Il
n'y a pas de place Saint-Christoly à Alcalà de Henares mais il y a une
place Alcalà de Henares à Talence,
toujours sur le trajet de la ligne B qui s'en va jusqu'au centre de
Pessac. Coupée en deux par la circulation, cette place est en fait un
couloir pour les vents. On ne s'y promène pas. On y
musarde encore moins. On attend la prochaine rame sans rien voir.
Les terrasses des cafés et des brasseries, les affiches géantes du
multiplex qui fourgue du cinéma à consommer rapidement
empêchent le regard. La proximité du campus universitaire conduit là
toute une jeunesse gourmande de frites américaines et d'effets
spéciaux.
Comment un paysage saurait-il exister dans un
environnement aussi hostile ? Comment le petit espace vert dédié au
repos, avec ses arbres qui paraissent venir de nulle part, pourrait-il
accéder au statut de jardin, de simple jardin ? Il y a
pourtant, un peu en retrait, un immeuble qu'on peut remarquer si on
s'en donne la volonté. Un ingénieux parement métallique ajouré de
feuilles d'érable en recouvre la façade et c'est un plaisir
pour les yeux. Qu'on la regarde de face ou de biais, de près ou de
loin, la lumière de jour comme la lumière de nuit y compose des écrins
changeants : sous-bois à l'affût dans la pénombre,
frondaison frémissante aux soupirs de la brise ou, carrément, tapis
volant pour aller tutoyer les étoiles.
Au rez-de-chaussée, l'amateur de
flibuste écossaise Jean-Pierre Ohl essaie de vendre de
la littérature dans la librairie Georges. Aux étages supérieurs, une
structure culturelle essaie d'animer la banlieue endormie. Talence est
une ville que je traverse désemparé. La place Alcalà de
Henares pourrait en constituer le centre. Ce serait possible avec un
peu de fantaisie. Ce serait viable avec un peu d'audace. La fantaisie,
l'audace, à hauteur d'homme, n'ont plus droit de cité
nulle part en matière de paysage ordinaire. Les architectes, les
bâtisseurs ont renoncé à la notion de durée.
Les fous qui dressaient les
cathédrales sentaient, même confusément, que les petits
enfants de leurs petits enfants recevraient leur œuvre en héritage.
Les résignés qui dressent aujourd'hui les nouveaux quartiers savent
qu'ils ne transmettront rien. Les immeubles crouleront
sous les lézardes avant la fin du siècle. L'argent destiné aux
espaces verts sauvera les vieux parcs mais délaissera les parcelles mal
plantées des coins trop neufs. Les habitants, soumis au
transit de la mobilité, ne feront jamais souche dans ce paysage
jetable. Emporté par tous les vents.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire