mercredi 7 février 2024

Gilles Deleuze, Les dos de Bacon


 "Si vous voulez voir ce que c'est que la découverte d'un large dos d'homme... Il y a un triptyque de Bacon qui représente, vu de dos, un homme, une figure qui se rase. Je le montre. Vous ne verrez rien mais c'est juste pour que vous ayez une idée. Je le fais tourner lentement. J'ai honte de vous montrer des images, ça devrait vraiment être un cours sans images. Vous voyez les trois dos d'hommes ? La couleur de la reproduction est nulle parce que c'est une couleur difficile. Il y a une dominante rouge-ocre, une dominante bleue sur le panneau central et, à droite, coexistence du bleu et du rouge.

Prenons un problème, parce qu'on aura à le retrouver. La question de la peinture... ce n'est pas de peindre des choses visibles, c'est évidemment de peindre des choses invisibles. Le peintre ne reproduit du visible que, précisément, pour capter de l'invisible. Or c'est quoi, peindre un large dos d'homme ? Ce n'est pas peindre un dos, c'est peindre des forces qui s'exercent sur un dos ou des forces qu'un dos exerce. C'est peindre des forces, ce n'est pas peindre des formes. L'acte de la peinture, le fait pictural, c'est lorsque la forme est mise en rapport avec une force. Or, les forces, ce n'est pas visible... Tout le monde connaît le mot de Klee : il ne s'agit pas de rendre le visible, il s'agit de rendre visible... "


Le lecteur, comme moi, pourra préférer le mot tension au mot force. Qui exprime peut-être davantage le lien extérieur/intérieur. Le mouvement aussi. Et, en écriture comme en peinture, c'est peut-être là que ça se joue, dans ce mouvement toujours à ressaisir. J'aime aussi que Deleuze dise "capter de l'invisible" plutôt que "capter l'invisible". C'est la lucidité modeste, encore une fois. Un morceau d'invisible, c'est déjà beaucoup. La totalité de l'invisible, c'est impossible. Et de ce morceau d'invisible, il faudrait en faire apparaître la fragilité. Bien sûr, on y parvient rarement, et quand on réussit, on dit que c'est accidentel. Alors on continue sa quête. Comme Bonnard qui peignait Marthe. Claude Bellan nous parlait souvent du filet d'eau que le peintre laissait couler du robinet de sa baignoire. Et la figure de Marthe prenait vie dans toute la complexité de son abstraction.

Le tableau de Bacon qui ouvre mon article n'est pas celui de Deleuze. Dans celui-ci, la figuration est double alors qu'il ne s'agit pas de double, d'ombre portée ou je ne sais quoi. A l'imaginaire de se frayer un chemin dans sa complexité. Pour retentir. Essayer d'épuiser ce que nous hantons de nos entrailles comme de notre peau.

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