La
croyance, religieuse ou non, fait partie de l’homme de sa naissance jusqu’à sa
mort. Elle le constitue dans toutes les dimensions du sujet. Cette assertion de
la pensée commune est elle-même une croyance car, dans le langage et les
situations ordinaires, croire et penser sont des synonymes proches.
Dans
la mesure où elle est tenue pour vraie, elle intègre sans qu’il y paraisse le
champ du savoir dont elle écarte souvent toute possibilité de doute. Dans de
trop nombreux cas, elle peut déboucher sur une forme de totalitarisme. Lequel,
la chose est connue, prend notamment sa source dans la langue incantatoire des
religions du Livre et dissémine ses sentences dans tous les domaines de
l’activité humaine : arts, sciences, politique, économie, droit, mœurs,
traditions. Religieuse aussi à sa façon de promettre un avenir radieux, la
croyance en la doctrine communiste, dévoyée par des potentats sanguinaires et
leurs appareils, a également beaucoup sévi sur tous les continents, vidant les
esprits et remplissant les cimetières.
Notre
vingt et unième siècle, ce bateau ivre de promesses et de chimères profanes
autant que mystiques, réunit dans un syncrétisme inquiétant les croyances les
plus ancestrales et les croyances les plus technologiques. Aujourd’hui, par
exemple, on peut croire sans sourciller que les clones du futur seront victimes
d’envoûtements et commettront des assassinats. Ou que les extraterrestres
oeuvrent pour que le ciel nous tombe sur la tête. D’autant plus que la Terre
est plate, n’en déplaise aux astronautes dont les images d’une planète bleue
toute ronde sont des faux grossiers.
Ce
sont là, bien sûr, des cas extrêmes. Les illuminés qui croient qu’un jour le
ciel se décrochera de l’azur comme un plafond vermoulu entraînant du même coup
la chute de Dieu dans la boue, ne sont que quelques cohortes isolées sans
capacité de nuire vraiment. Mais, en matière de croyance totalitaire, le pire
est toujours certain. L’histoire récente des terrorismes islamistes le prouve
cruellement. Les tueries des suprématistes blancs aux Etats-Unis aussi.
L’actuelle
falsification des images et l’immédiateté de leur publication, à la portée de
tout un chacun sur un téléphone portable, renforce les dérives mortifères de
tous les fanatismes. Dans la Grèce antique, la création d’un mythe et sa
propagation dans l’opinion publique prenaient plusieurs décennies voire
plusieurs siècles. De nos jours, les rumeurs les plus folles auxquelles on
croit dur comme fer s’installent dans les esprits en vingt-quatre heures via
les réseaux sociaux. Une telle vitesse laisse peu de temps à la pensée pour
qu’elle se dessaisisse de la croyance, d’autant qu’une rumeur en chasse une
autre tambour battant tout le long des jours.
Mais
venons-en à notre singe qui ne rit pas. Avec ces propos tenus lors d’une soirée
festive par un homme d’une cinquantaine d’années, sobre et calme, au verbe
clair. Il dit : « on nous ment comme on nous a toujours menti. La
théorie de Darwin est fausse. Nous ne descendons pas du singe. C’est
impossible. Nous ne sommes pas des animaux. » Et il fait l’éloge de la
suprématie de l’homme dans l’univers. Ses interlocuteurs l’écoutent. Ne lui
opposent aucun argument. Ne lui demandent même pas qui est le « on »
qui nous mentirait et pourquoi. Ils sont sidérés, voire fascinés par la
croyance absolue de l’individu qui ne fait plus confiance à la science. Il n’a,
du reste, pas lu la moindre ligne de Darwin, qu’il a choisi d’ignorer.
Cette
question de la confiance, (dans les systèmes économiques, politiques, sociaux
et les corps constitués qui les représentent) s’inscrit dans un rapport
inversement proportionnel à celle de la croyance. Moins on a confiance et plus
on croit. On nous ment, répète le quidam qui n’imagine pas qu’un singe puisse
rire puisque le rire est le propre de l’homme.
Et
le mensonge est si général que s’impose une croyance générale, qui fait genre,
qui devient réalité de substitution. Cette réalité de substitution n’est
cependant pas universelle. Elle varie selon que l’on est sachant présumé ou
ignorant présumé. Cramponné à ses statistiques comme l’anatife à son rocher,
l’économiste libéral croyant est convaincu de détenir le vrai à la centimale
près et que cette vérité doit régir toute vie dans la Cité. Cramponnée à son
éprouvé, la ménagère qui a du mal à joindre les deux bouts de son portemonnaie
est totalement sûre que tout augmente dans les magasins et que les chiffres du
pouvoir d’achat sont trafiqués. La confiance perdue devient défiance si les
tensions sociales s’exacerbent. Et va même jusqu’au soupçon d’autrui.
L’anathème alors n’est jamais loin, les croyances ataviques étant aussi
intransigeantes que les croyances religieuses.
Heureusement,
tous les croyants ne sont pas des enragés du prosélytisme. Ils sont nombreux à
accepter que le singe puisse rire tant que le contraire n’a pas été prouvé. Et
leurs croyances sont le plus souvent inoffensives. Les patients qui consultent
un spécialiste de la réflexologie plantaire ou un ostéopathe qui pratique la
désengrammation admettent volontiers que leur démarche intrigue leur entourage.
Les rêveurs qui, sans être mystiques, considèrent qu’une partie d’eux-mêmes
leur survivra sous la forme d’une énergie volatile sont des poètes qu’on peut
aimer écouter. Leur croyance est séduisante, enjolive le quotidien quand il est
trop gris et les enjolive eux-mêmes d’un petit grain de folie assumé voire
revendiqué.
Enfin,
et peut-être aurait-il fallu commencer par-là, la croyance que l’avenir peut
être révélé afin d’en infléchir le cours reste d’autant plus ancrée y compris
dans les esprits dits rationnels que nos civilisations technologiques subissent
une accélération sans précédent. Personne ne lit plus dans les entrailles des
oiseaux mais la consultation de l’horoscope est un usage encore largement
partagé. Les séances de voyance à distance procurent aux charlatans de tout
acabit des subsides confortables.
L’engouement
pour les sites de météo sur internet n’est évidemment pas de même nature
puisque le temps qu’il fera ne peut être modifié par aucune action humaine.
Cependant, avec des prévisions à quinze jours, ces sites transforment la
science en croyance. Les météorologues ont beau répéter qu’ils ne savent pas
prévoir au-delà de quatre cinq jours s’il pleuvra, ces nouveaux dévots gardent
le pouce collé à leur écran, oubliant même de regarder le ciel pour deviner si
le soleil brillera.
Notre
singe qui ne rit pas est peut-être plus sage. Son intelligence est-elle
perméable à la croyance ? Si oui, dépasse-t-elle le stade pratique pour y
accéder ? Auquel cas, rit-il d’autant moins que le grand Tout lui échappe
comme il continue d’échapper à l’homme ?
Mais
c’est encore et toujours une autre histoire, tout en étant la même, que vous
allez entendre.
Conversation pâtissière
-
En fait, si j’ai bien compris,
l’inventaire des croyances est plus épais qu’un millefeuille.
-
La métaphore pâtissière me convient. De
la pâte et de la crème. La pâte de la profondeur imprègne la crème de la
surface et inversement. C’est le syncrétisme. Et pour rester dans la métaphore,
je dirais que c’est un syncrétisme à prise rapide. Comme le béton du même nom.
-
Et on en est prisonnier si on y trempe
le doigt ?
-
Oui. Les anciennes mythologies ont mis
des siècles à s’imposer à la pensée commune. Elles ont été fondatrices de
quelque chose d’indéfini dans l’humain pour son interprétation du monde. Elles
ont généré des récits et inspiré la psychanalyse par exemple. A côté d’elles,
les mythologies technologiques contemporaines sont des produits jetables. Je ne
sais pas comment elles pourront, sans durée, fonder quoi que ce soit. Elles
emprisonnent plus qu’elles ne libèrent.
-
Il en restera bien quelque chose.
Parions que Neil Armstrong accédera au statut de héros mythologique. De même
pour le premier homme qui marchera sur Mars.
-
Peut-être. A la condition que l’oubli
puisse accomplir son œuvre.
-
Comment ça ?
-
L’oubli permet de recomposer des récits
à partir de souvenirs résiduels. Mais est-il encore seulement possible quand
toute trace numérique est conservée par les big data ? Et il faudra
compter avec l’avalanche des croyances crépusculaires engendrées par le soupçon
global.
-
Le millefeuille sera indigeste.
-
Et le béton armé.
-
Ce qui ne fera pas rire ton singe !
-
Je m’inquiète pour lui en effet. Il est
déjà victime des croyances dans l’économie quand on détruit ses forêts.
-
Quelles croyances dans l’économie ?
-
Celle de la croissance perpétuelle. Elle
a déjà beaucoup tué. Elle continue. Des peuplades au Brésil sont menacées sous
le règne mortifère de Bolsonaro. La France s’apprête à défigurer la forêt
guyanaise pour quelques pépites. Alors, oui, mon singe pleure. Peut-être
croit-il que le ciel va lui tomber sur la tête.
-
Euh ! La fièvre de la jungle te
fait perdre la raison, non ?
-
Qui sait ? La pensée du singe est
suffisamment élaborée pour engendrer des émotions complexes. Pourquoi pas des
croyances ! D’autant que celle du ciel qui tombe sur la tête est l’une des
plus archaïques. D’ailleurs, elle persiste chez les hommes. Il y a même une
association du même nom*.
-
Des hurluberlus.
-
Oui. Mais possédés par la pensée
totalitaire conspirationniste. Prêts à glisser dans la banalité du mal. Parfois
sans s’en apercevoir.
-
Change de lunettes ! Tu vois tout
en noir.
-
Tu as raison. Il y a aussi le gris. Le
gris du béton.
*L’association
Le ciel nous tombe sur la tête dénonce des épandages aériens de produits
chimiques dont le but serait de modifier le climat. Lesquels sont démentis par
toute la communauté scientifique mondiale.
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