Dans Humain, trop humain Nietzsche note cela : "Si l'on n'a pas un bon père, on doit s'en donner un."
Avec Rats taupiers, son premier livre publié, Christophe Sanchez se donne un père. Et une enfance, une adolescence. Sans trier le bon ni le mauvais, prenant tout pour mieux inventer le réel.
Ce père était un taiseux qui refusait de parler sa langue d'origine, l'espagnol. Un taiseux doublé d'un déraciné qui ne pouvait vraiment communier qu'avec la terre sèche des vignes et les gorgeons vidés sur le zinc en "fumaillant vite et tout".
Entre le père et le fils, ça ne gaze pas toujours. Parfois même, ça barde carrément. Le vieux a des principes de pauvre. On n'est pas sur Terre pour se la couler douce mais pour travailler dur. Et quand on a connu les privations de la guerre, on supporte mal que son gosse veuille s'empiffrer de chocolat au lait...
Rats taupiers est constitué de récits d'une à trois pages, chevillés par des fragments plus ramassés. Ces éclats de mémoire intitulés Attraper le fil soulignent, par-delà la maladie et la mort même, la ténuité des émotions ordinaires, des désirs manqués, des souvenirs qui collent mal avec le souvenir.
La pelote n'en finit jamais de dévider son fil embrouillé. Comment en défaire les noeuds par l'écriture et saisir ce qui échappe d'une vie qu'on aurait voulu mieux partager ? C'est là le pari, réussi, de Christophe Sanchez, avec obstination et humilité. La littérature demande la même patience que la vigne. Les mots comme les sarments ont des yeux qu'il faut apprivoiser.
Extraits :
"Quand s'abat le crépuscule, il compte depuis quelle heure il est là, à fouler les terres mortes de l'hiver, à sarcler la vigne ou à lui tailler les crêtes. Depuis sept heures du matin, au moins. Un temps trop long qu'il sait dévolu à d'ingrates tâches - une croix qu'il porte sur son pauvre dos. La seule pensée de ces longues heures rajoute de la fatigue à la fatigue, l'étreint et lui ordonne d'arrêter maintenant. Dans ses yeux, la nuit qui s'avance se porte fière. Elle s'offre en sauveur de l'ascète. Demain il fera jour. Il dira ça, demain il fera jour, les deux poings vissés au bassin, comme pour invoquer le dieu du temps de lui en donner encore et encore. Du temps pour se casser les reins."
"L'odeur de mon père est un fil qui s'est cassé un été. Il n'y a plus jamais eu de figure, plus que des ronds stupides que je fais avec ma bouche en cul de poule. Dans son sourire, je ne vois plus les fils baveux de son tabac."
" Les rats taupiers sont sortis du seau. Par l'anse, ils ont roulé dans ta bouche, craché le fil du petit jaune bien frais, un venin. Petites bêtes malignes, plus jolies qu'un crabe. J'aurais voulu te tendre la main, que le fil ne casse jamais."
Rats taupiers de Christophe Sanchez sont publiés par les éditions des Vanneaux (15€) avec des illustrations de Didier Cros.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire