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A moins qu'ils soient trop disgraciés
ou trop malades, les bébés ne restaient que quelques mois au foyer.
L'administration tenait dans un fichier des listes détaillées de familles d'accueil.
Nom. Prénom. Adresse. Profession. Signes particuliers. Ces listes étaient
classées par département puis par canton. Un fonctionnaire de catégorie C était
chargé de les mettre à jour. A l'encre noire pour les renseignements généraux.
A l'encre rouge pour les mentions spéciales qu'il fallait pouvoir lire d'un
seul coup d'oeil.
Ces familles, pour la plupart vivant à
la campagne ou dans des petites villes, possédaient un niveau d'éducation qui
excédait rarement le certificat d'études primaires. Elles avaient besoin d'un
complément de revenus. Elles aimaient bien les enfants, en avaient élevés
plusieurs qui étaient déjà grands, voire partis de la maison, et quelque chose
leur manquait. Les femmes, notamment, se plaignaient de l'ennui. Les trajets
jusqu'à l'épicerie ou chez le boucher, même agrémentés de jacasseries sur le
voisinage, ne compensaient en rien les corvées de la cuisine et du ménage. Et
puis, ces enfants, disait-on, avaient connu bien du malheur, pensez donc, sans
parents, comment grandir dans des conditions pareilles ?
Le fonctionnaire de catégorie C
feuilleta son registre, suivit avec le doigt des lignes et des lignes de noms,
se gratta la tête. Il devait proposer deux ou trois noms, pas plus, et le chef,
dans le bureau d'à côté, prendrait la décision de contacter telle ou telle
famille. Une assistante sociale irait la visiter, poserait des questions sur
l'endroit où dormirait le bébé, parlerait aussi de choses et d'autres autour
d'un café ou d'une limonade pour nouer un lien de confiance mutuelle. Un
rapport serait rédigé, assorti d'une note
allant de un à quatre.
En mille neuf cent cinquante-cinq,
l'offre d'accueil étant de loin supérieure à la demande. La guerre d'Indochine
avait engendré trente mille pupilles de la nation supplémentaires. Le service
des enfants assistés de la Seine recommandait aux assistantes sociales une
certaine souplesse dans l'appréciation des hébergements proposés. N'importe
quelle chambre dotée de n'importe quelle fenêtre faisait l'affaire. Eau chaude
et toilettes intérieures n'étaient pas nécessaires. L'exigence du chauffage
central et d'une salle de bain, dont l'usage n'avait que peu franchi les
campagnes, viendrait. Mais plus tard. Beaucoup plus tard.
Le fonctionnaire regarda l'heure à sa
montre et se retint de bâiller. Il ne lui restait que dix minutes pour arrêter
sa liste. Quelle destination pour le matricule 3732-B ? Les terres sèches du
sud ou les terres grasses du nord ? Une région à blé ou une région à betteraves
? Le chaud ou le froid ?
Il se souvint d'une aventure de
jeunesse qu'il avait eue avec une étudiante en comptabilité. Elle venait
d'Alençon dans l'Orne. Un département qu'il n'avait jamais visité. Il nota sur
un papier de couleur jaune les deux adresses suivantes.
Saint-Georges-des-Groseillers, 35 rue de l'Ethe, madame veuve Picot.
Saint-Langis-les-Mortagne, lieu-dit Théval, monsieur et madame Noblet.
Un coup de tampon sur un bordereau de
convoi par le supérieur du fonctionnaire scella pour dix-huit mois mon sort à
celui de madame veuve Picot.
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