Comme d'aucuns le savent, j'ai auto publié mon roman La tentation des combles sur la plateforme numérique du groupe Kobo. Le prix est modique, huit euros, mais l'ouvrage n'a aucune visibilité car il figure sur le site parmi des centaines de milliers d'autres. De plus, mon lectorat est davantage habitué à lire sur papier que sur écran. C'est aussi mon cas même si je possède une liseuse. N'ayant vendu en trois semaines que trois exemplaires, (je connais les noms des acheteurs !), je me résigne à faire un peu de publicité en vous offrant cet extrait dit de la bétaillère :
Je serais bien incapable de dire en
quelle année j'ai rencontré Catherine tant j'ai l'impression de l'avoir
toujours connue. Avais-je déjà, à cette époque, commencé à espionner mes
voisins avec des jumelles ? Je n'en sais rien non plus. Je garde en revanche un
souvenir précis de l'endroit et des circonstances. J'avais décidé d'aller à
M***, une station balnéaire où le tapage était presque supportable, pour me
promener au bord de la mer. Je n'étais pas spécialement attiré par les houles
océanes, je détestais les baigneurs transformés en sardines à l'huile, les
joueurs de frisbee et leurs bonds ridicules, mais j'aimais voir bouger la ligne d'horizon.
Ses rapprochements, ses éloignements au hasard de la marche me procuraient une
inexplicable sensation de paix intérieure.
Pendant longtemps j'ai roulé derrière
une bétaillère qui transportait des cochons. Véhicule poussif. Route sinueuse
et bande médiane effacée. Bas-côtés trop sablonneux. Il m'était impossible de
doubler sans risque. Les animaux semblaient dormir debout. Leurs têtes avaient
les tressautements réguliers des jouets mécaniques. La bétaillère exhalait un
énorme nuage de fumée et mon pare-brise se recouvrait de particules charbonneuses.
Les essuie-glaces de la voiture, même avec le soutien d'un liquide savonneux
qui fleurait bon la fraise des bois, peinaient à les balayer. J'aurais dû m'arrêter
car mon champ visuel rétrécissait dangereusement. Mais quelque chose en moi
souhaitait rester en contact avec ces cochons qui dodelinaient. Comme si la
condition humaine et la condition porcine entretenaient depuis des temps
immémoriaux une liaison secrète. Je me suis rapproché autant que j'ai pu de la
bétaillère. J'ai essayé de fixer les yeux rouges d'un verrat qui venait de se
réveiller. J'ai voulu surprendre le regard du chauffeur dans le rétroviseur,
deviner en lui un rapport intime avec ses animaux. Quand j'ai abandonné cette
question que le docteur Klamm aurait expédiée d'un trait sur un avion en
papier, la bétaillère avait disparu.
J'ai continué à rouler en fumant des
cigarettes et en écoutant la radio. De vieilles chansons françaises diffusaient
leur nostalgie de bastringue. Elles m'étourdissaient. Une fatigue sournoise
montait en moi, s'agrippait à mon cou. Je me suis arrêté à une station-service
pour boire un café et manger un sandwich. Mais il n'y avait ni café ni
sandwichs. Seulement de la bière dont la mousse sentait l'éther. J'ai vidé deux
canettes et j'ai repris la route encore plus étourdi. Le soleil commençait à cogner dur sur le
paysage. Des villages, des silos à grains, des coupes de pins dans des sentiers
forestiers ont défilé sans que je m'en aperçoive. Puis je suis arrivé à M***.
J'ai garé la voiture sur le front de mer et j'ai couru vers les flots. Les
touristes me regardaient un peu comme un extraterrestre. Je portais des
souliers jaunes et des chaussettes noires en tire-bouchon sur mes chevilles. Ma
chemise était boutonnée de travers et ses pans froissés grimaçaient sur mon
pantalon trop large. Qu'importe ! La brise marine secouait ma torpeur.
L'horizon dansait au loin et j'aimais ça. J'ai marché jusqu'aux rochers les
plus proches, croisé quelques rondouillards à la peau rouge, des joueurs de volley
et des joueurs de badminton tout aussi ridicules que les adeptes du frisbee,
une chienne qui tirait sa langue toute bleue en rotant et je me suis assis sur
la plus haute pierre. J'étais maintenant complètement réveillé. Mon cerveau
avait retrouvé toute sa plasticité et j'ai repensé à la bétaillère. Les cochons
partaient sans doute à l'abattoir. Ils n'avaient aucune conscience de leur fin
prochaine. Et nous, me suis-je demandé ? Où se trouve l'abattoir vers lequel
nous nous dirigeons ? Combien d'entre nous ont vraiment conscience de leur fin
prochaine, une conscience aiguë qui transfigure leurs perceptions, leurs
émotions, leurs actes ? J'ai observé des gens qui mangeaient des œufs trempés
de mayonnaise, assis en rond autour d'une serviette. Ils n'étaient pas laids.
Ils se tenaient sans s'avachir et leurs gestes étaient presque délicats quand
ils portaient les victuailles à la bouche. Ils gardaient le contrôle de la
mayonnaise qui gouttait parfois. Ils ne parlaient pas fort et leurs
plaisanteries, même un peu lestes, restaient dans la limite de la décence. J'ai
cependant pensé qu'ils étaient des porcs. Je les ai imaginés en train de faire l'amour,
se grimpant dessus, se suçant dessous, dans une cacophonie de gloussements caoutchouteux.
J'ai eu bien du mal à me retenir de rire. Il m'apparaissait que j'étais aussi
animal qu'eux et c'est dans cet état inconfortable de la comparaison que j'ai rencontré
Catherine.
image de blockhaus à Capbreton, non loin de M***. Ce détail du blockhaus a son importance.
image de blockhaus à Capbreton, non loin de M***. Ce détail du blockhaus a son importance.
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