Le réel, on croit le retenir et il nous échappe. On croit lui échapper et il nous retient. Concret, symbolique et imaginaire, il joue comme un cerbère acéphale en son théâtre d'ombres.
Dans l'avant-propos de son recueil Conspiration du réel, Grégory Rateau constate la débâcle du monde dévoré par "un vaste réseau fantôme aux ramifications profondes" qui altère toute identité. Mais le pire n'est jamais certain. Il prie pour "la lumière du jour enfin ressuscité", affranchie des dérèglements algorithmiques.
Le premier mouvement du texte évoque le "romantisme pastoral" des âmes qui résistent en labourant la terre devenue sans promesses. Ses arbres sont trop maigres. La lumière du ciel est trop chiche. La fièvre prend les corps quand la mer a des sanglots sur les îles d'Aran au large de l'Irlande. Quand les "guetteurs cheminant le long des quais" de Dublin "se cognent sans se reconnaître". Le poète, arpenteur assoiffé d'horizons, n'a plus les mots pour dire les histoires. Celle de la tourbe qui chauffe si mal la solitude et le silence. Celle de la misère qui aigrit le coeur des pierres. Le réel est "un naufrage sans mémoires".
Grégory Rateau ouvre son deuxième mouvement avec une citation de Philippe Jaccottet : "je m'entête à fouiller ces décombres, ces caisses, ces gravats sous lesquels le corps est enterré". Le poète ici est un errant incapable de se fuir, de la grande ville de Bucarest à la petite campagne de Tiganesti en passant par le port de Braila. Que cherche-t-il de lui-même en [son exil à bout de souffle] ? Ses mots fouillent "l'haleine des mauvais jours", les "cadavres de vélos rouillés", "les boyaux et viscères du faste d'antan". Mais son costume d'aventurier n'est qu'un accessoire parmi d'autres. La scène est borgne, il le sait, et [les yeux du songe un peu troubles]. Le réel, lucide et illusoire, sans cesse recommencé.
L'enfance est peut-être ce rivage où l'humanité ne finit jamais d'aborder*. Le troisième mouvement, plus ample en son dépli, s'ouvre avec Yves Bonnefoy : "Je m'éveille, c'était la maison natale..." Des souvenirs passent de la maison qu'on n'habitera plus, de l'école où rêver n'était pas permis quand les dictées faisaient trébucher l'étourdi, des rues de Château-Rouge et leur fracas d'épices avant le grand nettoyage au Karcher, de l'aimée aussi qui rendait fou jusqu'à s'étouffer, l'enfance ayant grandi. Et le poète farfouille dans les rayons de la lumière*, en quête de saisons. L'adulte qui a [de la grisaille au fond des poches] renonce à jouer les demi-dieux. Le vieillard qui ne voit plus guère retrouve son enfance aussitôt émiettée. La lumière ne tient pas longtemps debout. Le réel titube.
Enfin, rimbaldien par-dessus tout, Grégory Rateau conduit le lecteur vers la fin du monde. Un dernier mouvement de Beyrouth brisé par les combats à Katmandou où "des hippies sur le retour" parlent "de copuler dans les neiges des selfies". Avec une pause dans un cabaret portugais aux senteurs de bouillon vert. Un homme y rêve qui porte le nom de Personne. On remarque à peine son chapeau et ses conversations "avec une chaise vide". On ne le comprendra que plus tard quand on trouvera dans une malle livrée aux rats la multitude de tous ces Autres qui l'écrivaient. Mais "Pour qui parle le poète ?" s'il a perdu la langue des astres. Les briseurs de rêves ont soumis le verbe aux batteurs de monnaie. La civilisation chancelle déjà sous les cendres. Le voyant doit inventer un nouveau langage, "renaître à la lumière". Le lecteur oubliera la tentation de fuir vers "ce large sans nom, sans destination". Il se dressera contre la conspiration du réel, la conjuration des imbéciles*. Il forgera sa révolte dans les bas-fonds les plus obscurs, réinventera l'espoir en musique avec Mahler et Satie, et, quand plus aucune lettre ne manquera aux voleurs de feu, il brandira sa colère sous le nez du ciel. Le poème, sans artifices, saura "tirer le premier".
Que dire maintenant, sachant que Grégory Rateau n'aime pas les "superlatifs enwagonnés" ? Comment qualifier sa poésie en quête d'absolu, son orgueil et son humilité ici-bas et tout là-haut ? Disons simplement qu'elle est à la fois puissante et impuissante, comme toute chose humaine. Elle tonne même quand elle se tait, elle sidère sous la voûte étoilée et dans les sillons de la terre. Loin des charivaris clownesques des bouffissures littéromanes*, nul doute que Grégory Rateau imprimera des traces qui ne s'effaceront pas.
Extrait :
Poème païen
A la fin, je me présenterai devant vous
presque nu
avec seulement mes bagues en éventail
une pour chaque vie que j'ai vampirisée
les yeux gris d'un plein soleil
l'iris en parchemin
récit des folies de ma jeunesse
mes muscles à présent atrophiés d'avoir trop ou mal aimé
De rares cheveux formeront ici ma couronne
unique récompense pour toutes mes conquêtes
personne pour laver ma dépouille
lui donner les derniers sacrements
Juste une photo monstrueuse pliée dans mon poing droit
et qui n'aura plus rien à voir
avec cette chose sans âge aux traits aguicheurs
couchée là sur son lit de ronces
l'ironie glorieuse aux coins des lèvres
innocence encadrée dans un miroir de poche
enfin confrontée à son portrait ravagé
Une vie entière pour un rien
car privée de tout
même d'une descendance
Saluée par Jean-Baptiste Para dans la revue Europe, la Conspiration du réel de Grégory Rateau a paru aux éditions Unicité avec une préface de Catherine Dutigny. L'ouvrage coûte 13 €.
*Allusion à Oscar Wilde à propos de l'utopie
*Clin d'oeil à Léo Ferré
*Allusion au roman de John Kennedy Toole
*Nouveau clin d'oeil à Léo Ferré
Je le sais depuis ton premier poème lu, tu chemines auprès de celles et ceux qui sont non tes Maîtres, mais tes frères et sœurs d'arme, cette arme de construction massive qu'on nomme poésie.
RépondreSupprimerMerci pour votre commentaire cher ou chère Anonyme.
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