La vida es sueño. Un songe, pas un rêve. Ou un songe emporté avec un rêve sur le lac intranquille de la psyché. Comment se retrouver dans les miroirs trompeurs ?
Un lundi matin, Ilhan Jung tarde à se lever. Un rêve le poursuit, peuplé de visages. Les siens, "parqués en série". Figés. Alors il tarde aussi à passer sous la douche. Puis à se transporter au séjour "d'un pas étourdi". Le songe s'étire comme une pâte molle où la mémoire persiste mal. Bien difficile de s'appartenir en quelque éclaircie quand "il est des nuits de plein jour". Ilhan reste longtemps debout, se tient le ventre avec ses mains, ferme les yeux. Puis pleure. Les heures tournent. Anna va bientôt téléphoner. Elle posera des questions et encore des questions. Ilhan ne devra pas s'y dérober. Mais, quels mots pour dire ce qui échappe ? Voilà un lundi qui ne va pas comme un lundi quand on commence une nouvelle semaine de travail. Du reste, les visages d'Ilhan décident de ne pas y aller. Marc Leutorc n'aura qu'à se débrouiller tout seul avec son "team building" en "présentiel" et ses "conf' call". Le globish en entreprise qui déshumanise les sens... Les représentations de l'imaginaire en pâtissent. "Au su ou à l'insu de nous-mêmes, les théâtres nous théâtralisent, et n'est que croyance illusoire ce soi qui cesserait totalement, que ce fût dans la proximité la plus intime à lui-même, d'être en représentation ; illusion que ce soi qui ne se tiendrait plus qu'en sa dépouille, d'une solitude parfaitement nue, dépeuplée."
Dans la maison hantée de l'aube, où croisent tant de "lueurs brouillardeuses", la présence physique d'Anna refoule un peu les falaises et les précipices. À bientôt vingt-neuf ans, elle a appris à se barricader contre "les galeries ténébreuses". Pour sa fille, Flore. Pour Ilhan, son père. "Elle n'atteindra aucune de mes zones mal éclairées mais animera, oui, cet océan d'amour que j'éprouve pour elle. Notre théâtre fait lien." Anna rit. Anna danse. Elle est électrique même en préparant le repas cependant qu'Ilhan met la table. Or voilà qu'on sonne à la porte. Elmina. Il y a si longtemps que... comment se fait-il que... "Sur le seuil, ton corps, et ton iris émeraude ! Ils me font face ! Ton corps, dans toute sa folle densité !" Un conversation s'engage qui ne tient pas bien les mailles du réel. "Tu essaies de me dire que l'abonné absent serait le seul véritable présent au monde ?", murmure Elmina. Ah ! Cette énigme, encore. Quel songe déplie là ses doubles faces ? Depuis quel rêve a-t-il pris son essor ? Pour atteindre quelle forteresse vide ? S'extraire de la matière pour gagner la lumière est un mythe exténué. On ne saurait se déprendre du ventre caverneux d'où l'on croit venir. Revenons-en au théâtre de Calderón de la Barca en ses tours inexpugnables : "Je sais que je suis mortel, et que nous ne sommes jamais assurés même d'un instant ; c'est pour cela, sans doute, qu'on a donné la même forme au berceau et au cercueil." Et Anna revient sur le devant de la scène. Elle ne rit plus. Elle ne danse plus. Où est donc Elmina en sa "folle densité" ?
Si réponses il y a sur les tréteaux sans planches du travail de vivre, Auguste en détient peut-être quelques-unes. Il relève à la fois du clown au masque un peu joyeux, du philosophe antique mais sans jarre, du dandy avec sa canne à pommeau d'argent. Tous ces personnages-là, dans les galeries d'un supermarché où la multitude vile de Baudelaire se donne au bourreau du plaisir factice. Auguste aimerait tant qu'elle se réveille, quitte à déclamer Dante : "Ô âmes tourmentées, venez-nous parler, si nul ne le défend !" Parler. La belle affaire ! Il faudrait que les hommes en reviennent à leurs aubes et apprivoisent leurs visages. Mais qui possède assez de volonté et de dérision pour se libérer des chaînes qu'il traîne avant même que de naître ? Auguste, Noir né à Paris avec sa "carte française et tout et tout", ex "manut' dans un hyper" a su s'affranchir. "Il a décidé de gagner sa joie, il s'appartient, et chaque jour revêt la fleur de ses heures de tout un prestige".
Que fera Ilhan de cette rencontre avec Auguste ? Une longue promenade en barque sur un lac le délivrera-t-elle du souvenir de ses souvenirs, dont l'engrenage a déjà failli le perdre ? Il faut aller plus loin, plus profond, nager dans l'eau, marcher dans l'eau, "à perte de tout, de rien". Deux visages apparaissent, qui sont peut-être trois. Elmina. Flore. Anna. "Flore, Anna, comme je vous aime ! M'arracher des disjonctions obtuses me rapproche de nous. Attendez-moi."
Et au diable "les boutiques de breloques" et les "paysages vaincus maquillés de gloire" ! Souvenirs de la maison de l'aube, malgré son titre dostoïevskien, est un roman porteur d'espoir en nos temps dévorés par les absurdités économiques. Leutorc n'est qu'un batracien difforme en son marigot. Jamais il ne pourra se transformer en Bel Oiseau. Alors qu'Elmina si. Et Anna. Et Flore. Et le lecteur aussi, apprêté à son chant.
Le roman de Guylian Dai compte 96 pages et coûte 15 €. Il est publié aux éditions Fables fertiles.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire