mardi 10 décembre 2024

Jean-Luc Maxence : "Mon verrou n'est tiré pour personne / Jamais"


Jean-Luc Maxence vient de mourir. Il était poète, éditeur, anarchiste chrétien et psychanalyste jungien. Il disait avec humour que ces psys-là sont encore plus fous que les autres. Jean-Luc est également connu  pour le soutien qu'il apporta longtemps avec sa compagne Danny-Marc aux victimes de la drogue au Centre Didro.

Je l'ai rencontré en 1973 avec mon ami Patrick Bernard. Nous étions deux ados en fugue depuis Bordeaux, un rien éberlués et sans gêne. Quelle idée de frapper à la porte de Jean-Luc à huit heures du matin, sans l'avoir prévenu, au 76 avenue d'Italie ! Certes, il avait publié l'un de mes poèmes dans sa revue Présence & Regards mais tout de même ! Il aurait pu nous envoyer promener. Il nous a au contraire reçus à bras ouverts. Nous a offert le gîte, la poésie et même un billet de dix sacs, comme on disait, presque une fortune pour des ahuris de notre calibre...

Plus tard, bien plus tard, j'ai de nouveau rencontré Jean-Luc Maxence dans sa haute tour de l'avenue d'Ivry, avec Danny-Marc, et dans un restaurant chinois à quelques encablures. Ils ont publié mon recueil Battre le corps, m'ont ouvert une page dans l'Année poétique de Seghers et plusieurs dans leur revue thématique Les cahiers du sens. Je ne crois pas les avoir assez remerciés. 

Il faudrait tout un livre pour évoquer le long chemin en poésie de Jean-Luc Maxence. En tant qu'éditeur à l'Athanor puis au Nouvel Athanor, il fut le premier à publier Jean-Louis Giovannoni, Ghislaine Amon (Raphaëlle George), Guy Allix et Patrice Delbourg. Il redonna aussi quelque visibilité à des auteurs oubliés dans sa collection Poètes trop effacés, (Jean-Yves Vallat, Gérard Engelbach et Alain Breton notamment). Avec Danny-Marc, il réunit sous une belle couverture rouge sang les querencias de leur maison, L'Athanor des Poètes, anthologie 1991-2011.

En tant qu'auteur taraudé par sa foi en l'homme avec ou sans Dieu, il s'est aventuré sur bien des traverses auxquelles Aragon s'attacha. "Vos poèmes traînent chez moi comme un reproche. C'est impossible d'y être insensible !", lui écrivit l'amoureux d'Elsa. L'amour fou, l'amour en quête de l'inatteignable absolu, Jean-Luc Maxence le narre dans son roman Bilka, notre histoire. Avec ces mots, terribles : "On ne se relève pas d'une passion écartelée vive. On se retrouve comme furieux et honteux de s'en être sorti vivant ou pas tout à fait mort". Jean-Luc a publié deux autres romans, Un pèlerin d'Éros aux éditions Le Rocher en 2007 et Le crabe, l'ermite et le poète chez Pierre-Guillaume de Roux en 2012 mais c'est surtout sa poésie qui l'a fait connaître. Son premier recueil, Le ciel en cage, paraît en 1970. Après une adresse post-mortem à son père, le poète questionne la présence divine tout en battant le pavé des insurgés de 1968. L'humour, parfois, détrousse un peu ses vers : "Et l'on reste là passant / Le cul entre terre et ciel allez trouver le bonheur !"

En 1976, il publie Croix sur table suivi de Aux déserteurs de la poésie aux éditions Saint-Germain-des-Prés. L'ouvrage dénonce les "pisse-froid du verbe [qui]contaminent le cantique du soleil pour en faire un arbre pétrifié sans espoir de reverdure". Contre les prophètes du malheur dans les salons dorés, il brandit haut et fort les mots de l'ardeur dans la joie et l'amour. En écho à ceux de Joé Bousquet adressés à l'homme : "Qu'il donne joyeusement ce que l'événement ne lui a pas pris. Qu'il emploie ses dernières forces à livrer ce qu'on ne lui demandait pas". Marc Alyn salua la générosité du poète et son écriture "taillée à même la chair du frisson". Pierre Seghers déclara : "Votre langage attaque comme l'acide... J'aime cette rage écrite, contenue, ce masque arraché".

Le Castor Astral a réalisé une anthologie des poèmes de Jean-Luc Maxence écrits entre 1969 et 2011, Soleils au poing, avec une préface aimante et engagée de Patrice Delbourg. Jean-Luc est qualifié de "ludion lyrique", de "funambule sur son fil d'Ariane" dont "la parole demeure fraternelle, la métrique sans bolduc". Et le préfacier conclut ainsi en évoquant la spiritualité de l'auteur : "les religieux, j'en fais mon affaire, j'ai toujours dans la poche des produits contre les mystiques". L'humour, encore et toujours, cette nécessité-là.

En fin connaisseur de l'histoire de la poésie, Jean-Luc Maxence a aussi publié une monographie sur Jean Grosjean dans la célèbre collection Poètes d'aujourd'hui des éditions Seghers en 2005. Toujours chez Seghers en 2014, il a fait paraître un essai, Au tournant du siècle, regard critique sur la poésie française contemporaine. Deux chapitres concernent l'univers du slam, du rap et les poètes connectés dont Thomas Vinau, Anna de Sandre et Murièle Modély. La dernière phrase du livre, loin de "la sémantique de laboratoire" exprime au mieux ce qu'était la poésie pour Jean-Luc Maxence : "Disparate et métisse dans ses influences".


Quelques poèmes :

 

Jadis quelques pas suffisaient pour visiter la lune

Cosmonautes du rêve où sont tous vos fantasmes ?

Jadis deux mots formaient une prière

Quand on disait Mon Dieu les silences chantaient

Jadis une branche venteuse nous donnait une fête

On était les amis des pierres et des arbres

On riait avec eux tout habillés de vie

Le soleil d'un rayon mangeait les artifices

Les machines sont venues glacer tous nos bonheurs

Ne restent plus que des regards

Où des étoiles une à une

S'éteignent.

*

Est-ce le vrai jour ? l'heure ? Est-ce temps ?

Quel mauvais temps fait-il sur le monde ?

Les Lips n'ont plus le balancier tranquille

Je suis toujours en retard d'un amour

Tout se résout à la cave

La trahison comme l'espoir

Mon verrou n'est tiré pour personne

Jamais

Je connais des litanies d'avant-garde

Qui glissent tout droit à la mer

Imaginons ensemble un monde d'acrobates

*

Savoir toute sa vie que la mort gagnera

Que le désir est un tigre châtré

Rugissant ses nostalgies de sperme aux étoiles

Dénoncer les usines de fauves

Aux bourgeois qui se mouchent

Dans les kleenex de la bonne conscience

Sentir basculer un siècle

Et la misère demeurer

Du côté des mendiants s'en aller

Battre les mots pour en faire du pain

*

Tous ces pingouins en noir et blanc

Jouent les Zorro endimanchés

Devant Soleil et Lune

En Triangle voyant

Ton nœud papillon est de travers

Poète mon frère en froc de Judas

De quelle assemblée es-Tu le Vénérable ?

Hiram de paille

En grosse bagnole

Qui t'en vas-tu trahir ce soir ?

À l'heure des agapes indigestes ?

Tous ces pingouins en rituel

Marchent sur la banquise de la vie

Avec des airs de vieux notaires coupables

De crime et de silence

*

 

Quelques images :

Avec le beau texte de Georges, Les lieux d'une fugue. Et la présence de Marguerite aussi, un peu plus loin. Ces deux auteurs qui continuent de me façonner.
 

 

Le premier recueil de Jean-Luc dont est extrait ci-dessus le premier poème.

Un regard curieux de tout et de tous, embrassant les philosophies les plus diverses, mais loin des chapelles rances

Une porte ouverte, dépourvue de verrou idéologique et sémiotico-machin-truc. Récemment renouvelée.








Notes :

Jean-Louis Giovannoni, Garder le mort, 1975 et 1976, réédité notamment par les éditions Unes avec une préface de Bernard Noël.

Ghislaine Amon, Le petit vélo beige, 1977. Sous le nom de Raphaëlle George, elle a fait paraître un magnifique Éloge de la fatigue précédé de Les Nuits échangées avec une préface de Pierre Bettencourt aux éditions Lettres Vives en 1985.

Guy Allix, La tête des songes, collection Présence et regards, 1974 et 1975

Patrice Delbourg, Toboggans, 1976 et 1993

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