Artaud, elle croisera d'autres bateaux ivres et construira les siens. Elle volera le feu et nous l'étreindrons passionnément.

Extraits :

Il y a bien des falaises qui m'ont vu vivre sous la coupe du vent et aux amours des marées. Mais sur la table de mon passé aujourd'hui, j'abolis tout voyage. Il le faut bien pour se perdre.

*
Je vous en prie aidez-moi, par quelque moyen que ce soit, la peste, la galle, le choléra.

*
Je songe, tombeau ouvert. Funambule céleste, j'ai tendu des étés, entre toits et balcons, pleine de fièvre et de jurons. Délires identitaires. Fièvre cosmique. Qui suis-je, l'oeil aux aguets ? Où puis-je, naviguer ? Que fis-je, mine de fuguer ? Qui donc viendra, me morguer ? Quinze ans, triste démence. Quinze ans, on cueille fébrile, les regards impatients, les bourgeons, les fruits bleus d'amourettes. Quinze ans je m'éprends, de sulfureux décors, d'aubes météores. Ringards, dépassés, les battements légers, prompts des alouettes, et les saisons vertes, les belles cueillettes. Cessez votre règne, impotent ! Rien n'est au royaume, tout à l'impuissance ! Répétez avec moi, gloire à la démence ! Je ne suis personne, qu'être me pardonne.

Contre-fugue de Mila Tisserant vient de paraître aux éditions du Cygne. Il coûte 10 €. Dépêchez-vous, le tirage sera bientôt épuisé.

vendredi 9 décembre 2022

Jean-Christophe Belleveaux, Territoires approximatifs

 

Les premiers territoires approximatifs sont peut-être ceux du langage. Ils sont vagues et, quand on veut s'en approcher, ils se dérobent souvent.

Dans son recueil Territoires approximatifs, Jean-Christophe Belleveaux procède à des relevés du réel si mouvants qu'il peine à s'y [agrafer] tant "la part de l'ombre" brouille les lignes des géographies intimes et quotidiennes, que l'on vive sur l'île de Gorée ou celle de Sein. Difficile donc, de construire "une maison habitable...plutôt ouverte sur la mer (et sur la lumière) que torchée de mots, de mémoire, du fatras habituel".

La langue écrite constitue un empêchement qui condamne à "naviguer à vue dans l'approximation". Le torchis des mots ne fait pas longtemps trace quand leur sens reste "provisoire". Jean-Christophe Belleveaux met sans complaisance en accusation sa propre langue, allant jusqu'à juger sa poésie désaccordée. L'écriture est un cheval de Troie, dit-il. Sait-on jamais quelles fallaces en jailliront ! Peut-être "des fantômes...qui hantent l'imparfait de l'indicatif". Peut-être des "compléments circonstanciels [qui] se tortillent sur le tapis où gisent des pantoufles abandonnées".

Et nous touchons là à la dimension un peu grinçante du poète "prince sans rire" qui se définit d'emblée comme un "pouilleux, vérolé, biberonnant l'affreux sauvignon". Et pratique une salutaire auto-dérision. Ainsi, dans son poème a pulso lento lors d'un voyage à Gran Canaria : "il convient de rester l'idiot qui photographie un coin de rue", tout en sirotant une bière accompagnée d'olives fourrées aux anchois.

La défiance que Jean-Christophe Belleveaux éprouve envers le langage et la langue n'enlève cependant rien à la richesse de sa palette. Le lecteur la découvre parfois classique, dans le texte territoires qui ouvre la deuxième partie du livre par exemple, ou, dans Fusée, tour à tour étirée comme une pâte molle ou compressée comme une sculpture de César. De nombreux procédés d'accumulation et l'usage assez fréquent d'apartés entre parenthèses dans les textes les plus longs se prêtent à une lecture oralisée. Accompagnée pourquoi pas d'un dispositif scénique où le spectateur, rêvant devant une carte de géographie, se prendrait pour Savorgnan de Brazza. Jean-Christophe Belleveaux maîtrise également l'art du bref avec suspens. Ces passages, par exemple, dans côté sud, à côté : "on prend le train / comme une suite / à donner / sait-on /// dans les mailles / de l'être / l'émail des mots / les murs d'hôtel / dans". Pour dire ce qui manque, à chercher dans l'inachevé, en soi et à l'autre bout du monde, en Indonésie ou au bord du Mékong.


Extraits :

Rome

    enfermé dans l'obligation d'être, on s'ébroue le soir venu, dans la conversation de soi avec soi, on secoue les apparences aux abords de la gare - quartier des pensions bon marché - pour se donner l'illusion d'une sincérité qui tient debout

    débarrassé de ses oripeaux, l'ossature est bien maigre au milieu des véhémences, dans la décomposition lente de l'être, on mastique un carré de pizza bianca ; et le vide

*

perdre son temps n'est-il pas toujours déjà perdu s'ennuyer Voilà qui m'est équilatéral dirait quelqu'un car chacun va à ses plaisirs fussent-ils d'ennui et de gribouillis sur des carnets des coins d'enveloppes oui-da ! l'oeil n'ayant ni glycines ni papillons à savourer que le plâtre jauni des murs détapissés on baragouine solitairement on puise dans la flaque d'encre noire on éclabousse les dimensions

*

le sable ne s'arrête pas aux portes

pénètre la ville


on se tient sur le seuil d'un restaurant

dehors paraît jauni

on a soif

*

on croque des piments on boit du thé

on fait semblant

on ressemble


pour finir on regarde

la chaleur de la rue

les auvents sales des épiceries

tout cela

autre


Territoires approximatifs de Jean-Christophe Belleveaux est publié aux éditions Faï fioc dont on remarque la belle facture. L'ouvrage coûte dix euros.


mardi 6 décembre 2022

Belén Zavallo, Aspas/Pales

 

Belén Zavallo, admiratrice d'Alejandra Pizarnik, dit qu'elle [s'ouvre à l'intimité parce que le poème apparaît dans la chair et dans ce que la chair cache. La poésie est une parole dont nous ignorons la nécessité].

Son recueil Aspas (prix Storni du ministère de la Culture en Argentine) saisit d'emblée le lecteur à l'estomac par son verbe sans détours. Le corps est mis à nu en ses plis comme en ses plaies dans l'ordinaire des jours où la tragédie n'est jamais loin de la joie. 
La voix de Belén Zavallo est souvent comparable à celle de Natalia Litvinova dont une anthologie intitulée Los cortes invisibles/Les coupures invisibles a paru en France aux éditions Al Manar. Les pales du moulin zavallien ne font pas que du vent pour que le réel fonctionne. Elles coupent aussi. Sans lyrisme complaisant.

Extraits :

Qui je suis

Le cordon d'un autre ventre sangle mes hanches

je traîne une douleur étrangère et ma langue lèche
le pus dont maman se sert pour peindre les azulejos de sa maison

papa frotte ses semelles contre ma peau
dessine sur mon dos la coquille d'un escargot

un jour je lui ai écrit une lettre sans fin
un autre j'ai brûlé les pages et recueilli les cendres
maintenant je les porte dans un petit coussin suspendu à ma bretelle

je nourris ma fille au sein et avec cette fumée près de sa langue

tout se meurt, mon bébé, quand vous ouvrez la bouche

Quién soy

Un cordón de otro vientre me ciñe la cintura 

arrastró un dolor ajeno y paso la lengua
por la pus que mamá usa para pintar los azulejos de su casa 

papá arrastra las chancletas por mi piel
marca un trazo de caracol en la espalda 

un día le escribí una carta larguísima
otro día quemé las hojas y junté las cenizas 
ahora las llevó en una almohadilla prendida a mi bretel 

amamanto a mi hija con el pecho y con ese humo cerca de su lengua 

todo se muere, bebita, cuando abrís la boca

*

un chemin de terre dans la gorge 
l'histoire a commencé avec un voyage dans un village

maman a vendu son piano et oublié la musique
papa était un oeillet de l'air*,
orphelin de mère et de père
et de frère
trois tombes aussitôt l'ont cerné

et il a rempli sa langue de poussière

un camino de tierra en la garganta
la historia empezó con un viaje a un pueblo 

mamá vendió su piano y olvidó la música 
papá era un clavel del aire,
huérfano de madre y padre
y de hermano 
pronto lo rodearon tres tumbas 

y se le llenó de polvo la lengua 

Amateurs hispanophones, lisez sans tarder cette jeune voix de la poésie argentine qui aime les arroyos et les chemins de terre où croisent quelques perdrix...
Aspas  de Belén Zavallo est publié par Marina Mariasch chez Hibrida Editora. Le prix n'est pas communiqué.

*Un oeillet de l'air est à la fois une plante ornementale qui vit hors sol et un tango argentin de 1929.

mercredi 23 novembre 2022

Christian Gailly, Nuage rouge

 

Christian Gailly maîtrise au plus haut point l'art de raconter une histoire tout en ne la racontant pas mais en ayant l'air de. Sur un ton où l'auto-dérision s'accompagne d'un zeste d'amertume.

Le narrateur de Nuage rouge, qui est l'auteur lui-même sans que ce soit toujours certain, vit une étrange aventure, la nuit, sur une route de campagne. Il croise la voiture de Lucien, avec lequel il entretient des rapports de haine plutôt que d'amitié, mais ce n'est pas lui qui conduit. C'est une femme. Elle a du sang sur le visage. Il s'est évidemment passé quelque chose de grave. De retour chez lui, il raconte à Suzanne ce qu'il a vu, ou cru voir, et elle s'aperçoit qu'il n'est plus bègue. En effet, il bégayait depuis son service militaire en Algérie où il a vu une mère et son bébé se faire tuer à bout portant.

Tout ça ne nous dit pas dans le détail ce qui est arrivé à Lucien, le déroulement du drame n'est jamais décrit, nous ne sommes pas dans un roman policier. Une chose est sûre cependant. Le corps de Lucien est plus léger après qu'avant, l'étang proche de la route pourrait en témoigner. La femme, elle, belle Danoise conservatrice de musée à Copenhague et toujours amoureuse de son défunt mari, un sémillant officier de marine breton, ne manque pas de ressort. Ses gestes, aussi vifs que son esprit, lui ont sauvé la vie... 

Comme le narrateur entretient avec Suzanne des relations presque aussi compliquées qu'avec Lucien désormais infirme, il prend l'avion jusqu'au Danemark. Un dialogue plus aigre que doux se noue avec la fascinante Rebecca Lodge mais il boit trop et ne sait plus tellement ce qu'il raconte. Tant et si bien que le véritable objet de sa visite sera démasqué...

Christian Gailly mène les courts chapitres de son roman tambour battant et ça tombe bien, la musique est très présente dans le texte. Le jazz notamment, dans un club où la vodka est généreuse (Oscar Peterson et Stan Getz). Et il est aussi question de littérature, pour dire avec Camus l'ambiguïté du rapport à la mère ou évoquer "le cas tragique de Joë Bousquet...blessé en 1918, une balle dans la colonne vertébrale". La fin du livre, en revanche, tombe plutôt mal, l'auteur ne s'en relèvera peut-être pas.

Extrait :

"L'amour le plus grand, me disais-je, est fait de la plus longue absence, de la plus longue attente par conséquent. Et si donc notre amour est mort, notre attente dure jusqu'à notre mort. Je pensais à elle qui pensait à lui, son capitaine. J'imaginais ce qu'elle voyait, ce que l'absence, l'attente lui montrait. L'avant d'un navire, une coque grise, une étrave aiguisée comme les mains jointes d'une nageuse, le soc d'une charrue surannée fendre et plonger dans l'eau grise, verte, d'une mer méchante, ce gris vert si beau par mauvais temps, cette beauté que tout le monde connaît, tout le monde a vu ce que ça donne quand par moments des aiguilles de soleil se mettent à suturer les plaies du ciel et les plaies de la mer au point de les confondre, on ne sait plus à quoi on a affaire, on pense à une mer double, à un ciel double, un miroir terrestre, un miroir céleste, à une mer qui se mire dans un ciel qui se mire dans la mer."

Lisez Nuage rouge dont Jean-Noël Pancrazi disait dans Le Monde qu'il s'agit de "multiples variations sur un même geste, oscillations infinies".
Publié en 2000 aux éditions de Minuit, le roman de Christian Gailly est repris dans la collection poche du même éditeur en 2007. Il coûte 6, 50 €.

jeudi 17 novembre 2022

Philosophie magazine, Réparer la Terre ? (2)


 LES NOUVEAUX           PROMETHEE


Pour mémoire, dans la mythologie grecque, Prométhée vola le feu aux Dieux pour l'offrir aux hommes. Le feu est assimilé à la connaissance, laquelle pousse l'humain à un orgueil démesuré (hubris).


Le philosophe Dominique Bourg et l'économiste Emmanuel Hache débattent des politiques énergétiques et des solutions imaginables pour préserver l'habitabilité de la Terre. Ils questionnent les possibilités et les limites de la géo-ingénierie. Et partagent le même constat : l'énergie n'est pas produite par les humains, seulement captée, transformée et déplacée. Ces opérations demandent beaucoup d'énergie et de matériaux mais la finitude des ressources (cuivre, bauxite, cobalt, nickel...) constitue un obstacle indépassable. D'où l'appel du Giec en 2021 à la sobriété économique. 

Les consommateurs sont-ils prêts à l'entendre ? Emmanuel Hache précise : "Les gouvernements créent des consommateurs schizophrènes auxquels on envoie le message selon lequel il faut réduire leur consommation, tout en prônant la croissance." Et comment aboutir à un consensus citoyen alors que la France, par exemple, "compte une dizaine de millions de précaires énergétiques" ? Si la contrainte porte surtout sur les ménages les plus pauvres, l'appel à la sobriété est inaudible, selon Dominique Bourg. La révolte des Gilets jaunes contre la taxe carbone en 2018 en témoigne.

Une réforme du contrat social, (centré sur le rapport à la biodiversité), couplée à une remise en cause de la fonction technologique loin des simplismes habituels (croyance aveugle dans la technique / retour à l'âge de pierre), pourrait ouvrir au futur un chemin plus durable. Emmanuel Hache observe que de grandes inventions et découvertes "ont fait avancer le monde et la société vers un mieux et non vers un plus". Dans le monde médical notamment. La pénicilline a permis un progrès significatif de l'Indicateur de Développement Humain. Mais une innovation technologique ne constitue pas forcément un progrès. Dominique Bourg dénonce l'innovation numérique  qui "a complètement déstabilisé  nos démocraties en fragmentant l'espace de l'information... il n'y a donc rien d'automatique à ce que les nouveautés techniques accroissent le bien-être".

Les deux débatteurs se retrouvent sur la nécessité d'une science agissante et éclairante. Le contexte géopolitique actuel ne s'y prête hélas nullement. La compétitivité pour l'accaparement des matériaux rares est de plus en plus sauvage. Dans un monde fragmenté entre pays développés et pays émergents, une politique climatique concertée verra-t-elle le jour ? 

Dominique Bourg et Emmanuel Hache terminent cependant leur entretien sur une note moins pessimiste. "Dans beaucoup de pays, une sensibilité à la souffrance animale et au monde végétal émerge, ainsi que des droits de la nature". Le concept de préjudice écologique peut "nous empêcher d'emprunter les voies les plus consuméristes, qui compromettraient l'habitabilité de la Terre".


L'article suivant le débat s'intitule : Les ingénieurs vont-ils refroidir la Terre ? La géo-ingénierie propose des Technologies à Emissions Négatives pour capter le co2 de l'atmosphère. Soit par la dispersion en mer de sulfate de fer qui favoriserait la croissance d'algues absorbeuses, soit par le développement de ventilateurs dotés de filtres sur lesquels se déposeraient les particules.

Trois solutions sont également à l'étude sur la gestion du rayonnement solaire :

- Mettre en orbite des panneaux solaires afin de refroidir la Terre

- Accroître la réflectivité des surfaces terrestres afin de renvoyer une grande partie du flux solaire (en couvrant les montagnes d'un mélange de chaux, de sable et d'eau)

- Pulvériser des aérosols dans l'atmosphère grâce à une flotte d'aéronefs

Des solutions artificielles au plan local seraient-elles plus viables ?

- Créer des nuages réfléchissants censés réduire la température de la mer et protéger la Grande Barrière de corail australienne

- Installer en Arctique 10 millions d'éoliennes reliées à des systèmes de pompe pour augmenter l'épaisseur de la banquise


Toutes ces propositions sont débattues au sein de la communauté scientifique. Certaines semblent presque raisonnables quand d'autres sont carrément fantaisistes. Leurs effets négatifs sur le climat constituent un risque difficilement mesurable. Il ne s'agit pas de rejeter en bloc la géo-ingénierie ni de lui accorder une confiance totale. La volonté de modifier le climat n'est viable qu'au regard d'expériences validées par des observateurs indépendants et dans le cadre "d'une morale déontologique qui prescrit que l'on ne perde pas de vue le devoir - à savoir la réduction de nos émissions de gaz à effet de serre".


Photo : Dômes intégrés à un système permettant de capter du dioxyde de carbone, à Hellisheidi, en Islande.

mardi 15 novembre 2022

Philosophie magazine, Réparer la Terre ? (1)

 

L'écologie, tout le monde en parle. Le soir après l'turbin, au bistrot du coin et même le dimanche autour de la poule au pot. Mais les conversations tournent souvent à l'aigre, les vieilles positions politiques se retranchent derrière leurs vieilles lunes et la pensée s'effondre comme un soufflé mal cuit.

Philosophie magazine de novembre 2022 consacre aux maux de notre planète un dossier d'une vingtaine de pages inspirées du courant pragmatiste cher à Bruno Latour. Il est organisé en 3 parties qui représentent 3 tendances, lesquelles ne s'opposent pas dans des a priori idéologiques mais peuvent se compléter au service de l'action ici et maintenant.
1 ) Les nouveaux Prométhée
2 ) Les gardiens du sanctuaire
3 ) Les ravaudeurs

Les nouveaux Prométhée sont disciples de Descartes plutôt que de Heidegger. Ils considèrent que les hommes peuvent "se rendre maîtres et possesseurs de la nature". Alors que le philosophe allemand mettait en garde contre la "conception instrumentale" de la technique qui est une "provocation par laquelle la nature est mise en demeure de livrer une énergie qui puisse comme telle être extraite et accumulée". Et il ajoute : "L'homme suit son chemin à l'extrême bord du précipice, il va vers le point où lui-même ne doit plus être pris que comme fonds". (Autrement dit, exploitable au même titre que l'énergie et la production de biens). Cependant, la géo-ingénierie, loin des discours démiurgiques à la Elon Musk, peut offrir des solutions viables, mais non globales, dont nous ferons l'inventaire dans l'article suivant.

Les gardiens du sanctuaire, proches du courant transcendantaliste incarné par Thoreau (la nature sauvage comme ouverture vers le Grand Tout du monde), s'inspirent des expériences conduites dans les parcs nationaux, celui de la Vanoise en France ou celui de Yelowstone aux Etats-Unis par exemple. Mais s'agit-il de conserver l'existant en maintenant une présence humaine régulée ou bien de "réensauvager" passivement certains espaces, en laissant la nature "se gérer toute seule comme elle l'a fait depuis des millions d'années" ? Nous étudierons ultérieurement les propositions de Cynthia Fleury, laquelle souhaite étendre la protection du milieu  à l'ensemble des fonctions vitales de l'humain, sa psyché notamment. Il n'y a pas, dit-elle, "de soin du climat sans climat de soin".

Les ravaudeurs sont peut-être les plus proches du courant pragmatiste. Alors que les forêts brûlent tout l'été du nord au sud de la planète et que les littoraux subissent une érosion sans précédent, s'agit-il de restaurer les écosystèmes à l'image de ce qu'ils étaient avant les catastrophes ou de proposer une "réhabitation" des lieux ? Marion Waller souhaite que "la restauration écologique amène à s'interroger sur le dépassement de l'opposition traditionnelle entre nature et culture". La mémoire agricole ou industrielle d'un espace ne peut pas être ignorée. L'aménagement de la petite ceinture autour de Paris est un exemple à méditer. Les friches urbaines ont "une portée pédagogique et existentielle : elles viennent rappeler au citadin qu'il y a des zones  où il n'est pas exclu mais où il n'est pas prioritaire non plus."

Nous reviendrons donc sur ces 3 tendances dans les articles suivants. En attendant, vous pouvez vous procurer Philosophie magazine chez votre marchand de journaux pour 6,50 €. Le cahier central qui accompagne ce numéro est un texte de Diderot, Lettre sur les aveugles à l'usage de ceux qui voient. Elle pose l'éternelle dualité de la raison et des sens questionnée par l'expérience.

samedi 12 novembre 2022

Pier Paolo Pasolini, Ecrits corsaires

 

Ecrits corsaires de Pier Paolo Pasolini réunit des textes parus dans la presse italienne (Corriere della sera, Il mondo, Tempo, Paese sera... de janvier 1973 à février 1975. Quelques inédits accompagnent ce livre fragmentaire. Pasolini invite le lecteur à le "reconstruire" en butinant d'un article à l'autre et en se référant aux mots des interlocuteurs avec lesquels il polémique avec "tant d'obstination".

Peu averti des tourments politiques et moraux de l'Italie à cette époque, je retiens de cet ouvrage une obstination effectivement forcenée où le corps comme l'esprit sont contraints à la débâcle des temps dits modernes. Pasolini y combat sans relâche la société de consommation orchestrée par les pouvoirs laïque et clérical. Bien qu'elle n'en soit encore qu'à ses débuts, (en France, les premiers supermarchés apparaissent à la fin des années cinquante et la télévision avec ses slogans est loin d'avoir pénétré tous les foyers), il la considère comme un fascisme pire que le fascisme historique. Sa puissance d'uniformisation hédoniste, sans limite, produit un "interclassisme" sans relief. Notamment chez les jeunes dans l'expression du corps et des tenues vestimentaires. Le langage lui-même, incapable de se réinventer, de créer par exemple de nouveaux argots, ne parvient plus à exprimer une conscience de classe. Pasolini déplore un vaste phénomène d'acculturation qui détruit l'identité jusque dans sa mémoire. Et désigne comme coupables conjoints la Démocratie Chrétienne empêtrée dans la corruption et le Vatican fort éloigné de la parole des Evangiles. 

De sensibilité nostalgique, Pasolini en appelle à la figure conceptuelle de la pauvreté inaugurale, celle des premiers Chrétiens et des paléocommunistes russes de 1917. Le personnage du porteur de pain à Rome en est un motif allégorique. "Il s'en allait par les rues en sifflant et en jetant de bons mots. Sa vitalité était irrésistible. Il était habillé bien plus pauvrement qu'aujourd'hui : un pantalon rapiécé et une chemise très souvent en haillons. Pourtant tout cela faisait partie d'un modèle qui, dans sa bourgade, avait une valeur, un sens - et il en était fier. Au monde de la richesse, il pouvait en imposer un autre tout aussi valable. Il entrait dans la maison du riche avec un rire natuliter anarchiste, qui discréditait tout, même s'il était respectueux. Mais c'était le respect d'une personne profondément étrangère. Et, en somme, ce qui compte, c'est que cette personne, ce gamin, était heureux."

Le radicalisme assumé de Pasolini, en tant que retour aux racines premières, le conduit à mettre à la question l'avortement, le divorce et la contraception, considérés à la fois comme une jouissance consumériste des couples institutionnels petits-bourgeois et un rejet des minorités sexuelles par les tendances politiques de l'époque, le Parti Communiste Italien y compris. Et Pasolini de rappeler qu'à la fin de la deuxième guerre mondiale en Allemagne, les homosexuels furent exclus des dispositifs d'indemnisation dont bénéficièrent les Juifs et les Tsiganes rescapés des camps.

Le lecteur de 2022 sourira qui sait aux évocations pastorales de la vie primitive, ce temps forcément introuvable, trop poétique peut-être, trop naïf mais, au regard de la dictature qu'est en effet devenue la société de consommation hédoniste numérique, il peut considérer ces textes de Pasolini comme prémonitoires. Que reste-t-il de l'humain qui ne soit pas immédiatement consommable ? Pour que la joie demeure via l'industrie décérébrante du divertissement ? Alors, puisque Pasolini évoque le pape Paul VI dans l'un de ses articles, donnons la parole à son successeur François, qui déclara naguère :"Pour le capitalisme, l'homme est un déchet." Le porteur de pain pédale aujourd'hui sur son vélo jusqu'au bout de la fatigue du nord au sud du continent. Il ne rit plus. L'application Uber Eats n'a prévu que des smileys chichement distribués par la clientèle insatiable. Le bonheur attendra le prochain tour de roue, si elle tourne.

Ecrits corsaires de Pasolini est publié chez Flammarion dans la collection Champs arts. Présenté par René de Ceccatty, il est accompagné d'images du cinéaste, dans son bureau ou sur les lieux de ses tournages. Il coûte 9 €.




mercredi 9 novembre 2022

Michel Bourçon Corps habitable

Le Corps habitable de Michel Bourçon s'apparente à une forteresse vide. "Posé comme une chose parmi d'autres", il est "reclus en lui-même". Dans son réduit où la conscience peine à trouver un recoin pour exprimer sa consistance. L'obscurité du dedans se confond avec celle du dehors jusqu'à prendre sa place. La prison est sans issue ni limite. L'errance n'est pas un lieu sûr sous "le ciel qui n'aide en rien", sa mémoire n'étant que du bruit.

La lumière n'a cependant pas disparu de l'horizon. Le noir le plus profond n'est jamais tout à fait noir. Un peu d'espoir luit. Quelques lampes s'allument. "Une fois de plus nous disons oui à demain", écrit Michel Bourçon en méditant sur le vol trop parfait d'un oiseau. Si trempé de pluies que soit le paysage, le poète n'a pas dit son dernier mot. Il en reste beaucoup dans "le puisard du temps". Certains sont imprononçables, impuissants à lever la peau du réel qui manque de prise. Mais d'autres "écriront pour sortir de leur encombrement d'être". Transformés peut-être en oiseaux [nichés dans des pages blanches].

Les oiseaux, comme le ciel et la pluie, comme les arbres et les nuages, reviennent souvent sous la plume de Michel Bourçon. ils ne sont pas des motifs allégoriques pour faire joli dans le décor chaviré. Corneilles, merles et pies, colverts et corbeaux, ou encore passereaux, ils peuplent les nuits autant que les jours et [leur chant parfois culmine]. Le poète accorde enfin l'intime avec l'extime. A quoi bon la fatigue d'ouvrir et refermer sans cesse des portes sur les pas perdus ! "On ne demande pas plus / que de demeurer là encore / dans la lumière / avec une économie de gestes / pour ne pas nourrir trop le vide".

Michel Bourçon signe avec Corps habitable son quarante et unième livre. Il s'impose plus que jamais comme un poète majeur de notre temps. Son écriture furtive et délicate dit sans tapage métaphorique la permanence universelle de l'empêchement humain devant les grands mystères du ciel et de la terre, de l'esprit et du corps et nous l'aimons ici sans réserve.

Extraits :

c'est un jour amer
où les fleurs fanées du jardin
nous ressemblent et posent la question
de poursuivre pour aller où
pour découvrir quel espace
quelle étreinte dans l'indifférence de l'ombre
quels mots pour dire ce qui nous attend
quand le corps chute indéfiniment
que les yeux se mêlent au crépuscule
et que reste là
un paquet d'os et de chair
sans comprendre la nuit qui vient

*
immobile derrière les vitres
on guette le mot
qui en amènerait d'autres
dans ce présent hanté par les souvenirs
avec ce peu de lumière
caressant le peu qui demeure
au coeur de ce moment où tout se fond
parmi le neutre
la grisaille où les yeux se perdent
dans la masse sombre des façades
au beau milieu desquelles
brûlent çà et là des lampes
tout est éteint en tête
dans ce jour qui n'en finit pas
d'en finir
et où l'on se dévêt de soi

*
ce qui se lève
au tréfonds de la vie
achève l'espace
où nos gestes sont enclos

alors quelle issue trouver
à la voix cherchant
ce qu'elle a à dire
quand les paumes chassent l'ombre
pour recueillir le monde
et que nous sommes trop dans les mots
pour lui appartenir


Notons enfin, en couverture, la peinture saisissante d'Hubert Duprilot : un corps enchevêtré à son double qui le hante. Les bouches peuvent-elles seulement crier ? Et on pense à un autre peintre, Jean Rustin. Les mots de Michel Bourçon accompagnent ses corps défaits, enfermés : "Ils sont là, au bord de rien, n'éprouvant plus le besoin de crier, car ils savent qu'ici, pour soi, il n'y a personne, qu'après leur chute interminable, d'autres viendront pour rien, car nul n'est à sauver." (in Jean Rustin, la vie échouée, éditions la tête à l'envers)

Corps habitable de Michel Bourçon est publié aux éditions Sinope dans la collection Des rimes et des mots. Pour le prix modique de 7 €. N'hésitez pas à vous l'offrir.

Pour mémoire, sur ce blog, ma chronique de Le vent souffle sur nos traces depuis toujours, aux éditions Aux cailloux des chemins.


 

mardi 8 novembre 2022

Combien de commencements inaperçus


Combien de commencements inaperçus

Dans la vie minuscule

Sous les allèges qui ne tiennent plus

Au creux des fissures

Où vont les petits peuples des animaux

Il s'en est fallu de peu croit-on

Pour que le regard s'attarde

A la naissance d'un brin d'herbe

Mais le chemin s'abolit déjà

Qu'on aurait pu voir


*

Ce qui n'est pas encore là dans un visage

Le regard en imagine l'instant

Et le réel s'y tient plus qu'ailleurs

Toute une petite philosophie du presque

Prend son branle si peu sûr

Mais voilà que surgit un chien courant

D'une allée qu'on n'avait pas vue

Et le visage ne tient plus qu'à un fil


*

Le réel serait une résille sans rien dedans

Quelles formes contiendrait-elle

Passées et à venir

L'arbre nu au coeur de l'hiver

S'étonne du vent décousu entre les mailles

Il attend que la neige ineffable

Donne au paysage des lignes provisoires

Où il saura se retrouver


*

Une lampe s'éteint dans la chambre

Un geste lisse le pli d'un drap défait

Un grain de plâtre va tomber du mur

Ces instants seront presque un ensemble

Qu'on voudrait arranger pour dire une

Présence

Avec un peu de mélancolie

On ricane


*

Pourquoi tant de mélancolie

Dans la rumeur des gares

Quand la lumière est un peu sale

On observe les pas perdus des attentes

On devine les visages presque défaits

Aucun trait ne saura les reprendre

La vie n'est plus tout à fait là

Et pas encore ailleurs

Même les pigeons sont suspendus


(In On voudrait dire suivi de Presque)

Photo de Ruben Markaryan

samedi 5 novembre 2022

William Faulkner, Sanctuaire (incipit)


 " Caché derrière l'écran des broussailles qui entouraient la source, Popeye regardait l'homme boire. Un vague sentier venant de la route aboutissait à la source. Popeye avait vu l'homme, un grand sec, tête nue, en pantalon de flanelle grise fatigué, sa veste de tweed sur le bras, déboucher du sentier et s'agenouiller pour boire à la source.
La source jaillissait à la racine d'un hêtre et s'écoulait sur un fond de sable tout ridé par l'empreinte des remous. Tout autour s'était développée une épaisse végétation de roseaux et de ronces, de cyprès et de gommiers, à travers lesquels les rayons d'un soleil invisible ne parvenaient que divisés et diffus. Quelque part, caché, mystérieux, et pourtant tout proche, un oiseau lança trois notes, puis se tut. 
A la source l'homme buvait, son visage affleurant le reflet brisé et multiplié de son geste. Lorsqu'il se releva, il découvrit au milieu de son propre reflet, sans avoir pour cela entendu aucun bruit, l'image déformée du canotier de Popeye.
En face de lui, de l'autre côté de la source, il aperçut une espèce de gringalet, les mains dans les poches de son veston, une cigarette pendant sur son menton. Son complet était noir : veston cintré à taille haute, pantalon au repli encroûté de boue tombant sur des chaussures crottées. Son visage au teint étrange, exsangue, semblait vu à la lumière électrique. Sur ce fond de silence et de soleil, avec son canotier sur le coin de l'oeil et ses mains sur les hanches, il avait la méchante minceur de l'étain embouti.
Derrière lui, l'oiseau chanta de nouveau, trois mesures monotones, constamment répétées : un chant à la fois dépourvu de sens et profond, qui s'éleva du silence plein de soupirs et de paix dans lequel le lieu semblait s'isoler, et d'où surgit, l'instant d'après, le bruit d'une automobile qui passa sur la route et mourut dans le lointain."

Voilà un roman bien noir dans les bas-fonds de l'homme ravalé au rang de la bête. La jeune Temple s'en sortira vivante mais à tout jamais rompue. Popeye, monstre pathologique depuis l'enfance, connaîtra une fin tragique. Les trilles de l'oiseau n'y changeront rien. Le glas du mal n'en finira jamais de sonner.

Ce roman de Faulkner est à rapprocher de L'intrus, dans la description des foules menaçantes notamment, autour du tribunal et de la prison du comté. Et dans l'impuissance du bien à triompher de l'épouvante.