Lettre au recours chimique de Christophe Esnault est un long dépli d'une centaine de pages qui tient à la fois de l'autobiographie, du récit et de la poésie. En exergue, un passage de Günther Anders laisse deviner ce qui sera mis à la question : "À notre degré de perfection, on a déjà abandonné la personnalité ; parce que la sujétion ou la non-existence de la personne peut déjà être supposée comme un fait accompli".
Christophe Esnault refuse ce "degré de perfection" organisé par les structures de l'adaptabilité sociale dès le plus jeune âge et prend le parti de la poésie parce qu'elle est impuissante à servir et donc à asservir. Portée par le rire de tout et de soi comme un "grand combat", elle fait la nique aux prescripteurs du bien-être positif et conforme que sont les laboratoires fournisseurs de pilules et les hôpitaux psychiatriques. Depuis bien des années déjà, les étudiants en psychiatrie effleurent à peine les œuvres de Freud et Lacan. Leur cursus les oriente vers les vertus présumées du comportementalisme et celles du DSM (Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders). La collusion de cette bible fonctionnelle avec l'industrie cachetonière est régulièrement dénoncée. Une pathologie égale une potion. Le praticien n'écoute plus son patient, il l'évalue selon une grille prédéfinie. Et distille son sermon : "Vous n'auriez pas dû arrêter vos médicaments. Faites ce que l'on vous demande ! Ne vous posez pas de questions".
Mais se poser des questions est le propre de l'homme confronté à ses incertitudes, à ses désirs flous, à la mémoire de ses vécus. Alors le poète s'insurge : "Lâchez-moi avec vos techniques de dressage / Vos tentatives pour me débourrer / Je ne veux pas être ce cheval / Qui ferait un tour de piste poli / Courbettes et croupades / Dans votre école de cavalerie / Votre caserne de normopathes".
La normopathie est la maladie de l'homme excessivement normal dans tous ses comportements publics et privés, tous ses affects, et, peut-être même, tous ses fantasmes. Elle suppose un hyper contrôle permanent de soi pour ne jamais franchir les lignes jaunes des interdits. Elle est, souvent, le résultat d'une "éducation à mort", comme l'écrit Fritz Zorn dans son roman Mars. Et aboutit à toutes les soumissions économiques et politiques, dans les dictatures les plus extrêmes notamment où l'humain devient un "déshumain" voire un "néghumain"*.
Christophe Esnault en appelle à un très vieil homme "qui sait ce que veut dire vivre" : Edgar Morin. Et revendique avec lui son statut d'autodidacte déviant. Sans pour autant céder à la tentation révolutionnaire. L'humour est le meilleur des viatiques. "Je trouve plus drôle de me foutre de ma propre gueule", écrit-il aussi pour brocarder les faux savants et les couples sous anesthésie. Mais il n'évite pas toujours la pensée ressentimiste* qui conduit au ressassement. Il "radote" et son texte est trop touffu, "faudrait y aller à la machette". "Le silence seul est irréprochable". Seulement voilà ! le silence est un grand pourvoyeur d'angoisse, cette peur de la peur comme disait Freud. Avec son engrenage de culpabilités et de dégoûts de soi mis en scène sur des tréteaux sans planches par l'alcool ou le hash. Terrible anamnèse qui engendre des "idées suicidaires continues" quand la camisole chimique ravage le corps dans tous ses gestes.
Comment résister à cette [gravité dangereuse] ? Encore une fois, l'humour détient une partie de la solution pour feinter la dissolution. Christophe Esnault trouve un numéro de Pif Gadget dans une brocante, avec "ce titre en gros : FAIS TON TRANSFERT TOI-MÊME !" Ah ! Le transfert de l'objet du désir dans la réalité sans bords et ses simulacres... Une poupée gonflable par exemple, dont le visage montrerait la figure de l'analyste... Autant se transférer ailleurs. Dans le texte qui "consiste à [se] construire une cabane / Un refuge / Un soin". Dans la littérature et le cinéma d'auteur nonobstant leurs impostures et leurs [doubles fictionnés]. Ou, pourquoi pas, en faisant du stand-up. Avec en toile de fond le bric-à-brac de la boutique obscure* de son adolescence. Et ces deux questions qui vont l'amble sur les chemins dérobés de l'aventure humaine : c'est quoi être normal ? c'est quoi être fou ?
Extrait :
Mais que se cache-t-il derrière ce petit rideau ?
Je vois bien le clin d'œil à l'Origine du monde
Dans le bureau du célèbre théâtreux*
Mais qu'y a-t-il donc ?
C'est sans doute pourquoi j'hésite à ne plus revenir
C'est avec ce subterfuge que vous savez me tenir
Avec cela et vos sept portes
L'architecture complexe
De l'entrée
De la salle d'attente
Vos toilettes dans lesquelles
On découvre une douche
Un rideau
Une iconographie
Un autre rideau
Et puis la diffusion de pièces sonores dans la salle d'attente
Quand bien même ce ne sont que des CD New Age
Achetés en promo chez Nature et Découvertes
Ai reconnu les singes hurleurs
De mon voyage déterminant en Guyane
Où va cette porte-ci ?
Pourquoi cette autre porte ?
Où est le sens ?
Lettre au recours chimique de Christophe Esnault est publié aux éditions Ǽthalidès et coûte 16 €.
déshumain, néghumain : Robert Redeker, Nouvelles figures de l'homme, éd. Le Bord de L'eau
ressentimiste : Cynthia Fleury, Ci-Gît l'amer. Guérir du ressentiment, éd. Gallimard
boutique obscure : allusion à Georges Perec
théâtreux : ou l'homme aux cigares tordus, Lacan
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