Mais "Avec quelles couleurs décrira un daltonien sa ville natale ?", écrit Miguel Ángel Real dès l'ouverture de son premier texte. Ce qui apparaît de la couleur élémentaire est sujet à tant de variations physiques et symboliques qu'il faut procéder à des arrangements voire à des "manigances". Que l'on peigne ou que l'on écrive, dès lors que s'impose le "Refus du monde dans les lignes enchâssées pour dépasser tous les miroirs", il faut s'affranchir des apparences aux définitions étriquées et des enfermements doctrinaires. Il faut remonter aux sources de la lumière et la joie puis la paix peuvent advenir.
L'amour lui-même, en son "attente incandescente", est un empêchement à dire les couleurs du feu dont la suie persiste après la flamme. Et le poète, qui ne manque pas d'humour, cède à reculons à la tentation de la métaphore en italique : "le métal fondu de notre égoïsme nous scelle les paupières...". Le cheminement des perceptions se fige alors comme le labyrinthe vers le néant de Roberto Juarroz. Est-ce à penser que le mouvement qui les accompagne est immobile ? "Les yeux ont parfois une âme d'enclume", observe Miguel Ángel Real. Et pourtant le réel endure aussi des avalanches qui bousculent les mots : "Frontières, morts, éclipses..., musique, portes, une voix et sa volonté..., sentiers, velléités, pouvoir..., catalogues..., escaliers, choix..., pages, être, paroles, nous". Une telle submersion ne peut être ressaisie que par la volonté. Et de nouvelles formes surgissent. Celle d'une oasis au centre de la table, celle des diagonales dessinées par le vent sur le calendrier ou, encore, dans l'acrostiche du mot TERRES, celle d'un "Refuge en forme d'allumette gobée par une flaque". Le lecteur verra peut-être là quelques coquecigrues surréalisantes, un amusement facétieux, mais la gravité sourd entre les lignes.
L'équilibre du paysage et du territoire, dans leurs dimensions intimes et extimes, tient aussi par des chimères, des vertiges et des mirages. L'oubli se déchire dans la marche peuplée par "des ombres impossibles". Et l'auteur de se demander, après avoir parlé de Rothko et de Michel-Ange avec l'aimée : "Et le silence, quelle est sa couleur ?" Pour dire la chronique annoncée du givre.
La palette poétique de Miguel Ángel Real ne manque pas de registres dans ses déplis qui débordent souvent le vers. Le flux y est tour à tour lyrique et symboliste. L'usage fréquent du point-virgule en montre les suspens et celui des deux-points les ouvertures. Et c'est ainsi que l'écriture va plus ou moins vite puis plus ou moins lentement, entre ce qui est dit et ce qui est tu de nos couleurs élémentaires. Que nous soyons ou non daltoniens.
Extrait :
J'ai attendu les épis, les miroirs,
et les rails se sont brisés sous le poids de lumières médiocres.
J'ai attendu les paroles pleines
et je n'ai trouvé
que des papiers tachés,
des fragments muets de moi-même
épars
écrasés
sur un mur antique aux bas-reliefs perdus.
Une jungle incongrue
étouffe les soirées où la peur nous prend
la peur de nous prendre pour un autre
la peur qu'on nous prenne pour des bribes
d'homme.
Qui sait quel est le cap à suivre
pour réunir tous ses cumulus déchirés
et défendre les paroles.
De quel côté de la balance
nos lettres deviendront le lest
indispensable.
La lumière du verbe
n'est pas celle qu'on croit.
Le givre promis de Miguel Ángel Real, couvert par une belle image borgne d'Emma Real Molina, est publié aux éditions Tarmac. Il coûte 20 €.
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