J'achève la relecture de Neige de printemps et je suis de nouveau saisi par la puissance de Mishima. L'auteur ayant suscité tant d'essais, ma chronique se concentre seulement sur Kiyoaki, personnage principal du roman avec Satoko dont il est amoureux.
Il me plaît de le situer entre deux signes opposés. Celui d'un chien mort suspendu en haut d'une cascade. Celui du visage de la princesse Kasuga qui laisse entrevoir un pli de sa bouche dans "l'odeur musquée de l'encens". La souillure du paysage, lequel est décrit dans ses moindres variations élémentaires, a plusieurs incarnations au fil (tranchant) de l'histoire. Le cadavre d'une taupe notamment, d'une blancheur terreuse qui laissait imaginer un fouissement acharné. En miroir trompeur, la joue de la princesse était "d'un blanc si lumineux tandis que du coin de l'œil finement dessiné jaillissait un sourire en noire étincelle de feu". Comme toujours chez Mishima, la pureté et la salissure, la lumière et l'ombre se livrent un combat sans merci. L'âme trébuche aussi quand le corps a un faux pas...
La présence du chien décomposé, ce mauvais augure, fait dire à Satoko "d'un ton précipité" : "Kiyo, que ferais-tu si tout à coup je n'allais plus être ici ?" Cette question, tel un boa constricteur, noue lentement le drame. Kiyoaki en a-t-il la prescience, lui qui trop souvent voit défiler son cercueil dans son esprit ? Son tempérament est si contrasté que toutes sortes de chimères l'empèsent. Il est tour à tour capricieux, velléitaire, ardent, mélancolique, fougueux, assoiffé d'absolu puis prostré en ses suints, éperdu d'amour puis incapable d'aimer. Cette litanie d'épithètes exprime ce que l'amour a en soi et hors soi d'infiniment chaotique. J'ai souvent pensé à Georges Bataille en relisant ce premier volume de La mer de la fertilité. Il écrivit cela dans Les larmes d'Éros : "Par la violence du dépassement, je saisis, dans le désordre de mes rires et de mes sanglots, dans l'excès des transports qui me brisent, la similitude de l'horreur et d'une volupté qui m'excède, de la douleur finale et d'une insupportable joie !"
Violence. Rires et sanglots. Horreur et volupté. Le désir écartelé entre conscient et inconscient engendre bien des chimères prédatrices. "Geisha ou princesse, vierge ou prostituée, ouvrière ou artiste - il n'y a plus aucune distinction. Toutes les femmes sans exception sont des menteuses et rien d'autre que de petits animaux replets et impudiques. Tout le reste est maquillage et déguisement.", écrit Kiyoaki à Satoko. Réalise-t-il que la flétrissure dont il veut couvrir l'aimée incarne sa propre flétrissure ? Il court dans le couloir sans fin de la maison et "le vent du soir [hurle] contre les fenêtres", talonné par "le sentiment de sa faiblesse". Il distingue dans le jardin "la surface du lac ridée sous la brise". [Subitement, l'idée que les tortues féroces sortent la tête de l'eau et le regardent. Cette pensée le fait frémir.] Déjà évoqué, le spectre des tortues reviendra avec ses fantasmes de dévoration. Et c'est ainsi que l'amour du jeune homme est (fou)-traque. Ce jeu de mots m'est inspiré par la lecture de Contraste amor de Yannick Fassier*. Ah ! la folle passion que d'aimer quand son objet s'éloigne irrémédiablement ! Comment savoir vraiment ce qu'elle traque dans les plis fétides de la psyché ?
"S'étaient-ils embarqués dans tout cela sans considérer la fin ? ou bien avaient-ils entrepris leur aventure en pensant précisément à la façon dont cela pouvait finir ? Kiyaoki ne le savait pas. Il pensait que si tous deux étaient soudain réduits en cendres par la foudre, alors tout irait bien. Mais que devrait-il faire si nul terrible châtiment ne tombait des cieux et si les choses restaient en l'état ? Cela le mettait mal à l'aise. "Si tel devait être le cas, se demandait-il, serais-je capable de continuer à aimer Satoko avec la même passion qu'aujourd'hui ?"... Cela l'incita à prendre la main de Satoko. mais quand celle-ci répondit en entrelaçant ses doigts avec les siens, il en fut irrité et il les étreignit avec force, presque au point de la paralyser. Elle ne poussa pas la moindre exclamation de douleur. Il maintint sa prise avec autant de vigueur et, quand la lumière qui se trouvait rayonner d'une fenêtre éloignée au second étage lui fit voir la trace des larmes dans ses yeux, il en ressentit une satisfaction mauvaise." (pp 300 et 301 de l'édition folio)
Et le lecteur tétanisé par l'angoisse se demande : "Que ferais-je si tout à coup mon amour n'était plus ici ?"
* Contraste amor de Yannick Fassier est publié aux éditions Tarmac et chroniqué sur ce blog.
La mer de la fertilité de Yukio Mishima est composée de quatre volumes : Neige de printemps, Chevaux échappés, Le temple de l'aube et L'ange en décomposition. Ils sont disponibles en folio.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire