Un
matin d'été, Catherine s'est pointée à la maison tout excitée.
Elle voulait qu'on aille à la plage de M***. J'ai essayé de lui
dire que je venais juste d'être embauché par un électricien, que
nous avions un chantier à livrer sous huitaine mais je n'ai pas pu
me faire entendre. J'ai laissé un message d'excuses sur le répondeur
de mon patron et nous sommes partis. J'étais content.
J'ignorais
encore à peu près tout de Catherine puisqu'elle se dérobait à la
plupart de mes questions. Ses sautes d'humeur me rebutaient parfois
mais j'aimais la voir heureuse. Et elle l'était vraiment ce jour-là.
Ce bonheur semblait se communiquer au soleil qui gonflait ses joues
pour souffler sur nous ses rayons. Nous roulions sur l'autoroute en
écoutant une espèce de sirop musical assez dégoûtant. Catherine
s'évertuait à vernir les ongles de ses pieds posés sur le tableau
de bord. Elle essuyait avec un kleenex les dérapages du pinceau mais
si mal qu'au bout d'un quart d'heure on aurait dit qu'elle saignait.
Un peu renfrognée, elle a monté le son de la radio et regardé les
camions sur la file de droite.
-
Imagine qu'on revoit une bétaillère, ai-je dit, mais avec des
moutons.
Catherine
n'a pas répondu.
-
C'est sympa, les moutons, ai-je ajouté bêtement. J'ai toujours été
sensible à ces bestioles. Les moutons sont plus fragiles que les
cochons. Ils finissent de la même façon qu'eux mais ils sont plus
fragiles, tu ne crois pas ?
Catherine
a posé sa main sur ma cuisse en guise de réponse et je n'ai pas
insisté. Son bonheur n'avait que faire à ce moment-là des
comparaisons animalières. Il avait seulement besoin de silence. Nous
avons quitté l'autoroute et pris la vieille route sinueuse. Le
goudron exhalait des fumerolles vibrantes sous le soleil. Les pneus
faisaient un drôle de bruit pâteux, comme si nous roulions sur du
chocolat à tartiner.
-
Tu trouves pas, ai-je dit dans l'espoir de lancer enfin une vraie
conversation, qu'on dirait du chocolat ?
-
Oui, a dit Catherine en riant, du chocolat noir. J'adorais ça mais
maintenant plus du tout.
-
Pourquoi ?
-
Je sais pas. Les goûts changent quand on grandit.
-
Moi je l'aime toujours autant.
-
C'est parce que tu n'as pas grandi, voilà tout.
Nous
avons discuté pendant dix minutes pour savoir lequel des deux avait
ou non grandi et nous avons aperçu les premières frondaisons de la
forêt domaniale de M***. Elle se dégorgeait encore de la rosée
nocturne. Quelques cyclistes en maillot rejoignaient par la piste
bétonnée une tente ou un mobil home.
-
On pourrait s'arrêter là et aller à la plage par les bois, a
proposé Catherine.
Et
nous nous sommes retrouvés parmi les fougères et les genêts. Un
escargot glissait le long d'un tronc. Nous avons observé son sillage
argenté qui resterait longtemps après le passage du gastéropode.
Des questions philosophiques à trois francs si sous nous sont venues
à l'esprit. Sur les traces laissées par les humains. Sur leur
durée. Sur leur mémoire. Sur leurs conséquences. Ce vain bavardage
nous a beaucoup amusés. Catherine m'a dit que son prof de gym se
prenait aussi pour un philosophe et que le ridicule n'avait pas
réussi à le tuer.
-
Un poète doublé d'un philosophe ! Tu te rends compte ? Mais je
l'aimais bien quand même. Dommage qu'il se soit mis à picoler. Il
avait des accès de tristesse à n'en plus finir. Pas moyen de le
consoler. Même au lit. De toute façon, ses performances amoureuses
n'étaient pas au top non plus. Il était capable de s'arrêter en
pleine action et de s'endormir presque aussitôt. Je sais pas si
c'est à cause de ça qu'il a commencé à boire. Tout prof de gym
qu'il est, costaud, endurant, rapide au cent mètres, je pense qu'il
a une fêlure. Une fêlure qui a du charme d'ailleurs. J'ai jamais pu
m'entendre avec des gens qui n'en ont pas. Ils sont trop assommants.
C'est peut-être parce que, enfin, peut-être que, bref, je sais pas.
Et
Catherine est partie en courant. Des brindilles se prenaient dans sa
robe à fleurs. Des racines surgies des sables profonds giflaient ses
mollets. Elle allait trébucher, tomber, se blesser. Catherine
voulait-elle trébucher ? Désirait-elle se blesser ? Pour me faire
oublier les mots qu'elle avait dits sur les fêlures humaines ?
J'ai
rattrapé son corps avant la chute, j'ai serré contre moi ses
frissons, ses battements de coeur. J'ai trouvé dans la pointe grise
de ses yeux une lueur plus sombre. Catherine n'était pas du genre à
se confier facilement. Même à moi. J'ai proféré quelques
banalités de diversion et nous avons marché main dans la main comme
des amoureux ordinaires, en silence. Une clairière s'est soudain
ouverte sous le couvert des arbres. Il y avait là un tapis d'herbes
douces à caresser et un empilement de troncs marqués de plaies
orange. L'endroit idéal pour faire l'amour. J'ai étendu la
couverture que nous avions emportée et nous avons roulé l'un sur
l'autre comme des chats à la dispute. La brise d'été dans les plus
hautes ramures a bercé nos effusions. Un oiseau a chanté. Nous
avons fumé en regardant le ciel. Puis j'ai bondi sur les troncs
coupés et je me suis amusé à imiter un discobole. Ma carrure
n'ayant rien d'athlétique, Catherine a beaucoup ri.
-
Une maison dans les arbres, ai-je rêvé tout haut.
-
Toi Tarzan et moi Jane, a dit Catherine.
-
Avec des bananes et des ananas à tous les repas, ai-je ajouté en me
frappant la poitrine.
Le
tintement lointain d'une cloche a mis un terme à nos petits jeux
forestiers. Midi, peut-être, sonnait. Comme nous voulions éviter
les hordes familiales, nous avons pressé le pas. Et la mer est
apparue dans une trouée entre les pins. Nous ne l'entendions pas
encore. Seuls ses mouvements de drap déplié nous parlaient.
-
Le silence raconte souvent davantage que la rumeur, a dit Catherine
presque en chuchotant.
Sur
notre gauche un blockhaus de la deuxième guerre mondiale s'enfonçait
dans le sol un peu plus chaque année. De joyeux fêtards l'avaient
tagué de mots obscènes. Des tessons de canettes dressaient au
sommet de l'édifice une défense dérisoire. Le vent s'écorchait
dessus, jetait au néant une plainte sinistre, tour à tour
murmurante et grondante.
Nous
avons ôté nos chaussures, enfilé nos maillots et nous avons couru
sus aux vagues de la marée montante. L'énergie de Catherine aux
prises avec les rouleaux me subjuguait. J'ai repensé aux fêlures
que les gens ont dans la tête. Même petites, elles finissent par
inquiéter autant qu'elles séduisent. Catherine me séduisait,
c'était évident, mais, à la regarder s'éloigner du rivage, une
boule se mettait à grossir dans ma gorge. Elle m'envoyait des
signes, essayait de me convaincre que l'océan était beaucoup plus
calme derrière les rouleaux. J'hésitais. Nous étions dans une zone
non surveillée. Il n'y avait personne à moins de cent mètres. J'en
envoyé moi aussi des signes à Catherine pour lui demander de
revenir. Rassemblant tout mon courage, j'ai percé le front des flots
sur quelques mètres. Une lame particulièrement violente m'a
aussitôt éjecté vers le sable. Je suis tombé et mon menton a
heurté des galets. J'étais groggy. J'étais aveugle. Catherine est
arrivée à mon secours peu de temps après et, tout en m'essuyant
pour que je retrouve la vue, s'est moquée de moi. Je lui ai répondu
assez vertement que je n'avais pas les compétences natatoires de son
prof de gym. J'ai boudé.
Des
gens commençaient à débarquer sur la plage. Floraison de parasols
Ricard ou Gervais. Glacières qui sentaient le saucisson. Radios
gueulardes. Gosses et chiens, grand-mères.
Pendant
que Catherine se bronzait recto verso, j'ai essayé de voir clair
dans mes pensées. J'ai marché à la frontière de l'eau et du
sable. Il fallait que j'aie avec Catherine un tête-à-tête sérieux.
C'était tout de même à cause d'elle que mon nouveau patron allait
me virer. Mais comment m'y prendre ? Je n'avais pas encore le docteur
Klamm pour m'aider. Je mettais bout à bout les phrases les plus
percutantes de Catherine, je les manipulais comme un puzzle, je
déplaçais des mots à l'intérieur d'elles. Sans succès. " Un
jour ou l'autre, toutes les mères sont de mauvaises femmes",
avait-elle dit. Ou bien : " J'ai connu un vrai porc, il a fini
par se pendre." Je me souvenais aussi de ce propos alambiqué
que Catherine m'avait tenu lors de notre première rencontre. "
Je sais que je plais mais j'aime aussi déplaire. Je vous ai volé
votre briquet pour vous déplaire alors que vous me plaisez."
Pourquoi
Catherine aimait-elle déplaire ? En retirait-elle une obscure
jouissance ? Sa mère s'était-elle comportée comme une mauvaise
femme ? Et quelle faute avait donc commise le "vrai porc"
pour se pendre ?
J'ai
continué à marcher. J'ai scruté l'horizon. Sa ligne mouvante
semblait se dédoubler. Une pour le ciel. Une autre pour l'océan.
Deux réalités tantôt superposées, tantôt disjointes. Puis j'ai
entendu des pas précipités derrière moi. C'était Catherine, toute
pâle. Elle s'était rhabillée en quatrième vitesse, avait remballé
notre couverture et tenait dans ses mains mon pantalon, ma chemise,
mes chaussures.
-
Quelqu'un a crié dans le blockhaus, a-t-elle dit, essoufflée. Une
voix de femme. J'en suis sûre.
J'ai
soupiré. Nous venions à peine d'arriver qu'il fallait déjà
partir.
-
Ton ex a raison, ai-je dit méchamment. Tu es vraiment inconstante.
Je reste là.
Catherine
m'a jeté mes vêtements à la figure et s'est précipitée vers le
blockhaus. Elle était dans un tel état d'énervement que je l'ai
suivie. Les idiots de la plage rigolaient de nous sans se cacher. Il
est vrai que mon pantalon pendouillait, que ma chemise était mal
boutonnée, mes chaussures mal lacées. La précipitation ne m'avait
jamais réussi. J'avais tout l'air d'un clown.
-
C'est le vent, rien d'autre, ai-je maugréé.
-
Va voir, a trépigné Catherine.
J'ai
obtempéré. J'ai allumé mon briquet et je suis entré dans le
blockhaus. Je n'étais pas très rassuré. Les miaulements du vent
dans les tessons me faisaient un drôle d'effet. On aurait dit des
chats en train de se battre, ou des vagissements de bébé abandonné,
ou, oui, pourquoi pas, le cri d'une femme en détresse. J'ai promené
la flamme de mon briquet sur les parois du blockhaus mais, à part
une insoutenable odeur de pisse et des graffitis pornos, je n'ai rien
détecté d'anormal. Catherine m'embarquait de force sur la galère
de son imagination. C'était exactement ça. Elle me réduisait en
esclavage et je ne savais pas me défendre. Je suis sorti du
blockhaus très remonté.
-
A part le fantôme d'un soldat allemand avec qui j'ai joué à la
belote, tout va bien, ai-je dit en essayant de rigoler.
Je
m'attendais à une sévère rebuffade voire davantage. Catherine me
sauterait au visage tous ongles dehors et je ne me reconnaîtrais
plus dans une glace. C'est exactement le contraire qui s'est produit
et, encore aujourd'hui, je ne m'explique pas ce changement
d'attitude. Catherine s'est frottée contre moi en faisant des moues
aguicheuses, m'a supplié de l'excuser, a invoqué un coup de fatigue
parce qu'elle avait trop nagé. Nous sommes rentrés comme si rien de
désagréable ne s'était passé. J'ai déposé Catherine devant la
piscine municipale après un long baiser de cinéma. Elle m'a lancé
des au revoir si enjoués que je me suis senti mal à l'aise. A la
maison, j'ai appelé sans conviction mon patron pour apprendre qu'il
m'avait déjà remplacé. J'ai mangé une cuisse de poulet qui
marinait dans le frigo depuis huit jours. J'ai bu un fond de vin
blanc et j'ai dormi comme une souche. Le lendemain, nous apprenions
qu'une femme morte venait d'être découverte sur la plage de M***, à
cent mètres du blockhaus.
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