place Saint-Seurin, 4
Une mère et sa fille de quinze ans sur un banc. Le temps est doux, propice à toutes sortes de vagabondages. La mère lit Jane Eyre à haute voix. La fille fait la moue, trépigne dans ses baskets, regarde par-dessus son épaule des jeunes sur un autre banc plus loin. J'observe ce délicieux manège d'une mère avec sa fille en tirant de larges bouffées sur ma cigarette. Un écran de fumée pour ne pas être remarqué. La fille, notamment, me soupçonne de m'intéresser à son désarroi. Son regard est noir quand il croise le mien. J'ai envie de rire. Je feins de suivre le flux de la circulation autour de la place. Je m'attarde sur quelque voussure ébréchée de l'église. Cependant que la mère continue à lire des pages et des pages. En souriant. Je ne me souviens pas que Jane Eyre soit un roman qui prête à la légèreté. Je me dis que la mère prend du plaisir à enquiquiner sa fille.
Les jeunes sur le banc plus loin ont l'air de s'amuser. Ils boivent de la bière, fument du tabac roulé. Parfois, leurs bras décrivent des gestes plus grands qu'eux, ponctués par des rigolades à n'en plus finir. La fille de quinze ans, obligée d'accompagner la lecture d'un grommellement, voire d'un mot tout entier, rumine ses malheurs. Elle n'en voit pas l'issue. Si au moins il pleuvait ! Mais le ciel est d'un bleu comme on n'a pas idée, insupportable. Et si le ciel lui-même devient insupportable, plus rien ne vaut d'être vécu. Je prends soudain l'adolescente en pitié. J'imagine les diversions qui pourraient interrompre le supplice. Un fort abat d'eat et de grêle, cisaillé par une tempête. Un carambolage entre plusieurs voitures : imprécations, claquements de portières et klaxons rageurs. Arrivée d'un car de police. Ou, plus improbable, passage parmi nous d'une troupe de clowns avec trompettes et serpentins. Je me lève en soupirant moi aussi. Encore une fille qui n'aimera jamais lire !
place Saint-Christoly, 3
J'imagine l'existence d'une place Saint-Christoly à Alcalà de Henares en Espagne. La tentation est forte d'y planter quelques arbres dont les racines soulèvent par endroits les pavés. S'en suivraient automatiquement des arcades sous lesquelles toutes sortes de commerces vendraient toutes sortes de produits locaux : jabugo, chorizo, olives baignant dans la saumure et, comme partout en Espagne, les boutiques obscures des souvenirs à l'attention des touristes parqués sur les terrasses. Vers huit heures du soir, au moment du paseo assaisonné de tapas trop huileuses, la place retentirait de criailleries, de sous musique andalouse, et les gosses du quartier, affamés de graines de tournesol, ajouteraient leurs vociférations.
La pauvreté de mon imagination pourrait tout aussi bien camper un décor de semi banlieue avec un rond-point si artificiel qu'il en serait risible. Et il y aurait des travaux. Ici une banque. Là un vendeur de téléphonie mobile. Du bruit encore. De la poussière. Insupportable sous les chaleurs d'été comme sous les trombes de pluie. La vie, pourtant, parviendrait à résister. Les habitants descendraient de chez eux des chaises pliantes et des glacières. Ils oublieraient que les architectes qui ont réaménagé la place ont refusé d'y installer des bancs en accord avec les autorités municipales. Un peu plus loin, des groupes d'adolescents écouteraient de la musique qui n'aurait rien d'andalou.
Je finis mon verre de Chardonnay blanc, je souris au serveur dont le catogan accuse une indéniable fatigue et je rentre chez moi. Je ne sais pas comment mes pensées floues m'ont mené jusqu'à Alcalà de Henares. Aurais-je entendu sans m'en apercevoir des gens parler en espagnol ? Ai-je trouvé si quelconque la place Saint-Christoly que, le vin aidant, j'aie voulu la transporter ailleurs ? Serait-ce le même désir qui me conduit maintenant à la regarder sur Google earth, en street view ?
Je ne me suis jamais autant approché du bistrot que je viens de quitter. Je vois les tables à l'intérieur, une partie du comptoir. Je lis sur l'ardoise géante où s'écrit le menu au jour le jour qu'on peut commander une salade paysanne. Mais il n'y a personne pour en manger. Le café est fermé. Cette image du satellite a été prise un dimanche. La place est pareillement vide. Seul, un couple monte la rue du Temple. Cependant que deux ménagères de cinquante ans bavardent à l'angle du théâtre Molière. Des voisines, sans doute, qui s'apprécient assez pour parler comme ça, un dimanche. J'éteins Google earth. Je ne sais plus, tout à coup, où se trouve le paysage. Je ne sais plus ce qu'il dit, ce qu'il cache. Et je deviens moi-même une question.
Une mère et sa fille de quinze ans sur un banc. Le temps est doux, propice à toutes sortes de vagabondages. La mère lit Jane Eyre à haute voix. La fille fait la moue, trépigne dans ses baskets, regarde par-dessus son épaule des jeunes sur un autre banc plus loin. J'observe ce délicieux manège d'une mère avec sa fille en tirant de larges bouffées sur ma cigarette. Un écran de fumée pour ne pas être remarqué. La fille, notamment, me soupçonne de m'intéresser à son désarroi. Son regard est noir quand il croise le mien. J'ai envie de rire. Je feins de suivre le flux de la circulation autour de la place. Je m'attarde sur quelque voussure ébréchée de l'église. Cependant que la mère continue à lire des pages et des pages. En souriant. Je ne me souviens pas que Jane Eyre soit un roman qui prête à la légèreté. Je me dis que la mère prend du plaisir à enquiquiner sa fille.
Les jeunes sur le banc plus loin ont l'air de s'amuser. Ils boivent de la bière, fument du tabac roulé. Parfois, leurs bras décrivent des gestes plus grands qu'eux, ponctués par des rigolades à n'en plus finir. La fille de quinze ans, obligée d'accompagner la lecture d'un grommellement, voire d'un mot tout entier, rumine ses malheurs. Elle n'en voit pas l'issue. Si au moins il pleuvait ! Mais le ciel est d'un bleu comme on n'a pas idée, insupportable. Et si le ciel lui-même devient insupportable, plus rien ne vaut d'être vécu. Je prends soudain l'adolescente en pitié. J'imagine les diversions qui pourraient interrompre le supplice. Un fort abat d'eat et de grêle, cisaillé par une tempête. Un carambolage entre plusieurs voitures : imprécations, claquements de portières et klaxons rageurs. Arrivée d'un car de police. Ou, plus improbable, passage parmi nous d'une troupe de clowns avec trompettes et serpentins. Je me lève en soupirant moi aussi. Encore une fille qui n'aimera jamais lire !
place Saint-Christoly, 3
J'imagine l'existence d'une place Saint-Christoly à Alcalà de Henares en Espagne. La tentation est forte d'y planter quelques arbres dont les racines soulèvent par endroits les pavés. S'en suivraient automatiquement des arcades sous lesquelles toutes sortes de commerces vendraient toutes sortes de produits locaux : jabugo, chorizo, olives baignant dans la saumure et, comme partout en Espagne, les boutiques obscures des souvenirs à l'attention des touristes parqués sur les terrasses. Vers huit heures du soir, au moment du paseo assaisonné de tapas trop huileuses, la place retentirait de criailleries, de sous musique andalouse, et les gosses du quartier, affamés de graines de tournesol, ajouteraient leurs vociférations.
La pauvreté de mon imagination pourrait tout aussi bien camper un décor de semi banlieue avec un rond-point si artificiel qu'il en serait risible. Et il y aurait des travaux. Ici une banque. Là un vendeur de téléphonie mobile. Du bruit encore. De la poussière. Insupportable sous les chaleurs d'été comme sous les trombes de pluie. La vie, pourtant, parviendrait à résister. Les habitants descendraient de chez eux des chaises pliantes et des glacières. Ils oublieraient que les architectes qui ont réaménagé la place ont refusé d'y installer des bancs en accord avec les autorités municipales. Un peu plus loin, des groupes d'adolescents écouteraient de la musique qui n'aurait rien d'andalou.
Je finis mon verre de Chardonnay blanc, je souris au serveur dont le catogan accuse une indéniable fatigue et je rentre chez moi. Je ne sais pas comment mes pensées floues m'ont mené jusqu'à Alcalà de Henares. Aurais-je entendu sans m'en apercevoir des gens parler en espagnol ? Ai-je trouvé si quelconque la place Saint-Christoly que, le vin aidant, j'aie voulu la transporter ailleurs ? Serait-ce le même désir qui me conduit maintenant à la regarder sur Google earth, en street view ?
Je ne me suis jamais autant approché du bistrot que je viens de quitter. Je vois les tables à l'intérieur, une partie du comptoir. Je lis sur l'ardoise géante où s'écrit le menu au jour le jour qu'on peut commander une salade paysanne. Mais il n'y a personne pour en manger. Le café est fermé. Cette image du satellite a été prise un dimanche. La place est pareillement vide. Seul, un couple monte la rue du Temple. Cependant que deux ménagères de cinquante ans bavardent à l'angle du théâtre Molière. Des voisines, sans doute, qui s'apprécient assez pour parler comme ça, un dimanche. J'éteins Google earth. Je ne sais plus, tout à coup, où se trouve le paysage. Je ne sais plus ce qu'il dit, ce qu'il cache. Et je deviens moi-même une question.
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