" Ipek s'assit sur le reborde du lit. Si tu m'aimes vraiment, file là-bas, dit-elle. Elle fixa Ka d'un regard mystérieux et charmant. Mais fais attention aussi. Il n'y a pas plus fort que lui pour entrer immédiatement à l'intérieur des gens comme un djinn, dès qu'il a trouvé en leur âme un point de fragilité et de faiblesse.
- Il parlera avec toi et d'un coup te jettera par terre. Il prétendra que ce que tu dis avec des mots ordinaires est d'une immense sagesse et que tu es un homme accompli... Il fait ça de telle façon que tu crois qu'il croit vraiment en ta sagesse et il le croit vraiment de tout son coeur. Il se comporte comme s'il y avait en toi un autre beaucoup plus haut que toi. Après un temps, toi aussi tu commences à voir en toi cette beauté : tu pressens que la beauté qui est en toi, c'est la beauté de Dieu que tu n'as pu discerner jusque-là, et tu deviens heureux. Et le monde est fondamentalement beau quand tu te trouves à ses côtés. Tu aimes cheikh Efendi qui t'a fait découvrir ce bonheur. Mais au cours de ce processus, un autre versant de ta raison te murmure que tout ça n'est qu'un jeu de cheikh Efendi, et qu'en fait tu n'es qu'un misérable et qu'un pauvre idiot. Cependant, autant que je l'ai compris de Muhtar, il ne te reste plus de force pour croire à ce côté négatif et misérable.Tu es tellement pauvre et malheureux que tu penses que seul Dieu te sauvera. Là-dessus, ta raison, qui ne connaît pas les inclinations de l'âme, se rebelle d'abord un peu. Et ainsi tu empruntes la voie que te montre le cheikh, parce que c'est la seule qui te permettra de rester debout dans ce monde. Le plus grand talent de Sa Sainteté cheikh Efendi est de faire sentir au misérable qui est en face de lui qu'il est beaucoup plus noble qu'il ne l'est, parce que la majorité des hommes de cette ville de Kars savent bien qu'en Turquie personne ne peut être plus misérable, plus pauvre et plus perdant qu'eux. De la sorte, à la fin, tu crois en premier lieu au cheikh et en second lieu tu crois à l'islam en quoi il t'a fait croire. Et cela n'est pas une chose aussi mauvaise que cela y paraît d'Allemagne ou que le prétendent les intellectuels laïcs. Tu deviens comme tout le monde, tu ressembles au peuple, et tu es un peu sauvé du malheur. "
Neige, Orhan Pamuk, Gallimard, 2005, page 111
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