Dans sa deuxième livraison, la revue graphique et littéraire La piscine dévoile L'âme des lieux sans âme. Un lieu sans âme échappe aux désignations ordinaires de l'espace et du temps. C'est un fragment mis entre parenthèses dans le tout du paysage. On peut l'appeler seuil, entrée, coulisse, abord, interstice, sortie, anfractuosité, ébauche, aparté, passage, rupture... Le regard en remanie sans arrêt les contours et s'y confronte à l'abandon, à la solitude, à l'effroi. Mais l'âme a le cuir solide. Même absente elle est toujours là. Blottie contre un parapet ou penchée sur un caniveau, dans un troisième sous-sol ou sur la plus haute tour, elle vous fait signe. Elle résiste.
Dans Gymnopédie N°1-Erik Satie, Olivier Morisse a pris dans son viseur un ensemble d'immeubles perchés sur une dalle, la nuit. Filaments de gris sur fond noir. Trois taches de lumière, éloignées les unes des autres, témoignent de présences humaines. On éprouve la sensation d'un vide qui naufrage la pensée. On se dit que les habitants ont quitté les lieux. On se dit que ceux qui restent sont en danger.
Dans L'ouvrier de la Défense-octobre 2013, Pascal Reydet montre la courbe d'une passerelle en altitude parmi des façades aux lignes anguleuses. Casque de chantier sur la tête et mains dans les poches, un individu fige son corps pour l'objectif du photographe. Autour de lui, des matériaux sur des palettes, également figés, évoquent le travail de la construction. L'ouvrier a laissé sa fragilité au vestiaire. La démesure du quartier n'aura pas sa peau.
L'image S'il y a lieu de Pierre Ménard pose, à la manière de Georges Perec, la question de ce que l'on voit sans voir et qui imprègne cependant la conscience floue. L'infra-ordinaire peut composer un lieu. Ou pas. Ici, à un carrefour abandonné dont les lignes s'effacent, le pictogramme du passage piétons dans son cadre jaune pourrait saluer le regard qui s'attarde. Si quelqu'un vient.
Hélène Desplechin a peut-être la nostalgie des écoles qui sentaient l'encre violette. Le couloir de La classe abandonnée, avec ses portemanteaux des années soixante, nous rappelle les récitations de Victor Hugo et les vieilles cartes de Vidal de La Blache. Des enfants d'aujourd'hui, qui sait, viennent y mêler leurs voix à celles qui se sont tues.
On ne sait pas où se trouve la dame brune en tenue d'été de Etat des lieux, Audrey. Hélène Katz laisse le spectateur à ses conjectures. A lui d'agrandir la bande ocre de l'image. Le noir à l'entour dévoilera quelque chose du décor. Mais qu'en est-il du regard en coin d'Audrey ? Que dit-il de son attente si elle attend, de son inquiétude si elle est inquiète ?
Il m'est évidemment impossible de mentionner tous les illustrateurs de La piscine. Notons les lumières minimalistes de Chloé Latouche, Indication, de Michel Mazzoni, Underground, Kyoto 2014, de Guillaume Le Baube, Hôtel Stars, photo issue de la série NoX. Autant d'invariants qui énoncent une certaine forme de détresse dans tous les paysages du monde. Dans un genre plus hopperien, les images de Christophe Dillinger, I sat there, et de Julie Verin, Fumoir, sont aussi remarquables avec leur présence en creux de l'humain.
De nombreux récits, accompagnent cette riche iconographie. On notera le saisissant je suis guichetier de Thierry Roquet, Bouche-cariée de Laurine Roux, Chambre d'hôtel pour gens pauvres de Marlène Tissot et Pays du dessous de Christophe Grossi.
La poésie est aussi présente avec, parmi d'autres, les beaux textes d'Edith Masson et Brigitte Giraud, laquelle constate que "c'est souvent par les jambes que la mémoire remonte".
Puisque c'est bientôt Noël, j'invite mes lecteurs à marcher jusqu'à leur librairie préférée pour commander La piscine. La revue coûte quinze euros. Un cadeau pas cher et enrichissant pour celui qui offre comme pour celui qui reçoit.
Image liminaire.fr
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