"Imagine. N'imagine. Imagine. N'imagine. Imagine l'enfant cherchant sous les décombres ses deux parents, qui s'évanouit. Quelques images, les fièvres, les forêts en marche".
La misère du monde est inimaginable. Elle n'a pas de nom, pas de lieux dont on pourrait esquisser une cartographie sûre. Elle est, pour reprendre les mots de Chrétien de Troyes qui font le titre du recueil de Claude Favre, une errance et une quête dans l'étrangeté des terres inconnues.
Ceux qui vont par les étranges terres les étranges aventures quérant sont les "proscrits jetés...au cul-de-basse-fosse...les poursuivis, les contrôlés...ceux qui connaissent les zones grises...les oubliés, péris en mer...sous les essieux...sans papiers, sans espoir..."
Du massacre de la Saint-Barthélémy à la boucherie d'Alep en passant par l'extermination des Cherokees au dix-neuvième siècle et la sidération après Hiroshima, la grande Hache de l'histoire n'en finit pas de mettre à jour son registre funèbre. Jusque dans les bas-fonds de la Méditerranée. L'imagination tiraillée peine à susciter les histoires minuscules de ces millions de "fantômes de nos récits".
Claude Favre écrit : "Alors, dire, les noms, ou sinon les noms, les mots, ou sinon les mots, les souffles de ceux qui, sous le galop d'un siècle devenu fou, fou, par d'étranges terres, dansent, tanguent, bandent et dansent." La parole de l'auteure, impuissante à nommer, à désigner, prise dans l'étau de l'indicible, est une suffocation. Une suffocation de la pensée et de l'émotion, de l'imaginaire. Sous les bombes à fragmentation de l'épouvante, le réel tout entier se disloque dans l'éparpillement des traces. C'est "la perte de tout". Les chevaux des errants rompent leurs jarrets et la fièvre est un éteignoir quand l'espoir se dérobe et que la quête n'a plus d'horizon. Quand "l'azur est porteur de cendres", le vertige hallucinatoire guette aussi bien l'exilé sous les ponts de Paris que le chevalier ténébreux de Dürer ( couverture du livre) en ses combats perdus.
Et pourtant. "Qui possède une langue ne se perd pas", note en aparté Claude Favre. La langue de la mémoire et de l'oubli, dans le flou qui s'ouvre au souvenir. A sa nécessité. "Te souviens-tu", répète l'auteure tout du long. "Te souviens-tu que les ombres appellent les métamorphoses." Les enfants de Deligny* le savent bien avec leurs "mots constellés de désirs" même quand ils sont muets "dans l'arrière-crâne". Les rêves alors peuvent raconter. On dit que. On raconte que. Imagine. Il y aurait.......................................
Extraits :
"Pour les autres nous avons un nom, et avec ce nom nous avons une histoire. On dit rentrer dans l'histoire. Comment le nom donné à un déjà mort se partage. Où vont les noms. Le nom des morts au réveil. Qu'est-ce que vous dites.
*
On raconte qu'il existerait un peuple n'existant pas encore, une civilisation à venir, un peuple ne voulant pas être peuple. On raconte qu'il existerait dans des écuries clandestines des juments carnivores, des chevaux chimères, des chevaux parlant, ils précèdent le soleil. On entendrait grabuges et baroufs, des cris rauques, des chants étranges, des souffles doux."
Ceux qui vont par les étranges terres les étranges aventures quérant de Claude Favre est un livre qui impose le silence après qu'on l'a lu. Un assourdissant silence. Peuplé d'images qui fuient. Comme, par exemple, dans le film de Werner Herzog, Aguirre la colère de Dieu, ou certains romans de Leo Perutz, La troisième balle, notamment.
Publié aux éditions Lanskine, ce magnifique ouvrage coûte 14 €.
* Pour mémoire, Fernand Deligny fait référence dans l'univers de l'éducation spécialisée et la prise en charge des enfants autistes dans des structures alternatives. Gilles Deleuze, parmi d'autres, s'est particulièrement intéressé à ses travaux.
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