jeudi 11 janvier 2024

Montaigne, Journal de voyage en Italie (2)


 "La vie est un mouvement matériel et corporel", écrit Montaigne en évoquant la vanité dans ses Essais. Puis, à propos de l'imagination : " Je vous donne à penser, s'il y a une seule des parties de notre corps qui ne refuse à notre volonté souvent son opération, et qui souvent ne l'exerce contre notre volonté. Elles ont chacune des passions propres, qui les éveillent et endorment, sans notre congé". 

Le Journal de voyage en Italie est peut-être, avant tout, un ouvrage (au sens de l'action première) sur son corps. Le corps souffrant et le corps plaisant. L'un à l'autre mêlés pour exprimer ce qui échappe à la raison.  

Montaigne, comme son père avant lui, est affligé de nombreuses coliques néphrétiques et rejette en urinant force sable et moult pierres, tantôt tendres et tantôt dures dont il mesure la longueur et l'épaisseur. Les mictions sont décrites avec précision (couleur, fluidité, présence ou non de flegme...). Les selles aussi car le philosophe est sujet à des troubles gastriques qui occasionnent de nombreuses flatulences ainsi que des "pesanteurs de tête". Vers la fin de son voyage, de violentes douleurs dentaires le clouent sur sa couche (avec ou sans punaises de lit) de longues heures durant.

Les maux du corps ne l'empêchent cependant pas de remonter sur son cheval dès qu'il le peut, pour visiter quelque curiosité de paysage, étudier les mécanismes ingénieux des fontaines ou s'entretenir avec les natifs de rencontre (théologiens, médecins, herboristes, gentilshommes...). Montaigne puise dans l'action les ressources nécessaires pour affronter la mort dignement.  En août 1581, il note : "Ce sera trop grande mesquinerie et lâcheté de ma part si, en me retrouvant un jour face à une mort de telle sorte (il vient d'expulser une pierre longue comme un pignon et grosse comme une fève qui avait "la forme d'un braquemart"), en me rapprochant à elle de plus en plus chaque heure, je ne m'ingénie pas pour que je puisse l'affronter à coeur léger, aussitôt qu'elle me surprendra. Et entre-temps, il sera raisonnable de prendre avec allégresse le bien que Dieu voudra nous envoyer. Il n'y a pas d'autre médicament, d'autre règle ou science pour esquiver tous les maux...que d'accepter humainement la souffrance qu'ils génèrent ou d'y mettre un terme, audacieusement et promptement*."

Mais revenons à Plombières-les-Bains où Montaigne prend les eaux onze jours de suite, au grand dam de ses jeunes compagnons trop pressés. L'endroit est de plus en plus fréquenté et on y voit "des hommes guéris d'ulcères, et d'autres de rougeurs sur le corps". L'énigmatique secrétaire du philosophe précise : "Il y a plusieurs bains, mais il y en a surtout un grand et principal bâti en forme ovale...L'eau chaude sourd par le dessous en plusieurs jets et on y fait couler de l'eau froide dessus pour tempérer le bain selon la volonté de ceux qui s'en servent. Les places y sont réparties sur les côtés avec des barres suspendues (à la mode de nos écuries), au-dessus desquelles ont été déposées des planches de bois pour éviter le soleil et la pluie. Il y a tout autour des bains trois ou quatre niveaux de marches de pierre à la façon d'un théâtre, où ceux qui se baignent peuvent être assis ou appuyés. On y observe une singulière retenue : ainsi, il est indécent que les hommes viennent autrement que tous nus avec un petit caleçon et que les femmes portent autre chose qu'une chemise". 

On trouve à Baden des bains particuliers loués avec les chambres, revêtus de lambris "avec des sièges et des petites tables parfaitement planchéiées, pour ceux qui veulent lire ou jouer pendant le bain." Les bains publics sont en revanche moins protégés. L'eau y est "un peu fade et molle" et les habitants "se font ventouser et saigner si fort que j'ai parfois vu les deux bains publics qui semblaient être composés de pur sang."

A Battaglia Terme, village sans intérêt si ce n'est le voisinage de Venise, on trouve des étuves sèches où fumée et chaleur font beaucoup suer. Ainsi que la boue. "Elle se prend dans un grand bain qui est au-dessous de la maison, à découvert, avec un instrument par lequel on la puise pour la transporter au logis voisin. Là, ils ont plusieurs instruments en bois adaptés aux jambes, bras, cuisses et autres parties pour y coucher et enfermer les membres, une fois ce récipient de bois tout rempli de cette fange (qu'il faut renouveler selon le besoin)." 

Si assidu soit-il à prendre les eaux, Montaigne n'en reste pas moins sceptique. Et s'amuse, en narrant les étranges flatulences d'un marchand de Crémone, (elles lui sortent par les oreilles), des incompétences médicales. "C'était un plaisir de voir les ordonnances d'un médecin de diverses parties de l'Italie se contredire les unes les autres, en particulier par rapport à ces bains et douches. Sur vingt consultations, il n'y avait pas deux opinions concordantes ; au contraire, elles s'attaquaient l'une l'autre, au point de s'accuser réciproquement d'homicide." De même, dans ses Essais, le philosophe observe que les connaissances théoriques s'avèrent inutiles puisque les situations des individus sont infiniment variées. "Ils  connaissent bien Galien, mais nullement le malade."

Et de l'ignorance à la malhonnêteté, le pas est vite franchi. Montaigne discute avec un villageois de Gragnaiola dont le jugement est sans appel. Les médecins et les apothicaires sont de plus en plus nombreux à s'installer près des bains et abusent de la crédulité des malades en leur prescrivant des médicaments sans lesquels l'eau pure reste sans effet. Et le villageois d'ajouter : "Dans ces bains-là, il y a plus de décès que de guérisons. Bientôt, ils jouiront d'une mauvaise réputation et seront méprisés par tout le monde."

Et cependant, même s'il lui arrivait de boire trois pintes d'eau plutôt que quatre, le matin plutôt que l'après-midi, ou, encore, s'il se douchait la tête avant de se baigner alors que l'inverse était préconisé, Montaigne se conformait à l'usage en cours là où il se trouvait. Peut-être, pascalien avant l'heure, se disait-il qu'il fallait croire un peu, pour que quelque chose advienne ! Et profiter ainsi, épicurien autant que stoïcien, de ce que la vie pouvait réserver de meilleur, dans un plaisir sans excès.

Image : le château de Montaigne à quelques lieues de Bordeaux

Le flegme était, selon la théorie des humeurs, un liquide blanc et visqueux qui engendrait l'indolence. De même, Montaigne goûtait fort peu l'humeur noire et sa mélancolie qu'il assimilait à la mort.


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