" Comment osez-vous ? "
Greta Thunberg a 16 ans quand elle prononce ces trois mots depuis la tribune de l'Assemblée générale des Nations unies. Ils ont fait le tour du monde. Ils appartiennent à l'histoire de l'humanité. Qui périt par l'eau et le feu. Dans l'indifférence quasi générale des grands argentiers à l'abri dans leurs bunkers. D'aucuns, déjà, construisent des fusées pour s'enfuir vers d'autres confins à asservir...
Dans Poétique d'un désastre annoncé, les poètes de La Page Blanche sous la direction de Air répondent au discours inlassablement martelé de l'adolescente : " Les gens souffrent, les gens meurent, des écosystèmes entiers s'écroulent. Nous sommes au début d'une extinction de masse, et tout ce dont vous parlez, c'est d'argent, fantasmant une éternelle croissance économique ? Comment osez-vous !"
L'ensemble est structuré en neuf mouvements, chacun ouvert par un bref avant-propos : Un monde étrange, Penser sur le long terme, Ensemble nous faisons la différence, M'entendez-vous ?, La solution la plus simple est sous vos yeux, Vous ne pouvez pas inventer vos propres faits, Où que j'aille j'ai l'impression qu'on me raconte des histoires, Le monde se réveille, Nous sommes le changement et le changement arrive. L'espoir, jamais, n'abdique son courage.
Dans un texte qui accorde une large part aux blancs du silence, Patrick Modolo évoque l'errance dans la nature déchaînée. " nous voici tous SDF de nos vies des sans-abris de l'Histoire submergés brûlés vifs "
Jean-Michel Maubert imagine le dernier été des hommes, [l'air s'auto-dévorant]. La décomposition est inéluctable. Elle déforme les bouches et abolit le vol des oiseaux. Le grouillement des vers emportera tout sur son passage.
Victor Ozbolt donne la parole à une "vieille tortue marine dans l'océan jonché de plastique". L'azur n'est plus que fièvres crépusculaires. Ne reste qu'un liseré d'écume sale auquel confier la possibilité du pire, à bas bruits.
Christophe Condello se demande s'il "faut des ailes à nos poèmes pour échapper à l'aveuglement". Et au puits sans fond "où il fait un âge sombre". Entre la terre et le ciel, l'horizon n'a plus de ligne sûre. Le réel va de guingois.
Anne Barbusse, plus ouvertement politique, dénonce les mensonges étatiques élaborés par les capitalistes et s'en prend à "l'arbre syndicaliste" qui prétend "sauver le monde avec des gestes de mendiant".
Matthieu Lorin prône également l'action. "Le soleil d'octobre est capable de froisser tôles et volontés. Il faut en profiter et liquider les anciennes visions. Car notre regard se perce déjà, pareil à une toiture mal entretenue : te voilà donc à retrousser tes manches pour replier l'été."
Andrew Nightingale, en son entretien métaphysique, revient à l'éternelle question du mal, incarné par un moine qui s'immole. Son esprit est "plus fort que cent éléphants". Et pourtant il brûle, tragique, forcément tragique.
Pierre Lamarque est ici le plus ténébreux. " Nous sommes les derniers poètes de l'humanité... Il faut comprendre que notre littérature se situe (peut-être) dans une agonie du monde..." L'exercice de la lucidité, in extremis, saura-t-il éviter le pire ?
Une longue postface signée Calique et intitulée L'homme décapsulé s'adresse directement à Greta Thunberg. Porté par un humour grinçant, l'auteur propose une réforme de l'entendement au moyen d'un décapsuleur psychique. Il s'agit "d'effectuer l'inventaire exhaustif de ses automatismes, émotions récurrentes, attitudes réflexes, mécanismes de défense et autres rouages psychologiques. Après quoi, il pourrait procéder à une refonte méthodique de sa personnalité, déplaçant ses composantes, comme les pièces d'un jeu d'échecs, sur les cases appropriées : en avant, biodisponibles, les prédispositions porteuses d'émancipation et de progrès ; mais à l'arrière, au lieu de pièces maîtresses prêtes à jouer leur rôle conquérant, les travers, compulsions obsessionnelles et conditionnements délétères, déchus, relégués, condamnés à l'inanition, puis réduits à l'état de vagues hoquets tout prêts de s'éteindre."
Enfin, Abdellatif Laâbi offre au lecteur un extrait de son recueil paru en 1992, Le Soleil se meurt. "Le soleil se meurt / une rumeur d'homme à la bouche / Le chaos viendra balayer la scène / de cette vieille tragédie / racontée mille et une fois / par un idiot / devant une salle vide".
Dans la nouvelle configuration de la partie d'échecs, c'est peut-être lui, l'idiot, contre les sachants de la finance et leurs valets confits en dévotions, qui aura le désir de trouver les gestes qui sauvent. Loin des tours hautaines et des cavaliers de l'apocalypse, des fous chimériques et des rois édentés. Peu à peu, la salle vide se remplira comme aux premiers temps de l'histoire, portée par la volonté de réenchanter la banalité de vivre. Ne cessons pas d'y croire !
Poétique d'un désastre annoncé D'après les discours de Greta Thunberg compte 130 pages publiées par les éditions Lpb. Il coûte 15 €.
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