Je n’ai pas
été contaminé par ta plaie. J’ai vécu mon enfance dans un gris assez semblable
à celui qu’ont vécu mes sœurs et mon décor était tout aussi bancal que le leur
mais je n’ai pas été submergé par la fadeur. Pas contaminé. Pas submergé.
Les mots m’ont
sauvé. Ils ne l’auraient pas pu si j’avais grandi près de toi. Ils y sont
parvenus à cause de la solitude. Sans doute ai-je eu très tôt la perception de
cette solitude. Je pourrais inventer tout un roman triste en parlant d’elle et
tes yeux retrouveraient des larmes pour pleurer.
Je ne veux pas
que tu pleures. Ta plaie pourrait se rouvrir malgré la protection des bras du
Seigneur et je ne veux pas non plus qu’elle se rouvre.
Quelques
lignes cependant pour dire le paysage de cette solitude fertile pour les mots.
C’est bien à cause d’elle qu’ils sont venus à moi avant même que je sache
parler. Dans un paysage indistinct. Marqué par la pluie.
Il pleuvait
quand les services sociaux de la maternité m’ont conduit dans un foyer pour
bébés abandonnés dont les murs faisaient des cloques humides. Il pleuvait quand
les mêmes services sociaux m’ont trouvé un accueil dans une maison trop basse
du nord de la France, presque borgne. Il pleuvait encore quand de nécessité
administrative en nécessité administrative je fus acheminé vers le sud, à
quelques volées d’oiseaux de là où tu vivais.
Il pleuvait.
Un rideau
d’eau impénétrable, lesté par les brouillards de la rivière qui a servi d’écrin
à mes enfances. Mais il y avait du vert aussi dans ce paysage. Le vert des prés
tantôt tendre et tantôt dur. Le vert plus sombre des combes où la lumière avait
des plaintes. Le vert, cet incubateur de solitudes. Et tout devenait encore
plus vert. Les lichens sur les pierres aiguisées comme des couteaux. Les mantes
aux yeux globuleux le long des herbes folles.
Et la vieille
dame aux dents vertes dont on me répétait qu’elle était dangereuse, qu’elle
pouvait m’attraper par les pieds si je m’approchais trop près du bord de la
rivière.
De la pluie.
Du vert. De la solitude. Et les mots qui
en ont surgi. Mes sœurs n’ont pas connu ces mots. Le vert était là aussi, avec
une semblable étrangeté et de semblables chimères. Mais pas la solitude.
Cinq enfants
avec leur père et leur mère dans une petite maison contraignent les espaces. Le
silence n’y tient que la nuit dans le sommeil lourd des fatigues. La fatigue
que ton corps ne portait plus à quarante ans et tu en paraissais dix de plus.
La fatigue de ton mari abîmé par le fracas des ateliers à l’usine. La fatigue
du paysage rabougri que rien ne pouvait apaiser.
Et cette
fatigue participait au tumulte qui proscrit les solitudes.
Mes sœurs et
notre frère, le petit dernier, ont grandi dans ce tumulte. L’ordinaire des jours
les assourdissait dès qu’ils se levaient. C’était une organisation de
casernement. Passer à la salle de bain. S’habiller. Passer à table pour le
petit-déjeuner. Ranger son bol dans l’évier. Nettoyer les miettes et les traces
de beurre à tour de rôle sur la table de la cuisine. Avec l’éponge puis avec le
torchon. Ne pas se mettre en retard pour l’école. Les affaires étaient prêtes
dans le cartable depuis la veille. Mais l’heure allait souvent plus vite que
l’heure. Tu étais parfois obligée de rabrouer, houspiller. Pour peu que tu aies
passé une nuit délicate avec ton mari ombrageux, l’impatience te gagnait vite.
Une gifle pouvait tomber. Dans les situations les plus tendues tu sortais le
martinet.
Quand la meute
enfin déguerpissait, tu soufflais. Une demi-heure. Devant la télé en sourdine.
On ne parlait pas de séries encore. On disait feuilleton. D’amour bien sûr. Des
femmes carrossées comme des berlines de luxe. Des enfilades de cocotiers le
long d’un golfe clair. De la musique douce et du champagne rose, forcément
rose, dans des salons pour les tête-à-tête. Des promesses, des promesses. Et tu
buvais des tasses de café fort. Et tes yeux papillotaient. Et tes oreilles
ronronnaient presque d’entendre toutes ces voix suaves emplies de monts et de
merveilles. Parfois, quand la comédie était vraiment trop sucrée, Il t’arrivait
de t’assoupir et le temps à rattraper te filait entre les doigts.
La liste des
tâches ménagères n’en finissait pas de s’allonger. Laver le parterre dans la
cuisine et dans les chambres. Récurer les toilettes et la salle de bain. Faire
les lits. C’était le plus important faire les lits. Une femme qui tient bien
son intérieur fait bien les lits. Au carré. Comme à la caserne. Avant midi. Et
si c’était midi et demi tu avais l’impression de manquer à tes devoirs. Puis il
y avait les lessives, les lessives et le repassage, le repassage et le repas du
soir à penser, qu’il ne fallait surtout pas rater. Le père aurait faim en
rentrant de l’usine. Les sœurs et le frère aussi. Ils rentraient de l’école
vers les cinq heures et le charivari recommençait.
Grincement des
dents sur les tartines beurrées et saupoudrées de chocolat. Grommellement des
mini boîtes de jus d’orange pompées jusqu’à la dernière goutte. Chamailleries.
Cheveux tirés. Cris. Menaces.
Mes nerfs
n’auraient pas tenu dans un charivari pareil. Mes nerfs et la mélancolie qui
m’accordait de vivre. Elle aurait étouffé dans le vacarme et ma peau ne se
serait pas dépliée. Ratatinée comme la tienne dans les bras du Seigneur, elle
aurait pris un mauvais grain.
Vivre sans
mélancolie, c’est mourir debout. Lentement. Et renoncer sans s’en apercevoir.
image cartefrance.fr
image fr.wikipedia.org (église de Champniers où le prêtre déparla)
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