Pour une fois, le docteur
Klamm m'a écouté parler de Catherine sans me couper la parole ni
faire de mimiques. Il a noté deux ou trois mots sur une feuille
volante et crayonné dans les marges des dessins sans queue ni tête
qui traduisaient une cogitation intense. Quand je me suis tu, il a
pris une agate qu'il a aussitôt remise dans son pot de verre. La
séance n'était donc pas terminée.
- Vous avez deux oiseaux,
maintenant. Celui que je vous ai offert et le merle que vous avez
acheté. L'un chante, l'autre pas. C'est normal. Personne n'a jamais
entendu chanter un oiseau en bois. Et cependant je vous ai dit qu'il
vous parlerait. De la même façon, la copie du merle, surtout si le
sculpteur a bien fait son travail, saura s'adresser à Catherine.
- Vous le croyez vraiment ?
ai-je dit.
- Il ne s'agit pas de
croire, ni même de penser. Il s'agit d'entrer dans un récit, le
vôtre, et d'en déterminer rigoureusement les réalités afin de
saisir leurs emboîtements. Tout en sachant que le faux est aussi
réel que le vrai. Mais je ne veux pas vous embrouiller avec des
considérations inutiles. Allons voir Catherine ensemble.
- Je...
Le docteur Klamm s'était
déjà levé et enfilait sa veste en sifflotant un air gaillard. Nous
avons marché dans les rues sans parler, sans même nous regarder.
J'avais l'impression de le suivre alors que, logiquement, c'est lui
qui aurait dû me suivre puisqu'il ne connaissait pas l'adresse de
Catherine. Mon histoire devenait la sienne et, s'il lui prenait la
fantaisie d'y apporter quelques retouches, je n'aurais pas mon mot à
dire. Lorsque nous sommes arrivés devant la grille, il n'a pas eu la
moindre hésitation sur la direction à prendre. Et c'est moi qui ai
trottiné derrière lui jusqu'au banc.
- Je savais que vous
finiriez par venir, a dit Catherine au docteur Klamm. Vous êtes un
homme résolu.
Je n'avais jamais vu le
docteur Klamm en compagnie d'une femme. La scène à laquelle
j'assistais était à la fois tendre et risible. Comment un homme
d'âge mûr un peu rondouillard et plutôt mal habillé, avec cette
manie qu'il a de se gratter le ventre quand il est content,
succombe-t-il aussi vite à la coquetterie ?
- Je vous remercie pour
votre idée d'oiseau, a ajouté Catherine, elle est tellement
originale.
- Vraiment ?
- J'ai toujours aimé les
oiseaux. Tout le monde les aime mais pas de la même façon.
- Vous avez une jolie robe
à fleurs, a roucoulé le docteur Klamm, elle va bien avec vos yeux.
- J'aime aussi beaucoup les
fleurs, a répondu Catherine, et l'oiseau les rendra plus belles.
Assis en retrait du docteur
Klamm, j'ai eu soudain envie de fumer. Mes lèvres, ma bouche, mes
globules ne pouvaient plus attendre. Mon corps découvrait la
jalousie. Il exigeait une surdose de nicotine. Des milliards de dents
empoisonnées en mordaient les moindres fibres, en décortiquaient
les cellules. L'air, pourtant parfumé de frais, picotait ma langue,
se transformait dans ma gorge en paille de fer. Et, comble de
malheur, j'avais perdu mon briquet.
- C'est moi qui ai eu
l'idée de l'oiseau, ai-je dit, c'est moi qui l'ai choisi.
Catherine ne m'a pas
répondu. Un éclair blanc a transpercé son regard, sa robe a fleurs
a frémi et une immense vague de désespoir a inondé mon cerveau. Le
docteur Klamm n'en finissait pas de babiller. Il se levait, tournait
autour de Catherine comme s'il allait se mettre à danser, et même
son ventre me semblait doué de parole.
- Il n'y a pas d'un côté
les fleurs et de l'autre les oiseaux, professait-il en gesticulant.
Que seraient le colibri sans le flamboyant, la mésange sans la
chènevière ? Les hommes souffrent de leur vision trop rétrécie.
Une perception plus globale du paysage permet de tisser des liens,
des attaches, des noeuds. Lesquels sont prolongés par des
passerelles, des ponts. On n'en dira jamais assez l'importance. Car
au détour d'une passerelle se profile un escalier aux centuples
révolutions. Car à la sortie d'un pont un tunnel peut vous
surprendre. Vous me comprenez, n'est-ce pas ?
Je n'ai pas pu en supporter
davantage. J'ai bondi sur le docteur Klamm qui est tombé à la
renverse comme un sac de farine. Le bruit de sa chute m'a terrorisé.
D'autant que le corps ne bougeait plus. D'où me venait cette
violence ? Comment un homme qui sauve à l'occasion une mouche
prisonnière d'une toile d'araignée, capable de redonner à la terre
du jardin le ver égaré, pouvait-il ainsi céder à ses pulsions ?
J'ai regardé Catherine. J'ai imploré son secours. J'ai même
adressé à l'oiseau la plus ardente prière. Rien n'y a fait. Alors
je me suis allongé à côté du docteur Klamm et j'ai attendu que la
mort me prenne aussi car, je n'en doutais pas, il avait bel et bien
rendu son dernier souffle.
C'est dans cette position
que la vieille dame nous a trouvés. Elle a beaucoup ri. Le docteur
Klamm s'est aussitôt levé en s'époussetant pour cacher son
embarras à me voir aussi dépité.
- Ne m'en tenez pas trop
rigueur, a-t-il dit, ma mise en scène n'est pas du meilleur effet.
Elle n'en était pas moins nécessaire. Je vous expliquerai.
Je suis parti comme un
voleur de chez Catherine et me suis promis de pas y revenir avant
longtemps. Plutôt que de faire les yeux doux au docteur Klamm, elle
aurait dû répondre à mon appel au secours. Ne l'ai-je pas aidée
chaque fois qu'elle a eu besoin de moi, jusqu'à l'épuisement
souvent, pour comprendre ses tourments ?
J'ai assez à m'occuper
dans mon réduit. Resserrer un boulon ici, une vis là. Vérifier
l'étanchéité du sanibroyeur et du lave-mains. Inspecter la
tapisserie au cas où l'humidité viendrait à la tacher. Bref, tout
contrôler pour continuer à écouter le temps passer, pour continuer
à vivre. Et je suis heureux quand je pédale sur mon vélo
d'appartement. J'ai largement dépassé l'objectif des cent
kilomètres par jour. Je m'aventure désormais bien plus loin que la
Lune. Je deviens le paysage que j'imagine sur une planète
extrasolaire, puis une autre, puis une autre encore. Une sève
généreuse pousse dans mes veines. Elle les irrigue d'une chaleur
qui m'enveloppe tout entier. Elle berce lentement mon cerveau. Je
sais alors que je ne me suis pas trompé de chemin, que les étoiles
approchent. Et mon corps se métamorphose en arbre, porté par le
chant de l'oiseau au bec jaune.
- Chuck chuck, dit le merle
impatient, c'est encore loin là où on va ? J'ai froid !
- On arrive on arrive, je
lui réponds.
- Et après ? insiste
l'oiseau.
- Après, c'est une autre
histoire.
- Pink pink pink ! Tu
répètes toujours les mêmes choses. Tu m'ennuies à la fin !
- Chuck chuck, dis-je à
mon tour en essayant d'imiter l'oiseau.
Et, alors que je lance mes
dernières forces dans le dernier coup de pédale, le merle fait
frissonner ses ailes. Voilà sa façon de sourire. Voilà qu'il me
dit qu'il n'aura pas froid dans l'histoire qui vient.
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