La gendarmerie de M***
venait de lancer un nouvel appel à témoins à la télévision car
elle pensait détenir de nouvelles pistes. La famille de la victime,
cuisinée à petits feux par les journalistes, s'égarait dans une
douleur démonstrative qu'on repasserait en boucle toute la journée.
Le père et la mère notamment, mains jointes comme à l'église,
disaient qu'ils ne feraient jamais le deuil de leur fille puisque
l'assassin courait toujours.
Catherine est venue me
chercher à mon travail et m'a poussé dans une voiture de location
dont elle a pris le volant sans un mot. Je n'ai pas posé de
questions. Tout en regardant les panneaux sur l'autoroute, je me suis
fabriqué un film. Mon patron, qui tenait à moi autant qu'à la
prunelle de ses yeux tellement j'excellais à distribuer des colis,
téléphonait à la police car une femme habillée d'une robe à
fleurs venait de m'enlever. Des motards, toutes sirènes hurlantes,
nous prenaient déjà en chasse. Ma ravisseuse conduisait à cent
cinquante à l'heure sur la bande d'arrêt d'urgence et me tenait en
joue avec un pistolet à eau. Des tics nerveux déformaient son
visage. Ses cheveux avaient d'étranges soubresauts, comme si chaque
mèche était mue par un ressort. Le paysage, malmené par la
vitesse, menaçait de dérailler à tout instant. Mon esprit perdait
les pédales. A quoi bon kidnapper un livreur de colis ? Il y avait
sans doute erreur sur la personne. Jamais je ne pourrais payer la
rançon qu'on exigerait pour ma libération.
- Il y a erreur sur la
personne, ai-je dit.
- Hein ? Qu'est-ce que tu
racontes ?
J'ai mis de longues minutes
à revenir dans le réel. J'ai regardé Catherine, qui en effet
conduisait beaucoup trop vite, comme si elle était en fuite, et nous
avons éclaté de rire. Un rire franc qui nous a rappelé le jour de
notre rencontre quand nous écoutions des bêtises à la radio, après
que Catherine m'eut volé mon briquet sur la plage de M***.
Puis je me suis rembruni.
J'ai demandé à Catherine de rouler plus lentement et elle a poussé
un long soupir.
- Je suis sûre qu'on peut
faire quelque chose mais tu traînes toujours des pieds, a-t-elle dit
d'un ton très déterminé.
Une heure plus tard, nous
nous garions devant la gendarmerie de M***. Les portières de la
voiture ont émis un bruit métallique et j'ai eu peur. Un nouveau
film commençait, un film pour de vrai celui-là, sans pistolet à
eau ni éclats de rire. Catherine, malgré son obstination à vouloir
témoigner, n'en menait pas plus large que moi.
- Pourquoi avoir attendu si
longtemps ? a demandé l'officier qui nous a reçus dans son bureau.
J'ai regardé Catherine qui
m'a regardé. Nos lèvres ont bougé mais aucun son n'en est sorti.
L'officier a eu un petit sourire en coin et nous a offert une
cigarette.
- On n'est sûrs de rien,
ai-je fini par dire en avalant ma salive.
- C'est plutôt bon signe,
a répondu l'officier. Les témoignages péremptoires, on s'en méfie.
Et Catherine, encouragée
par un nouveau sourire, s'est lancée dans un récit confus. Elle
revivait avec une telle intensité le cri qu'elle avait entendu dans
le blockhaus que le gendarme ne l'a pas interrompue. Il fronçait
parfois les sourcils, prenait son stylo, le reposait, et j'ai compris
qu'il n'accordait aucun crédit à ce que racontait Catherine. De
fait, il ne m'a pas demandé si je souhaitais ajouter quelque chose.
Il a sorti un classeur qui contenait les photos d'une vingtaine de
suspects et nous l'avons feuilleté plusieurs fois. Les visages de
papier glacé nous ont paru beaucoup plus nombreux à force de
défiler mais, à la fin, ils n'en formaient qu'un seul. Tous ces
yeux, si différents qu'ils soient, tous ces fronts, ces nez,
dissemblables pourtant, se fondaient en un seul regard, une seule
attitude. Nous avions devant nous une figure emblématique du genre
humain qui n'exprimait aucun sentiment de l'existence. Comment, dans
ces conditions, discerner la culpabilité de l'innocence ?
Nous nous sommes trémoussés
sur nos chaises. Catherine a ouvert son sac pour attraper son paquet
de cigarette puis a renoncé à fumer.
- Il y en a un qui
ressemble à un de mes voisins, ai-je fini par dire, mais ça ne peut
pas être lui le coupable. C'est un vieux bonhomme qui vit avec son
chien. Un solitaire.
L'officier de gendarmerie
n'a pas insisté. Il a noté nos coordonnées au cas où un détail
nous reviendrait à l'esprit et nous a souhaité un bon retour.
- Je savais bien que
c'était inutile, ai-je bougonné en montant dans la voiture.
Catherine a démarré en
douceur mais je présumais qu'elle ne tarderait pas à manifester son
mécontentement. J'ai allumé la radio. J'ai regardé les rues de
M*** qui se vidaient presque mécaniquement, comme si toute
conscience humaine disparaissait des habitants avec les premières
ombres du soir. Le ronron du moteur, les bavardages de la radio m'ont
peu à peu plongé dans un état semi comateux. Je devenais moi aussi
une mécanique aveugle. Livrée à un chemin que je ne maîtriserais
jamais. Et je me suis souvenu des cochons dans la bétaillère, de
leur tête qui hochait, de leur regard injecté de sang. J'ai imaginé
l'arrivée de la bétaillère à l'abattoir. Elle se gare le long
d'un quai de déchargement. Des employés aux gestes précis
déverrouillent les hayons latéraux. Un haut-parleur diffuse une
musique douce qui apaise les bêtes. Elles se dirigent sans qu'on les
pousse vers un couloir dont la lumière est rassurante. Une truie
cherche à folâtrer. Une autre renifle une odeur suspecte dans les
rainures du carrelage, amorce un demi-tour mais le troupeau
l'emporte. Il n'y a pas de désordre. Le trafic de la mort est
fluide, quasi silencieux. Le couloir débouche sur une salle immense
où d'autres employés tout aussi méthodiques tuent les cochons
d'une décharge électrique en plein crâne. Le premier coup est
toujours le bon. Les cris sont rares. Un système de colliers
suspendus à une rampe coulissante permet l'évacuation des corps
dont on brûle la peau à température idoine. Ensuite, des jets
d'eau très concentrés et des brosses procèdent au nettoyage. Les
cochons sont alors livrés à l'inspection sanitaire. Les
vétérinaires portent des combinaisons stériles comme dans les
blocs opératoires. Ils ne sont jamais en contact direct avec les
bêtes. L'examen, réalisé par des machines portatives bourrées de
gadgets technologiques, dure vingt secondes. Un tampon violet indique
s'il est réussi. S'il ne l'est pas, les machines émettent un bip
d'alerte et les vétérinaires appuient sur un bouton qui détourne
les cochons recalés de la rampe coulissante. Il s'agit là d'une
procédure très exceptionnelle car les élevages porcins subissent
des contrôles rigoureux.
Un violent coup de frein a
arrêté mes songes macabres. La voiture s'est mise à tanguer comme
une savonnette, a mordu en un feulement tragique le bas côté et le
volant, plus affolé qu'une toupie, branlait dangereusement sur son
axe. Catherine a cependant rétabli l'équilibre et je me demande
encore aujourd'hui comment cela a pu être possible.
- Qu'est-ce qui s'est passé
? ai-je crié.
- Rien, a répondu
froidement Catherine, il s'est rien passé. Pourquoi voudrais-tu
qu'il se passe quelque chose ?
- On aurait pu avoir un
accident.
- Je voulais vérifier
l'état des freins. Voilà.
Je n'ai pas insisté.
Catherine risquait d'exploser au moindre dérapage verbal et la
voiture, cette fois-ci, se fracasserait contre un arbre sans espoir
de rémission. D'un autre côté, le silence dans lequel nous nous
étions barricadés ne pouvait pas reprendre. Je devais de toute
urgence trouver un sujet de conversation qui ne ferait pas
d'histoires, dont les mots rouleraient tranquillement jusqu'à notre
retour.
Une piscine municipale
encore ouverte malgré l'heure tardive m'a dispensé de chercher plus
longtemps. Le visage de Catherine s'est éclairé et sa robe à
fleurs a frémi de plaisir. Je savais que nous allions nous baigner
en slip car nous n'avions pas nos maillots de bain mais je m'en
fichais. Le maître-nageur sur son perchoir nous a à peine
remarqués. Catherine s'est fougueusement jetée à l'eau cependant
que, plus timoré, je descendais un à un les degrés de l'échelle
du grand bassin. Après m'être aspergé le dos et le cou, je me suis
lancé dans une brasse laborieuse pas trop loin du bord puis j'ai
fait la planche. L'eau chuintait à mes oreilles, détendait mes
muscles. Ma journée de livreur avait été rude et mon enrôlement
dans l'expédition à la gendarmerie de M*** encore davantage. Pour
un peu, je me serais endormi. Mes pensées flottaient comme des
coquilles vides à la surface de ma conscience. Les néons du plafond
les accompagnaient de leur lumière poudreuse. J'ai dérivé sans
m'en apercevoir jusqu'au milieu de la piscine et je me suis raconté
que mon corps se transformait en île. J'envisageais déjà les
papillons qui viendraient butiner mes fleurs, les parades amoureuses
des oiseaux dans mes branches, et j'ai rigolé tout seul. Catherine
m'a rejoint après avoir fait plusieurs longueurs de bassin. Ses
cuisses ont pris mon torse en étau mais je n'ai pas sombré. Je lui
ai dit que je me prenais pour une île et elle a ri aussi. Penser à
des sottises nous faisait du bien. Une annonce au micro y a hélas
mis un terme. La piscine fermait. Comme nous n'avions pas non plus de
serviette pour nous essuyer, nous nous sommes séchés les cheveux en
utilisant la soufflerie de la voiture et nous avons continué à
rigoler. Catherine disait qu'elle avait bien de la chance de posséder
une île de mon gabarit. Elle avait hâte que nous soyons rentrés
pour me le prouver. Puis elle a parlé de son prof de gym. De ses
coups de cafard. De ses pannes sexuelles. De leur séparation qu'elle
ne regrettait pas.
- Peut-être qu'il est en
train de t'écrire des poèmes d'amour ? Il a acheté du papier
parfumé à la violette et, toutes les nuits, fiévreusement, comme
s'il avait quinze ans...
Catherine n'a pas apprécié
mon humour. Ses yeux ont torpillé les miens avec une telle violence
que j'ai bafouillé des excuses. Nous avons fait semblant d'écouter
la musique à la radio. Nous avons fumé, trop vite, des cigarettes
au goût de plomb et Catherine m'a quasiment poussé de la voiture
quand elle s'est garée devant chez moi. Le lendemain, alors que je
sortais mon scooter pour aller livrer mes colis, elle est arrivée la
mine défaite et les cheveux en vrac. Elle n'avait pas dormi de la
nuit. Elle avait bu une bouteille de vin en becquetant cinq cents
grammes de cacahuètes. J'ai préparé en quatrième vitesse un café
corsé, ouvert avec les dents un paquet de madeleines périmées
puis, pendant deux heures, j'ai écouté Catherine sans oser
l'interrompre.
- J'ai toujours soupçonné
ma mère d'être au courant pour mon oncle, a-t-elle commencé. Un
jour, j'en ai eu la preuve. Mon oncle avait pris l'habitude de
m'envoyer des petits mots avec des petits dessins qu'il griffonnait
dans les marges. J'étais contente quand ma mère m'annonçait que
j'avais reçu du courrier. Je m'en vantais auprès de mes copines au
collège qui, elles, n'en recevaient pas. Ces lettres faisaient de
moi une grande avant l'heure, enrobée de mystère. Au début, elles
étaient si innocentes que je les montrais volontiers à mes parents.
Puis j'ai arrêté. Les mots et les dessins de mon oncle devenaient
de plus en plus suggestifs. Un mois avant son suicide, ils étaient
carrément pornographiques. De fait, ils correspondaient à ce que
nous vivions. Mon oncle avait perdu toute retenue. En un an j'étais
devenue une vraie jeune fille. Je savais prendre du plaisir et en
donner. Mais je supportais d'autant plus mal d'en avoir conscience.
J'ai voulu me confier à mon père. J'ai envisagé de m'adresser à
l'infirmière du collège. J'ai même cherché les coordonnées d'une
gynécologue en me disant qu'une personne que je ne connaissais pas
saurait mieux m'aider. Les forces m'ont manqué au dernier moment.
Comment dévoiler à treize ans un secret qui vous coupe en deux ?
Oui, c'était exactement ça. Coupée en deux. Entre la jouissance et
la honte il n'y avait que le vide et j'étais dans ce vide. D'une
certaine façon il m'a permis de ne pas mourir. Puis j'ai reçu la
dernière lettre de mon oncle. Ma mère me l'a donnée bien après le
passage du facteur. J'ai observé le dos de l'enveloppe avec une
loupe. J'ai constaté que les pliures du papier avaient été
dérangées. Mon oncle avait dû décacheter sa lettre pour y ajouter
ou enlever quelque chose. Mais ce n'était pas la première fois que
ma mère me remettait mon courrier en retard. Il suffisait de
comparer cette enveloppe avec d'autres, de vérifier comment les
lettres se dépliaient et se repliaient. Peu à peu, l'épouvantable
vérité m'est apparue. Ma mère était complice du crime que
subissait sa fille. Il fallait qu'elle meure.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire