Juin 1994. J'ai autour de moi toute une brassée d'enfants sages dans une propriété viticole de Rions en Gironde. Nous pique-niquons avec la fille des propriétaires entre deux lopins arborés. Elle nous accompagne avec joie, ne prend pas de haut le maître d'école que je suis. Nous pouvons aborder, prudemment de part et d'autre, quelques sujets politiques d'ordre général. Tout va bien, le soleil est là, les gosses ont la banane dans la bouche et sur les lèvres.
Soudain, le temps passe plus vite avec les mots et le verre de vin offert par la maison, on voit arriver un gros tracteur. Il s'apprête à labourer un arpent voisin. La fille des propriétaires regarde sa montre. 14 h 02. Elle hoche la tête. Je lui demande pourquoi. Elle me répond que les ouvriers agricoles doivent être à deux heures pile sur le lieu du travail à effectuer et non pas encore sous le hangar. J'observe, toujours prudemment, qu'il y a bien peu de 14 h à 14 h 02. Vous avez raison me dit-elle, mais comptez : 2 minutes le matin + 2 minutes l'après-midi x par le nombre de jours de travail dans l'année... vous voyez...
Je n'insiste pas. Malgré sa gentillesse (y compris avec le personnel) et sa disponibilité pour l'école publique de son quartier, elle est une Possédante avec toutes les représentations afférentes. Elle ne mérite aucun procès. Elle secourt des personnes en difficultés via quelque patronage. Mais elle sait convertir les durées. Le temps c'est de l'argent et c'est pas demain la veille que ça va changer.
Dans le même registre, je me souviens qu'un cadre dirigeant, lui aussi individu de bon aloi, me déclara un jour ceci : objectivement, le boulot d'un agent d'entretien, ça vaut pas plus que le SMIC.
La question posée par ces deux souvenirs est toujours la suivante : le salaire rétribue-t-il seulement le travail ou inclut-il aussi les besoins vitaux du travailleur ? Si ancienne soit-elle, cette question à tiroirs (c'est quoi les besoins vitaux des gens ?) n'en finira jamais d'être débattue. L'actuelle crise de l'énergie et des matières premières la repose et les Possédants ressortent le vieux chapelet des réponses prémâchées : le travail coûte trop cher, les charges sont trop nombreuses et les bas salaires trop élevés. Etc. Alors, ils demandent à l'Etat de les soutenir tout en lui reprochant de trop aider les employés. Re etc.
Comment maintenant élargir mon propos à la dimension de l'humain en sa globalité ? Comment la pensée non réductionniste peut-elle l'appréhender en déterminant une communauté d'intérêts entre les différents groupes d'appartenance (Possédants et Possédés mais aussi, dans toutes les strates intermédiaires, individus en position de commandement supérieur et subalterne et individus en position de subordination à chaque échelon) ?
Cette communauté d'intérêts doit être clairement définie pour s'incarner dans un nouveau projet de civilisation. Les réalistes diront qu'on ne peut pas faire autrement que ce qui se fait. Les cyniques (au sens commun du terme) diront que le monde a toujours été comme ça, à chacun de se débrouiller. Les dystopistes diront qu'ils vont sauver leur peau quitte à flinguer les autres. A l'opposé, les utopistes diront qu'ils veulent repeindre la planète en bleu et en vert.
De dire en dire, de constatations froides en exaltations chaudes, la langue qu'on souhaite commune aux peuples y perd encore et encore tout entendement. Les sciences qu'on croit dures ferraillent avec celles qu'on croit molles, les spectateurs du grand charivari comptent les points et zappent toute perspective qui leur est étrangère.
Je ne suis pas de ceux, trop naïfs, qui considèrent que les arts et les lettres sauveront le monde. La poésie n'est pas "une arme chargée de futur". Le roman qui glorifie le romantisme révolutionnaire et la libération des opprimés non plus. Qu'ils s'adressent davantage à l'émotion qu'à la raison n'ôte cependant rien à leur absolue nécessité lorsque la culture est plus industrielle que culturelle. Ensemble, avec la musique, la peinture et la sculpture, le cinéma et le théâtre (je pense à celui de Marioupol, bombardé), ils peuvent damer le pion aux barbaries, dans la banalité des jours affranchis des élucubrations dogmatiques, repousser sans relâche les résurgences crépusculaires qui ne désarment jamais.
La volonté de la volonté (je veux vouloir) fera le reste, qui n'est pas que littérature.
image personnelle : de quel côté du grillage se trouve la main ?
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